Le traitement télévisuel de la pandémie de Sida (1985-2000)[1]

 

Soulages Jean-Claude.

Chercheur au Centre d'Analyse du Discours Paris XIII.

 

 

 

 

1. Objectifs et instruments d'analyse

 

Cette étude repose sur deux hypothèses fortes :

·           La première soutient que, dans nos sociétés, l'environnement cognitif des individus est configuré en partie par une exposition continue aux messages des médias dont les programmes télévisuels constituent de toute évidence le noyau dur.

·           La seconde avance que l'apparition récente du Sida dans la mémoire collective peut constituer un opérateur productif pour sonder la portée de ces effets cognitifs.

 

Depuis le milieu des années 80, les campagnes officielles de prévention, les discours d'escorte et la «traînée» médiatique portée par la maladie (les énoncés médiatiques en corrélation avec le thème événement Sida) constituent des composantes de cet environnement cognitif. Notre étude vise donc à interroger les contenus thématiques de ces productions médiatiques mais, dans le même temps, les composantes pragmatiques du cadre de leur apparition, c'est-à-dire les genres télévisuels et les points de vue énonciatifs auxquels ils se rattachent à travers les « cadres participatifs »[2] proposés à leurs destinataires. En effet, l'exposition publique de cette thématique événementielle à l'intérieur de la logique programmatique du média télévisuel a eu pour caractéristique principale de déborder progressivement le cadre du seul discours informatif (JT, magazines) pour irriguer de façon transversale les autres programmes (talk-shows, fictions, émissions de services, programmes de divertissement, etc.). Des modèles expérientiels et des ressources cognitives y ont été véhiculés par ces flux médiatiques et ainsi mis continûment à la disposition des individus. Cette porosité des programmes télévisuels aux préoccupations sociales a été soulignée à plusieurs reprises par de nombreux chercheurs comme étant un des traits constitutifs du média depuis le milieu des années 80[3].

À l'intérieur de l'espace public, ces productions discursives apparaissent ainsi comme des catalyseurs privilégiés pour l'observation du poids exercé par la sphère médiatique mais aussi comme des indicateurs qui permettent de saisir l'évolution des perceptions entourant cette maladie. En conséquence, une mise à plat des composantes sémantiques et énonciatives de ces discours d'escorte, en fournissant une silhouette des destinataires et des énonciateurs que se sont choisies les différentes instances de discours, peut nous permettre de dégager un certain nombre des traits des imaginaires socio-discursifs qui traversent, en France, les messages rattachés à cette maladie. Cette observation peut simultanément contribuer à mettre à jour certains des mécanismes qui régissent l'espace médiatique car, de même que les discours de prévention des campagnes officielles se positionnent et se construisent en rapport avec les composantes identitaires de leur population-cible, il en va de même pour la forme et la distribution des messages développant cette thématique à l'intérieur des différents programmes télévisuels.

 

a) Les objectifs

 

L'étude entreprise par le CAD concernant la couverture médiatique du thème-événement SIDA par les chaînes de télévision françaises depuis l'apparition de la maladie jusqu'à aujourd'hui comporte deux volets.

 

·                   La première étape d'ordre quantitatif permet de circonscrire l'amplitude et les caractéristiques générales du traitement médiatique de l'événement tel qu'il a été élaboré par les chaînes françaises. Ce travail prend appui sur les données documentaires mises à disposition par l'Inathèque de France ainsi que sur les outils informatiques mis au point pour le traitement de macro-corpus télévisuels. Cette première phase d'investigation ne vise pas tant dans notre démarche à atteindre une exhaustivité (toujours virtuelle) qu'à permettre de repérer à l'intérieur d'une certaine masse critique prélevée sur le flux télévisuel une série de constantes ou de variations significatives. L'analyse diachronique de la distribution de cette thématique au coeur des programmes permet dans un deuxième temps d'éclairer ses conditions et ses modalités d'activation.

·                   Une seconde étape d'ordre qualitatif repose, quant à elle, sur l'examen de divers échantillons de programmes télévisuels sélectionnés en fonction des résultats de cette première étude quantitative. Elle aura pour objet d'étude la configuration sémio-discursive des différents messages médiatiques retenus (formes de scénarisation, types de dispositifs, sources énonciatives, etc.) afin de mettre en lumière les comportements des instances télévisuelles face à ce type de situation.

 

b) Les corpus d'observation

 

La recherche effectuée dans le cadre de l'Inathèque nous a permis de dresser un premier inventaire du traitement médiatique global du thème et d'y circonscrire différents corpus d'observation. L'interrogation des bases de données de l'Inathèque fait apparaître 3235 documents audiovisuels (tous genres confondus) ayant trait, sous des aspects tout à fait divers, à la maladie. Certains de ces corpus reposent sur des critères d'homogénéité et d'extension tout à fait établis. C'est le cas des productions de fiction clairement identifiées (49 au total de 1988 à 1998). Mais ce recueil de données se révèle beaucoup plus complexe pour ce qui concerne les productions relevant de l'information, très dispersées et dont les modes de qualification sont tout à fait variables. Face à cette difficulté, il a été nécessaire de recourir à une stratification plus fine des matériaux témoins en sous-corpus spécifiques.

 

Un premier corpusregroupe les sujets traitants ou évoquant explicitement la maladie diffusés par les journaux télévisés de 20 H des deux plus grandes chaînes françaises TF1 chaîne privée (depuis 1987) et Antenne 2 (France 2 aujourd'hui). Il comprend également à partir de 1994 les journaux du soir de M6 et Canal+. Ce corpus exhaustif compte depuis 1985 (à partir du 29/08/85 exactement) et jusqu'à fin 1997 1737 sujets.

Un second corpus circonscrit les magazines (avec tous les cas de figure propres à ce type de production) qui évoquent sous diverses modalités le thème du SIDA (depuis le 26/04/85) sur les trois chaînes françaises (TF1, A2 et FR3) auxquelles viennent s'ajouter à partir de 1994 Arte et la Cinquième. Il comporte 410 magazines de nature diverse.

 

Toutefois, la délimitation de ces corpus reste dépendante en partie des critères d'indexation des documentalistes de l'INA. En effet, le descripteur SIDA n'a été introduit systématiquement dans ces bases de données qu'à partir de 1985. D'autre part, l'obligation du dépôt légal ne concerne l'ensemble des chaînes françaises qu'à partir de 1994. Ce qui a peu d'incidence sur le corpus des magazines[4], mais doit être pris en compte dans la constitution du corpus des JT ; les journaux télévisés de l'ex-5, de M6 et de Canal+ n'étant pas pris en compte pour la période antérieure à 1994. En conséquence, d'autres corpus antérieurs à 1985 plus «primitifs» quant à leurs modes de qualification de l'événement sont en voie d'exploration. Un corpus plus récent regroupe les journaux des chaînes depuis 1994.

 

·                     Un corpus JT dont la première occurrence semble être un reportage d'Antenne 2 du 27/03/1982 intitulé «Cancer gays».

·                     Un corpus magazine construit de façon semblable (une occurrence du 29/09/83 dans un magazine d'information politique de TF1 7 sur 7).

 

c) L'étude quantitative

 

L'ouverture aux chercheurs des archives télévisuelles a contribué à lever en partie un certain nombre d'hypothèques qui pesaient sur les études télévisuelles (accès aux sources d'images, exploration diachronique des programmes, etc.). Cette consultation prend appui sur les données archivistiques de l'Institut National de l'Audiovisuel dont la mission était au départ la conservation et la valorisation des productions des chaînes françaises et leur indexation à des fins commerciales. Ces bases documentaires limitées aux usages professionnels ont été regroupées et reconfigurées afin de pouvoir être utilisées par les chercheurs de façon plus ergonomique mais aussi plus diversifiée.

 

L'exploration de ces données déjà présentes dans les bases documentaires de l'INA permet de réactiver les variables de formes consignées dans les fiches d'indexation (une par production ou sujet) établies par les documentalistes et donner lieu à un traitement informatisé débouchant sur des opérations de calcul statistique. Ces variables correspondent à certains des descripteurs d'origine :

 

·                       Le nombre de sujets par chaîne

·                       La durée des sujets

·                       La date et l'heure de diffusion

·                       Les sources d'images

·                       Les titres, résumé, etc.

·                       L'audience du programme (pour une partie seulement du corpus à partir de 1994)

 

Dans un deuxième temps, une possibilité s'offre aux chercheurs d'associer à chacune de ces fiches documentaires leurs descripteurs propres et de configurer certains corpus en fonction de variables de contenu soumises de la même manière à des opérations ultérieures de traitement statistique.

 

2. Résultats

 

a) Le capital thématique du thème événement

 

Au terme de différentes opérations de calcul, il a été ainsi possible de circonscrire la couverture médiatique de ce thème-événement dans les journaux télévisés et les magazines des chaînes françaises depuis 1985 en isolant le capital télévisuel précis (en nombre d'occurrences et en durée) qui lui a été octroyé par les différentes chaînes.

 

 

Le capital télévisuel dans les journaux télévisés de 20H

 

Le choix du 20 H et la mise à l'écart provisoire dans la constitution de nos corpus des éditions de la journée (matin, 13h, nuit) s'expliquent par la spécificité de cette édition. Le 20 h des grandes chaînes généralistes constitue en effet le produit phare du genre informatif, les autres journaux reposant en majeure partie sur la reprise ou l'annonce des principales informations développées dans le journal du soir. Cette édition constitue donc pour les informations d'intérêt général comme celle traitant du Sida, un espace d'exposition incontournable.

 

 

GRAPHIQUE 1

 
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Afin d'homogénéiser les résultats sur l'ensemble de la période considérée, n'ont été retenus à ce stade de l'étude que les journaux télévisés de 20H de TF1 et d'Antenne 2 qui sont les seuls à avoir été indexés dans leur intégralité par l'INA durant la période 1985-1997. Le traitement statistique et graphique de ce premier corpus en nombre de sujets[5] permet de percevoir (graphique 1) d'emblée l'amplitude qu'acquiert la couverture médiatique de l'événement dès 1991 et qui se traduit par un pic significatif en 1992, se stabilise de 1993 à 1996 et connaît une chute brutale à partir de 97.

 

GRAPHIQUE 2

 
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À la vue de ces premiers résultats, un écart relatif apparaît dans les régimes de traitement des deux chaînes (graphique 2). La distribution du thème dans les journaux du soir révèle une couverture légèrement plus forte de TF1 jusqu'en 1992. Toutefois, sur toute la période considérée cette différence (714 sujets contre 668 pour A2) entre les capitaux télévisuels des deux grandes chaînes généralistes n'excède pas une cinquantaine de sujets (46 précisément).

 

Le capital télévisuel dans les magazines

 

Caractérisée par un régime d'apparition irrégulier dès les débuts de la médiatisation de la maladie, la présence dans les magazines de la thématique connaît un accroissement considérable à partir de 1992 assez proche de celui rencontré dans les journaux télévisés. Mais la véritable montée en puissance de ces programmes correspond en fait aux années 1994, 1995 et 1996, année qui connaît la diffusion la plus massive de ce type de production (graphique 3).

À partir de 1997, tout comme pour les JT, une décrue significative peut être constatée.

 

 

GRAPHIQUE 3

 
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GRAPHIQUE 4

 
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Par contre, pour ce type de production et contrairement aux journaux télévisés, la répartition par chaînes (graphique 4) apparaît cette fois-ci beaucoup plus hétérogène. Chacune des chaînes adoptant un traitement spécifique. Manifestement, TF1 délaisse, à l'intérieur de ses magazines, le thème à partir de 1992. A contrario, une montée en charge de magazines traitant de la maladie peut être observée sur les deux chaînes de service public à partir de 1991. France 3 mettant à l'antenne, à elle seule, la majorité des magazines à partir de 1995.

À la lecture de ces résultats préliminaires, un premier constat peut être fait. L'événement, accueilli massivement à partir de 1991 à l'intérieur du support privilégié de l'information télévisée que constitue le 20 h, déborde rapidement ce premier espace de visibilité pour irriguer de façon conséquente d'autres types de programmes. Toutefois, journaux télévisés et magazines ne semblent pas obéir aux mêmes modalités de traitement de ce type d'événement ni en proposer une temporalité identique. L'apparente inertie du fonctionnement des magazines (délié du poids de l'actualité événementielle) est contrebalancée par une amplitude temporelle et un régime de traitement plus soutenu.

 

b) Les domaines scéniques

 

Cette première approche qui nous a permis de délimiter le capital télévisuel global du thème-événement ainsi que sa distribution à travers les différents programmes a été prolongée par une analyse des différents sous-thèmes convoqués dans chacune des productions observées. Comme nous l'avons évoqué, différentes scènes thématiques ont été associées à chacun des programmes (ou sujets) des différentes chaînes.

 

La scène préventive

 

Þ      Préservatif

Þ      Toxicomane

Þ      Homosexuel

Þ      Prostitution

Þ      Transfusion

 

La scène de la maladie

 

Þ      Scientifique

Þ      Médicale

Þ      Curative

 

La scène publique

 

Þ      Politique

Þ      Judiciaire

Þ      Militante

Þ      Sociale

Þ      Religieuse

Þ      Témoignage des victimes

La scène médiatique

 

Þ      Caritative

Þ      Artistique

Þ      Télévisuelle

Þ      Nécrologique

Þ      Promotion communication

 

 

 

Ces domaines scéniques [6] visent à fournir un indicateur quant à l'orientation ou au cadrage thématique  de la scène montrée. Ils ont été retenus à l'issue de visionnements de sujets choisis de façon aléatoire à l'intérieur des différents corpus.  Ces modes de qualification reposent sur la présence d'actions ou de paroles d'acteurs (témoins, experts, malades) en relation avec des univers référentiels (la maladie, la prévention, l'espace public, l'univers médiatique). Ces scènes (qui peuvent être mixtes pour certains sujets) qualifient les modes de structuration sémantique dominants des différents documents (sujets ou magazines) observés. Quatre scènes dominantes ont été retenues regroupant des domaines scéniques particuliers.

 

Les domaines scéniques dans les JT

 

Le relevé statistique des occurrences de ces divers descripteurs à l'intérieur des 1737 sujets de JT des deux chaînes a permis la mise à jour de la distribution des différents domaines scéniques au fur et à mesure de la médiatisation de la maladie. La configuration de ces variables de contenu révèle à certains moments les points de saillance ainsi que les tendances dominantes des orientations thématiques qui président au traitement médiatique. Un premier constat s'impose à la lecture des données résultant du croisement du descripteur transfusion (celui qui totalise le nombre d'apparition le plus important) avec le capital global que le thème Sida s'octroie dans les journaux télévisés.

 

Ce capital télévisuel atypique (6 occurrences en 1990, 70 en 1991 et 153 en 1992) met en relief l'impact qu'a provoqué ce qu'il est convenu d'appeler «l'affaire du sang contaminé» dans le développement de la couverture médiatique. Cette focalisation thématique semble constituer toutes chaînes confondues, un véritable déclencheur pour la couverture de la maladie avec un certain nombre de conséquences pour le régime de traitement ultérieur de ce thème (graphique 5). En effet, d'un point de vue purement quantitatif, le capital télévisuel dont bénéficie le traitement de la maladie connaît dès 1991 un accroissement spectaculaire, capital qui se maintient à un régime tout à fait significatif jusqu'en 1996 à l'intérieur des différents journaux.

 

GRAPHIQUE 5

 
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GRAPHIQUE 6

 
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L'observation de la répartition des quatre scènes principales tout au long de la période considérée confirme le rôle joué par cet événement franco-français que représente «l'affaire du sang contaminé» (graphique 6).

 

GRAPHIQUE 7

 
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Si jusqu'en 1992, la teneur événementielle de la couverture médiatique se centre sur la scène de la maladie, dès 1993 et jusqu'en 1996 ce sont les scènes médiatique et publique qui coïncident avec les orientations thématiques privilégiées par les journaux télévisés. Simultanément, la scène préventive de 1992 à 1995 connaît à son tour une montée en charge significative.

 

 

La montée en puissance de la scène publique (graphique 7) se traduit quant à elle par la convocation massive des politiques dès 1991 et se cristallise en 1992 autour des développements judiciaires de l'affaire de la transfusion sanguine. Alors que la scène sociale et celle du témoignage des victimes demeurent inchangées, plus tardivement mais de façon marquée dès 1995, surgit une scène militante qui tend à occuper désormais une place significative à l'intérieur de l'espace médiatique.

 

 

 

GRAPHIQUE 8

 
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GRAPHIQUE 9

 
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Progressivement, en corrélation avec cette amplitude médiatique se met en place une scène médiatique (caritative, télévisuelle, artistique, etc.) qui s'autonomise et opère alors comme une véritable caisse de résonance pour la mise en visibilité de la maladie et de son environnement (graphique 8). Ainsi, loin de se cantonner à la simple répercussion (amplification) des campagnes publiques de prévention, les journaux télévisés médiatisent et se font petit à petit les relais de ces multiples initiatives privées au profit de la recherche ou des malades. Face à l'irruption du scandale du sang contaminé, la scène traitant de la maladie (graphique 9) apparaît inchangée dans ses composantes tout comme dans leur distribution durant la période considérée. En 1996 seulement, avec l'apparition de nouveaux traitements (la trithérapie) la scène curative va connaître un essor relatif. On peut noter en conclusion que ces orientations thématiques globales connaissent peu d'écarts dans les deux éditions de 20 H (TF1 et d'A2), convergence qui est révélatrice du fonctionnement du JT lui-même (voir 3. Éléments d'interprétation).

 

Les domaines scéniques dans les magazines

 

·         La présence de multiples émissions-magazines mises à l'antenne par les chaînes pose une série de problèmes de qualification et de dénomination. En effet, ces productions sont caractérisées par un spectre expressif très large (dispositif, format, horaires, etc.) et des visées communicationnelles tout à fait diverses.

 

GRAPHIQUE 10

 
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Pour faire face à l'hétérogénéité de ces productions, nous les avons regroupées sous quatre qualifications génériques constituant des sortes de macro-genres, les magazines spécialisés dont l'apparition est plus tardive constituant un cas à part :

·         Les magazines de reportages (52' sur la une, Envoyé spécial, Reportages, etc.) caractérisés essentiellement par une visée d'investigation et de découverte.

·         Les magazines de débat de société (la Marche du siècle, Bas les masques, etc.) réunissant, le plus souvent sur un plateau, des locuteurs sollicités pour discourir sur le thème de la maladie.

·         Les magazines politiques (7 sur 7, L'heure de vérité, etc.) qui convoquent de façon rituelle un homme politique en plateau qui se voit soumis  au questionnement de journalistes.

·         Les magazines omnibus (infovariétés, magazines sportifs, « émissions de compagnie », magazines de divertissement, etc.) regroupent, quant à eux, une nébuleuse de productions hétérogènes dont les visées communicationnelles s'éloignent explicitement du genre informatif et se centrent principalement sur la distraction ou le service.

L'observation de la répartition des différents types de magazines mis à l'antenne par les chaînes (graphique 10) fait apparaître une baisse manifeste des magazines de reportages dès 1991 au profit des magazines de débat, relayés plus tard par les magazines omnibus. On peut constater simultanément que les magazines politiques déjà concernés en 1987 par les prises de position du Front National vis-à-vis des malades (la mise à l'écart des «sidaïques » dixit Le Pen) s'ouvrent de façon significative à cette thématique de 1991 à 1993 lors de «l'affaire du sang contaminé». Enfin, la période 1994-1997 est marquée par l'apparition de nouvelles émissions conçues essentiellement comme des magazines spécialisés ne traitant que du Sida (Sidamag, Ruban rouge) centrés exclusivement sur l'environnement de la maladie et privilégiant l'expression et l'écoute des malades ou de leurs associations (graphique 11).

 

 

GRAPHIQUE 11

 
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Ce mouvement de passage de relais s'achève fin 1996 avec l'hégémonie que s'octroient ces derniers venus (Sidamag, Ruban rouge) mis à l'antenne par France 3. Ils détiennent alors dans le paysage audiovisuel un quasi-monopole de la parole sur la maladie.

Cette traversée progressive des genres télévisuels par le thème événement est significative de la politique éditoriale des chaînes mais surtout du changement qui s'est opéré dans les approches médiatiques de la maladie et de son «apprivoisement» dans les représentations des acteurs et médiateurs tout comme dans celles de leur public.

Sujet de reportage et d'enquête dans les années 1989 et 1990, le Sida devient un objet de débat public ou politique à partir de 1991 et obtient un espace de visibilité non négligeable à partir de 1992 y compris dans des magazines de divertissement. Certaines de ces productions se transforment ainsi en espaces d'accueil privilégiés pour cet événement qu'ils formatent en fonction de leurs enjeux propres. La parole télévisuelle apparaît alors comme une véritable parole performative qui s'implique dans l'espace social en s'y créant sa propre place. Toutefois, il faut signaler la forme de ghettoïsation que rencontre le thème événement à partir de 1996 puisqu'il n'intervient plus qu'épisodiquement dans le cadre des magazines traditionnels. La thématique se trouve reléguée dans la «niche naturelle» que semble constituer dès cette époque la programmation de magazines spécialisés.

 

GRAPHIQUE 12

 
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L'examen de la répartition des domaines scéniques[7] à l'intérieur des magazines toutes chaînes confondues (graphique 12) révèle que leur distribution s'écarte manifestement de celle de l'information quotidienne. En effet, en premier lieu et contrairement aux éditions des journaux télévisés le croisement du descripteur transfusion  avec le capital global du thème Sida à l'intérieur des magazines ne rend pas compte d'une focalisation thématique équivalente. Au vu des résultats, cette composante événementielle semble avoir très peu influé sur l'agenda de ce type de programmes.

 

En second lieu, pour ce qui concerne l'orientation thématique des différents magazines, la répartition des divers domaines scéniques y est structurée d'une façon tout à fait différente que dans les JT. Dans la distribution des quatre scènes principales, la répartition est tout autre. Ici, c'est la scène publique qui domine et les scènes préventive et celle de la maladie qui sont privilégiées, par contre la scène médiatique contrairement aux JT y est secondarisée (graphique 13).

 

 

GRAPHIQUE 13

 
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GRAPHIQUE 14

 
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L'examen des composantes de la scène publique (graphique 14) met en lumière la valorisation manifeste du témoignage des malades accompagnée d'une mise en avant d'une scène sociale qui se présente comme un écho aux préoccupations et aux conséquences quotidiennes immédiates de la maladie. Par opposition aux JT, la scène politique est relativement minorée, par contre la scène militante en corrélation avec la mise à l'antenne des magazines spécialisés y acquiert dès 1994 un espace de visibilité conséquent.

 

GRAPHIQUE 15

 
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La scène de la maladie (graphique 15) contrairement au traitement qui la caractérise dans les journaux télévisés apparaît très peu dépendante de la médiatisation de «l'affaire du sang contaminé». Elle reste avant tout centrée dans ses différentes composantes sur les thématiques médicale et scientifique.

 

3. Éléments d'interprétation

 

En prenant appui sur l'examen de ces résultats quantitatifs, certaines des caractéristiques du mode de traitement du thème événement SIDA par la télévision française peuvent être précisées. Ces éléments d'interprétation s'organisent autour de deux axes principaux ; le premier s'attache à rendre compte de la composante événementielle du regard porté sur la maladie par la télévision, le second concerne la composante purement médiatique de cette couverture.

 

   a) Une variable événementielle

 

L'observation de ces premières données quantitatives met en évidence le fait que la thématique de «l'affaire du sang contaminé» a contribué à amplifier de façon notable le traitement du thème événement à l'intérieur des journaux télévisés mais également a eu des effets certains sur les formes mêmes de la couverture télévisuelle de la maladie. Dès 1985, le traitement télévisuel du Sida connaît une montée en puissance relative qui va considérablement s'accroître à partir de 1991. En effet, l'irruption dans les médias de ce qu'il est convenu d'appeler «l'affaire» semble avoir constitué un déclencheur pour la visibilité publique de la maladie et pour son désenclavement (maladie de groupes à risques et de pays lointains USA, Afrique, puis Asie). Perceptible à cette date à travers la focalisation que vont opérer les éditions quotidiennes d'information sur la scène politique et la scène judiciaire, cette médiatisation de «l'affaire du sang contaminé» a pour corollaire à partir de 1993 une intégration progressive de la thématique événementielle à l'intérieur des grilles de programmation et son apparition dans toutes sortes de magazines.

En effet, le retentissement de cet événement a participé à l'amplification et à la transformation du regard porté sur la maladie qui, à partir de 1992, commence à s'immiscer dans des genres télévisuels tout à fait éloignés du genre informatif. Objet d'enquête dans les magazines de reportages, objet de débat politique et public, le Sida devient rapidement le support de postures de compassion et de solidarité qui irriguent massivement les genres télévisuels les plus éloignés de la parole informative. À partir de cette date, sa présence récurrente dans de multiples émissions-magazines, magazines symptomatique du fait que cette maladie est «apprivoisée» et semble naturalisée à l'intérieur du discours médiatique (elle cesse d'y être « la maladie des autres »).

 

         b) Une variable médiatique

 

Les journaux télévisés

 

À l'intérieur des journaux télévisés, tant du point de vue du poids accordé à l'événement (son capital télévisuel) qu'à son orientation thématique, les chaînes françaises se diversifient peu quant au mode de traitement de ce thème. Cette correspondance manifeste des deux chaînes est tributaire en grande partie des mécanismes qui régissent le fonctionnement même du journal télévisé et de l'information quotidienne. La prise directe sur l'actualité événementielle, le turn-over des faits, la prime donnée à la notoriété (la scène politique et la scène médiatique) et au spectaculaire (la scène judiciaire), des sources énonciatives communes (agences, conférences de presse, etc) constituent les rouages essentiels de la production de l'information télévisée.

Les éditions du soir des deux grandes chaînes généralistes, TF1 et A2, s'écartent peu de ces contraintes et de ces aléas asservis à l'agenda d'une actualité caractérisée par des primes accordées à la saillance mais dans le même temps au caractère inédit des faits. Cette tendance lourde exclut le plus souvent, à l'intérieur de ce format, toute reprise ou bien la mise en oeuvre de modes de traitement plus duratifs ou approfondis. En conséquence, ce sont essentiellement des éléments factuels ainsi que les effets d'annonce qui y dominent. À un autre niveau, ce branchement sur le vivier événementiel de l'actualité confère une autonomie certaine à ces journaux quotidiens qui tendent à s'affranchir, pour ce qui concerne cet événement, des choix stratégiques de différenciation des chaînes.

 

Les magazines

 

Ce n'est pas le cas des magazines qui eux relèvent des unités de programmation et donc en dernière instance d'un positionnement énonciatif des chaînes elles-mêmes. Ces productions hétérogènes demeurent en ce sens captives des visées programmatiques des diffuseurs. Leur emplacement dans les grilles, leur format et leurs composantes thématiques relèvent de facto des visées stratégiques des différentes instances télévisuelles. L'analyse de ces stratégies particularisantes révèle que ce sont les chaînes de service public, pour ces types de programmes, qui vont se démarquer et détenir à partir de 1992 le quasi-monopole de la mise à l'antenne du sujet, la télévision commerciale (TF1) délaissant rapidement la thématique.

 Sur un autre plan, les résultats d'analyse mettent en évidence un mode de traitement du thème événement dans les journaux télévisés et dans les magazines tout à fait divergent. Les magazines s'ils connaissent une forme d'inertie par rapport à l'actualité événementielle avec laquelle les journaux télévisés entretiennent un lien plus direct constituent de toute évidence un espace de réverbération et de développement de la thématique plus ample et plus diversifié. Deux types d'agendas semblent ainsi cohabiter à l'intérieur du média télévisuel, caractérisés par deux temporalités différentes et deux constructions thématiques opposées. Le choix des orientations thématiques de ces programmes permet de mieux discerner ces écarts.

En effet, les magazines dans leur majorité se font et cela de façon conséquente l'écho de paroles plurielles (le témoignage des malades) et exhibent prioritairement les ramifications et les répercussions (le poids de la scène sociale) dont la maladie est porteuse à l'intérieur même de l'espace public. Chacune de ces émissions à travers sa composante générique (magazines de reportages, politiques, etc.) appréhende la thématique à travers ses propres grilles. Ce formatage secrète des modes d'exposition de la thématique et des relations participatives qui s'éloignent considérablement des contenus cognitifs purement factuels de l'information dispensée par les JT.

Sur le plan de l'audience globale de ces programmes (1 point d'audience Médiamétrie équivaut chez les 15 ans et plus à 447 600 spectateurs) on peut constater que les émissions généralistes consacrées au thème-événement conservent leur taux habituel (Bas les masques 6/04/95 [5.6], Ça se discute [4.7], Envoyé spécial 01/07/95 [7.9]). Les magazines spécialisés mis à l'antenne dès 94 vont connaître par contre une audience tout à fait confidentielle (Ruban rouge 01/04/95 [0.4], Sidamag 02/03/96 [0.5]).

 

4. Étude sémio-discursive du thème événement dans les magazines

 

Les magazines de reportages

 

La diffusion de ces magazines (58) s'opère essentiellement entre les années 1987 et 1992 (graphique 10). Elles mettent à l'antenne le plus souvent des reportages consacrés aux populations ou aux régions à risques ; «les dessous du Sida» 52' sur la Une (TF1 06/01/89), «La route de la prostitution» Carnets de route (A2, 05/07/90), «Drogue et Sida» Envoyé spécial (A2 17/10/91). L'essentiel du regard médiatique est donc porté sur le lointain (USA, Afrique, puis Asie) et focalisé sur la vie des groupes minoritaires, homosexuels, prostitués, toxicomanes. Seul, le magazine Envoyé Spécial (FR2)traitera au-delà de 1991 l'environnement de la maladie et la lutte pour la survie des malades. Ces productions semblent ainsi constituer un premier moment du traitement médiatique de l'objet Sida (exotique et inédit) qui prend fin dès que ce dernier est devenu (grâce à leur concours) un «objet familier».

Il faut souligner que, pour ce type de programmes, à nouveau, les stratégies de programmation entre chaînes publiques et commerciales sont tout à fait antagonistes (8 magazines pour TF1, et 50 pour le service public dont 33 sujets d'Envoyé Spécial).

 

 

Les magazines omnibus

 

Ces productions sont avant tout caractérisées par une hétérogénéité très grande de formes, de contenu, de tranche horaire de diffusion (matin, début de matinée, début et fin d'après-midi, fin de soirées) et de publics visés (familles, femmes, adolescents). Ces productions-patchworks se composent de différentes rubriques dont le fil conducteur est assuré par la présence d'un animateur attitré jouant le rôle d'hôte vis-à-vis des téléspectateurs comme de ses invités. Dès 1985 la thématique du Sida y intervient.

De façon informelle et «spontanée» au début sous la forme de déclarations militantes ou compassionnelles de personnalités du show business (Line Renaud Au nom de l'amour TF1 11/12/85 ou Boy George A la folie pas du tout TF1 17/05/87) mais, petit à petit, la maladie et son environnement vont faire l'objet d'un traitement plus systématique et plus approfondi. Comme ce qui a pu être observé pour les autres types de magazines (talk-shows, débats,) la plupart de ces émissions vont mobiliser au départ la parole d'experts et de spécialistes scientifiques ou médicaux de la question. Toutefois, à partir de 1991 (en corrélation avec la médiatisation de «l'affaire du sang contaminé») la parole de ces locuteurs privilégiés sera relayée par des témoignages de malades et de militants.

Afin de faciliter le travail d'analyse qualitative de ces programmes nous les avons regroupés en trois sous-corpus circonscrits par des tranches horaires stables et par des postulations de cible distinctes.

 

Les magazines du matin et de la mi-journée

 

La tranche de la matinée est composée de magazines quotidiens diffusés principalement par les chaînes de service public (Matin Bonheur, le cercle de famille) et visant un public familial. Les émissions du début d'après-midi proposent, quant à elles, des contenus plus ciblés à destination d'un public féminin qui correspondent à ce que Régine Chaniac[8] a intitulé des « magazines de vie pratique et de service » ou bien des « magazines de compagnie » (Dadou Babou FR3, Vincent à l'Heure FR3, C'est encore mieux l'après midi, FR2).  D'autres magazines hebdomadaires ceux-ci (le week-end) se sont fait à leur tour l'écho de cette thématique (L'assiette anglaise FR2, A la folie pas du tout TF1). Ces programmes à mi-chemin entre des émissions de services et des programmes de causeries s'ouvrent très tôt à la thématique du Sida. Dès 1987, des médecins (comme Willy Rozenbaum) apparaissent dans les émissions de l'après-midi, Michèle Barzach et Jean-Jacques Beinex viennent même y développer les enjeux de la première campagne officielle de prévention. Dans les programmes de début d'après-midi destinés à un public féminin, de véritables dossiers sont consacrés à la maladie (les modes de transmission, la grossesse et la séropositivité). De plus, ces différentes émissions se mobilisent chaque année pour la journée mondiale du Sida ou lors de congrès scientifiques consacrés à la maladie.

 À cette première époque marquée par la quête de savoir et le recours à l'expertise succède, dès 1992, une approche de la thématique caractérisée par l'appel à la solidarité personnifiée par des vedettes du show business (Elton John, Patrick Timsit, Line Renaud, Louis Chedid, etc.) ou bien par des mouvements associatifs. Une rupture d'un autre ordre s'opère simultanément avec la diffusion de témoignages de personnes séropositives (couples, mères) filmés dans leur vie quotidienne ou témoignant sur le plateau de ces émissions.

 

Les magazines de fin d'après-midi

 

Dans cette tranche horaire, une première série d'émissions (17h-18 h 30) vise principalement le public adolescent (Giga FR2, Drevet vend la mèche FR3, Une pêche d'enfer FR3), une seconde plus tardive (19h-20h) se destine à un public adulte très diversifié (Coucou, c'est nous ! TF1, Studio Gabriel, Télé Zèbre FR2).

 Les programmes à destination des adolescents vont petit à petit se transformer en caisse de résonance et en instrument de sensibilisation au service de l'information et de la prévention de la maladie. À titre d'exemple, de 1992 à 1994, pas moins de 7 émissions de Giga et 15 numéros d'Une pêche d'enfer seront consacrés à cette thématique. Les modes de traitement très dynamiques de ces programmes mobilisent essentiellement la culture des jeunes, leurs lieux de vie (collèges, lycées), leurs paroles. Ce sont le plus souvent les adolescents eux-mêmes qui sont scénarisés et s'affichent comme les prescripteurs des conduites de prévention comme cet adolescent de 17 ans séropositif militant d'AIDS (Ludovic Bouchet) qui apparaît fréquemment dans ces programmes pour rendre compte de l'actualité de la lutte contre la maladie. De plus ces émissions se font rituellement l'écho des actions de solidarité des artistes et des multiples initiatives de jeunes créateurs (BD, clips, etc.). L'émission du 1er décembre 1993 (Une pêche d'enfer) est même diffusée en direct de la place de la Concorde où Act up et Benetton ont recouvert l'obélisque d'un préservatif géant.

Dans les émissions d'avant prime-time (19h-20h Studio Gabriel FR2, Coucou c'est nous ! TF1) le traitement de la thématique est plus particulièrement centré sur la solidarité avec les malades et sur les multiples actions à visée caritative issues pour la plupart de personnalités du show business.

 

Les magazines de fin de soirée

 

Une première série de programmes hebdomadaires (22h 30) a pour vocation le traitement de faits de société choisis soit pour leur caractère exceptionnel (Chocs les faits divers à la Une TF1, Tout est possible TF1, Y a pas d'lézard TF1, Combien ça coûte ? TF1) soit pour leur valeur exemplaire (Bas les Masques FR2). Une seconde correspond aux magazines de divertissement traditionnels (infovariétés) du week-end.

Dans ce premier type de magazines, les séquences traitant de la maladie sont consacrées à la vie quotidienne et à l'environnement des personnes séropositives ou malades du Sida. Elles sont à base de témoignages en plateau ou de reportages relatant l'expérience et les difficultés de leur vie quotidienne (licenciement, le désir d'enfant dans le couple, la lourdeur des soins de la trithérapie etc.). Certains de ces magazines de deuxième partie de soirée peuvent aussi être détournés de leur finalité originaire (Mille Bravo FR3, Chela Ouate, Bouillon de Culture FR2, Le Cercle de minuit,) pour se consacrer exclusivement ce soir-là à la maladie. Magazines «culturels» en temps normal, leur sommaire propose exceptionnellement une thématique se rattachant à la maladie (la culture Sida, l'amour au temps du Sida, la littérature et le Sida).

Quant aux magazines de divertissement traditionnels du week-end, ils se cantonnent au seul écho des multiples initiatives de solidarité des personnalités du show business sous la forme ritualisée des déclarations compassionnelles de ces derniers[9].

 

Une instrumentation des programmes

 

Ce spectre générique très ample qui caractérise le format de ce type de magazines a conféré une souplesse et une amplitude considérable à la publicisation de la maladie et de son environnement. En s'immisçant dans le cadre de ces émissions dont les audiences sont spécifiques, et en mobilisant les réseaux relationnels et les « cadres participatifs » constitutifs des codes génériques de ces programmes, la thématique va obtenir un espace de visibilité et de résonance considérable. À l'intérieur de ces productions tout à fait identifiées, les animateurs, secondés par des personnalités au fort capital médiatique (artistes, hommes politiques, experts, etc) se font les porteurs récurrents d'une visée implicative pour apparaître dans certaines d'entre elles comme de véritables prescripteurs de comportement.  En décalage complet avec les pratiques journalistiques établies, ce sont avant tout les comportements, le vécu, le poids expérientiel de la maladie qui vont bénéficier d'un espace de visibilité conséquent et concourir à tisser avec le téléspectateur un cadre relationnel tout autre ; à l'information de ce dernier, elles adjoignent son interpellation et de multiples procédés d'implication (appel à la solidarité, relais d'initiatives militantes ou caritatives).

Dès 1993, ce phénomène est massif dans l'espace de la grille. À l'intérieur de la nébuleuse quotidienne que représentent les émissions « de compagnie », la mobilisation de ces locuteurs multiples, ratifiés par un capital de notoriété médiatique ou purement télévisuel, représente une source constante de préconisations quant aux comportements et aux opinions face à la maladie. Les apports cognitifs et l'appel à la compassion y apparaissent avant tout à travers la mise en scène de l'émotion et le recours à la personnalisation plutôt qu'au moyen de l'expertise et du discours objectivant caractéristique de la parole journalistique.

 Ainsi durant plusieurs années, c'est bel et bien une instrumentalisation effective de ce type de programmes qui s'opère au service de l'information, de la prévention et de la mobilisation pour la lutte contre la maladie. Phénomène qui illustre de façon éclairante le rôle et la fonction que peut endosser le média dans certaines circonstances. Cette porosité aux préoccupations sociales peut être interprétée soit cyniquement soit civilement par une volonté de mise en phase du média télévisuel avec son audience sous les multiples masques de ce destinataire polymorphe que visent ces émissions. Programmes disparates qui proposent tous un kit du prêt à penser, du prêt à agir social, révélant que la télévision tend de plus en plus à occuper, à travers ce formatage de la parole publique, la place d'un appareil de promotion de la «normalité» moderne.



[1] Cette recherche a été conduite par le Centre d'Analyse du Discours (CAD) financée dans le cadre des projets ALFA de la CEE, portant sur la médiatisation de la pandémie de SIDA regroupant différents pays latins (Argentine, Brésil, Portugal, Espagne, France), elle a donné lieu à une communication au colloque franco-roumain «Supports, dispositifs et discours médiatiques à l'heure de l'internationalisation » Bucarest 28 juin 2 juillet 2003.

[2] Cette notion développée par Erving Goffman a été réactivée pour l'étude des émissions de plateaux par Livingstone Sonia & Lunt Peter, «Se faire entendre dans l'espace public, les femmes, la télévision et le citoyen-téléspectateur», Réseaux n°63, CNET, 1994.

[3] Mehl, Dominique, La télévision de l'intimité, Seuil, 1996. Dayan, Daniel & Katz, Elihu, La télévision cérémonielle, PUF, Paris, 1996. Boltanski (L.), La souffrance à distance, Métailié, 1993. Lochard (G.) & Soulages (J.-C.), La communication télévisuelle, Armand Colin, 1998.

[4] M6 et Canal+ n'ayant pas mis à l'antenne de magazines traitant la maladie.

[5]  Un sujet désigne toute unité de composition du journal télévisé pouvant prendre la forme d'un document préenregistré ou d'une séquence de plateau.

[6] Voir pour le développement de cette notion Charaudeau (P.), Lochard (G.) & Soulages (J-C) « La construction thématique du conflit en Ex-Yougoslavie par les journaux télévisés français (1990-1994) », Mots n° 47, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, juin 1996.

[7] Ici, aussi, c'est la dominante à l'intérieur de l'orientation thématique d'un reportage, d'une interview ou d'un débat en plateau qui a été retenue et préside à l'indexation et à l'association de tel ou tel domaine scénique à chacune des émissions. Il faut noter, toutefois, que pour ce type de programmes, l'existence de scènes mixtes est une constante.

[8] Chaniac, Régine & Chervin, Jacqueline, La représentation de l'environnement à la télévision ; la pollution de l'eau douce. Recherche pour le ministère de l'environnement, études INA, mai 1997.

[9] La déclaration est à prendre ici dans sa dimension purement verbale. Ces émissions ne consacrent pas une séquence au thème événement, un invité y fait simplement une déclaration concernant la maladie. Le même cas se présente pour les magazines politiques, sur 35 déclarations d'hommes politiques dans l'émission 7 sur 7, six seulement sont accompagnées d'une séquence portant explicitement sur la maladie.