Claude Poissenot

Université Nancy2, IUT Nancy-Charlemagne

GRESI/ENSSIB

 

34ème congrès de la CBPQ, Orford le 23 mai 2003

 

 

Bibliothèque et société en France : les bibliothèques publiques face aux mutations sociales

 

 

Introduction : quelle place pour le changement social dans la réflexion sur les bibliothèques ?

Qu'est-ce qu'une bibliothèque publique ? La réponse à cette question passe souvent par une réflexion sur les missions, les fonctions de ce type d'établissement. Les bibliothécaires cherchent, à juste titre, à s'appuyer sur des textes faisant référence. Le texte de l'UNESCO, la charte du CSB offrent ainsi des cadres pour l'action. Ils fournissent une légitimité au travail quotidien des professionnels. Toutefois l'accent mis sur les missions et les fonctions des bibliothèques gène la prise en compte du changement social. La bibliothèque prend place dans un environnement, une « configuration historique » qui passe au second plan lorsqu'on s'interroge sur les finalités de cette institution. Ce point aveugle est renforcé si la bibliothèque est définie plutôt par ses fonds que par son public. On prête alors moins d'attention à qui sont les publics et à ses évolutions.

Si les bibliothécaires n'intègrent pas toujours la dimension du changement social dans leur réflexion sur les bibliothèques, les sociologues, pour d'autres raisons, rencontrent des difficultés pour le faire. Ils sont occupés à montrer l'existence de déterminants sociaux dans la fréquentation et l'usage des bibliothèques. La structure sociale et la manière dont elle agit sur la fréquentation des bibliothèques évoluent lentement ce qui donne le sentiment d'une certaine permanence. Les sociologues ont aussi leur point aveugle.

S'interroger sur le changement social demande de renouveler le regard sur la réalité. Plus précisément, on cherche à montrer comment certaines grandes mutations des cinquante dernières années changent le visage des bibliothèques. Celles-ci s'adressent à des populations qui ont changé. Les publics auxquels s'adressent les bibliothèques ont de nouvelles raisons d'agir, de nouvelles façons de ressentir ce qui leur est proposé. C'est ce à quoi nous nous intéresserons en prenant garde de ne céder ni à la tentation de la permanence (tout est toujours pareil) ni à celle du changement perpétuel (tout est toujours en train de changer).

Nous prendrons pour cadre à notre réflexion, celui de la France. Certaines évolutions lui sont peut-être spécifiques alors que d'autres concernent les sociétés occidentales contemporaines sans doute dans leur généralité même si elles peuvent prendre des visages singuliers dans différents contextes. La discussion permettra peut-être de situer la situation québécoise par rapport à celle que j'aurai pu dresser pour la France.

 

Les deux sources de l'individualisme contemporain

Nos sociétés se composent d'individus qui se pensent et sont pensés comme tels par les autres. Nous sommes des êtres singuliers dotés de notre propre identité et donc irréductibles à notre statut social, notre sexe, notre lieu de résidence, etc. Cette façon de nous penser résulte d'un long cheminement de nos sociétés. On distingue deux facteurs ou caractéristiques de cette évolution :

-         la place grandissante du savoir (de l'information ?) dans les activités humaines. Plus que sur la terre ou sur l'argent, nos sociétés produisent des richesses à partir des connaissances accumulées par des individus. Alors que la terre ou les richesses se transmettent de génération en génération du fait de leur nature matérielle ou objectivable, le savoir exige une appropriation individuelle. Cela a pour conséquence de demander à chaque génération de procéder à ce travail. Cela a aussi pour effet de rendre possible une large indépendance des jeunes générations par rapport aux précédentes. Ne pouvant plus être déshérités, les enfants ont les moyens de leur autonomie et doivent se définir eux-mêmes pour obtenir une place dans notre monde. Nous sommes des individus car nous vivons dans une société qui nous impose de l'être. Ce n'est pas le moindre des paradoxes de relever que la notion d'individu qui implique un détachement vis-à-vis de la « société », découle en réalité de celle-ci.

-         Cause et conséquence de ce processus, l'institution scolaire occupe une place grandissante. La destinée sociale des individus dépend de plus en plus de leur parcours scolaire. Nous sommes des individus car nous sommes reconnus (subjectivement et objectivement) à partir de la formation que nous avons suivie (nature de la formation) et du titre scolaire que nous avons obtenu.

Ce processus par lequel nos sociétés se peuplent de plus en plus d'individus n'est pas à son terme. Pour autant, il affecte déjà puissamment nos manières de vivre. F. de Singly montre de façon saisissante comment l'individualisme contemporain travaille en profondeur les relations familiales (tant conjugales qu'intergénérationnelles) : « depuis quelques décennies, l'évolution de la famille peut se définir par une forte poussée de la revendication de l'authenticité, de la réalisation de soi, sans pour autant supprimer les fonctions plus classiques de la famille. (...) l'identité personnelle se construit à la croisée de ces deux principes, celui des rôles, des positions, des statuts et ce lui de l'idéal du subjectivisme[1] ».

Plus généralement, les individus sont contraints de se définir à la fois par la valeur qui leur est reconnue dans le cadre des hiérarchies sociales mais aussi par leur personnalité propre. Ils doivent à la fois manifester leur valeur et être reconnus comme individus singuliers. Comme le résume F. de Singly, « l'individu contemporain - l'enfant, l'adulte - est, par construction, double : capital et personne ; identité sociale et intime (qui est, à un autre niveau, social puisque l'impératif du soi est social)[2] ». Les individus oscillent et conjuguent ces deux manières de se définir tant pour eux-mêmes que pour les autres. L'individu contemporain est profondément dual[3].

 

 

Bibliothèque et individualisme

On pourrait aussi montrer en quoi cette définition actuelle des individus affecte nos relations amicales, nos manières d'habiter ou de se mouvoir. Les bibliothèques n'échappent pas à ce processus en cours. Elles reçoivent et sont entourées d'individus qui cherchent à se construire comme tels.

 

            La dualité des usages de la bibliothèque

La « culture » promue par la bibliothèque renvoie aux deux dimensions de l'individu contemporain. Il s'agit d'une part, d'avoir accès à des informations, des oeuvres qui entrent dans la compétition entre groupes sociaux et notamment par l'intermédiaire de l'école. Une partie importante de la fréquentation des bibliothèques découle de cette logique : les élèves, étudiants et adultes en formation.

D'autre part, il s'agit de prendre connaissance d'informations ou d'oeuvres qui vont contribuer à former et remodeler une identité personnelle (pour soi et pour autrui). Les emprunts mais également les pratiques de lecture sur place offrent l'occasion d'observer le rôle que la bibliothèque peut jouer, tant chez les jeunes que chez les adultes, dans ce processus de construction de son identité. Un exemple parmi d'innombrables : emprunt d'un livre pratique sur les questions de femmes par une jeune mère ayant récemment connu une interruption de grossesse.

Ces deux dimensions se recouvrent chez certains usagers qui puisent ces deux effets dans un même contenu. C'est notamment le cas des membres des classes moyennes et supérieurs dont on sait qu'ils sont sur-représentés dans les bibliothèques. Reste que cette superposition n'est pas sans poser problème : la quête d'authenticité peut-elle être satisfaite par la sélection de documents dont la valeur est construite par d'autres et qui servent à un processus de hiérarchisation sociale en rupture avec le principe d'égalité des personnes ? Se pose alors une question comparable à celle des conjoints riches : sont-ils choisis pour eux-mêmes ou pour leurs richesses (économiques, culturelles, esthétiques) ? La gratuité de la culture, nécessaire pour l'affirmation de son identité personnelle, est-elle compatible avec le rôle que cette culture remplit dans la hiérarchisation sociale ? L'insistance sur le plaisir de lire dans les discours des bibliothécaires confère à la gratuité une place importante et autorise le cumul des deux fonctions (pour ceux qui l'éprouvent).

 

            La bibliothèque lieu de la communauté ?

Si elle est entourée et peuplée d'individus, la bibliothèque est un équipement public. Dès lors se pose la question de savoir s'il doit desservir les individus en tant que tels ou s'il doit chercher à favoriser leur agrégation. S'adresse-t-on aux individus en tant que tels ou aux membres d'un espace de vie ? La bibliothèque est-elle le lieu de la « communauté » locale (au sens de l'ensemble formé par les habitants d'un secteur géographique), comme l'affirment les anglo-saxons ?

En France, les bibliothèques ont du mal à adopter cette définition du lieu comme lieu de la « communauté ». Dans la pratique, certaines bibliothèques entreprennent des animations visant les habitants en tant qu'ils habitent un espace donné : exposition sur l'histoire locale, rencontres avec des acteurs locaux, etc. Mais nombreuses sont les animations qui portent sur des thématiques « universelles » : Victor Hugo, le fantastique, etc. On observe probablement ici l'effet de « l'esprit républicain » qui domine dans les bibliothèques (et ailleurs en France : Cf. couverture du Monde l'Education de mai 2003 : « Communautarisme : menace sur l'école ») : la République se compose d'individus abstraits et leur appartenance à des groupes sociaux locaux apparaît comme une survivance des anciennes relations sociales propres à l'Ancien Régime. Cette conception entre en contradiction avec les postulats de la sociologie qui prennent partiellement leur source chez les philosophes « traditionalistes » Français du XIXème siècle. Il en est ainsi de J. de Maistre (dans le chapitre VI de Considérations sur la France) quand il ironise : « La constitution de 1795, tout comme ses aînées, est faite pour l'homme. Or, il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu'on peut être Persan : mais quant à l'homme, je déclare ne l'avoir jamais rencontré de ma vie ; s'il existe c'est bien à mon insu ». Cette conception transparaît, pour une part, dans les grands projets développés en France depuis une dizaine d'années : il s'agit de bâtir des établissements centraux (BMVR) de grande taille qui sont censés rayonner sur toute une région. Les usagers sont desservis en tant que citoyens d'une région c'est-à-dire d'une communauté large et non de la communauté locale de chaque quartier de grandes villes ou de chaque petite ville (sauf pour les voisins immédiats de ces équipements qui cumulent les deux appartenances). Le réseau de lecture publique français a partiellement délaissé la desserte d'unités restreintes de population et ainsi la prise en compte des individus en tant qu'ils sont membres d'une communauté locale. Le nouveau ministre semble vouloir contrebalancer cette évolution en privilégiant cet échelon local dans les nouveaux projets. Ce rééquilibrage prend sens dans un contexte dans lequel une inquiétude se développe sur l'affaiblissement des liens sociaux. Certains élus entendent utiliser la bibliothèque comme instrument de tissage de liens entre les citoyens de leur commune. Cette nouvelle attente entre partiellement en décalage avec les représentations professionnelles des bibliothèques non comme lieu de vie d'une communauté locale mais comme lieu de « culture ». De la capacité des professionnels à remanier leur définition des missions de ce lieu dépend le soutien qu'ils recevront de la part des élus. C'est là une évolution majeure pour les années à venir. L'ancrage trop ferme sur les missions culturelles risque de susciter le désintérêt des élus (et peut-être aussi des citoyens, nous y reviendrons).

 

Bibliothèque et massification scolaire

Si l'individualisme se nourrit de la place croissante de l'Ecole, cette évolution génère d'autres conséquences. On ne passe pas sans changements d'une société dans laquelle 10% d'une classe d'âge obtient le baccalauréat (situation en 1960) à une société dans laquelle ce sont 65% qui obtiennent ce titre scolaire. Les conséquences portent sur le rapport des élèves à la culture scolaire, la dissémination des élites autour de plusieurs domaines de connaissances.

           

            L'instrumentalisation de la culture

Avant la massification scolaire, la sélection des élèves était moins répartie tout au long du cursus de formation. La presque totalité d'une classe d'âge atteignait la fin de la scolarité primaire et peu d'entre eux accédaient au collège puis au lycée et à l'Université. Aujourd'hui la sélection s'effectue progressivement tout au long de la scolarité. L'Ecole n'est pas seulement un lieu de diffusion de savoirs, c'est aussi le lieu d'une sélection sociale à partir de la maîtrise de ces savoirs. Du point de vue des élèves, le rapport à ce qui est enseigné peut moins facilement être vécu sous le mode de la gratuité. La culture scolaire est instrumentalisée malgré elle dès lors qu'elle intervient fortement dans la sélection et la destinée sociale des élèves. Les enseignants (collège, lycée, université) ne peuvent que dresser le constat désabusé d'élèves sceptiques et qui ne s'investissent que rarement dans la matière qu'ils enseignent. La croyance affaiblie des élèves sème le trouble chez les enseignants : recrutés sur leur compétence dans un domaine du savoir pour lequel ils se sont investis voire passionnés, ils doivent faire le constat qu'ils sont comme un maillon dans un vaste mécanisme de sélection sociale des élèves.

Cette situation est renforcée par une autre conséquence de la massification scolaire : la baisse du rendement du diplôme. L'engagement des élèves dans leurs études dépend aussi de « l'espoir de gain » suscité par la détention d'un diplôme. Comme l'affirmaient les élèves à F. Dubet déjà à la fin des 80s: « Le bac ne sert à rien, mais sans le bac t'as plus rien[4] ». Les élèves (et certains étudiants de premier cycle) suivent des études, cherchent à obtenir des diplômes moins pour eux-mêmes ou pour les positions sociales auxquelles ils peuvent les conduire que pour ne pas être socialement pénalisés vis-à-vis de leurs congénères. La mobilisation pour les études apparaît souvent dans les derniers temps de scolarité.

Dans ce contexte, la culture scolaire pâtit de l'apathie ambiante. Les savoirs ne sont plus estimables pour eux-mêmes. Ils deviennent un outil déterminant dans la trajectoire sociale des individus. Le succès de jeux comme le Trivial Pursuit ou les Incollables repose sur l'apport d'apprentissages autant que sur la dimension ludique. Les bibliothèques prennent place dans ce contexte. Elles sont perçues par les usagers (adultes ou enfants) à travers ce prisme. Elles peuvent être le lieu d'accumulation de connaissances scolairement « rentables » et peuvent aussi distraire. L'accent mis par la profession sur la différence par rapport à l'école que ce soit à travers le discours du plaisir de lire ou le choix de certains documents (il faudrait creuser cette question car les livres de bibliothèque font peut-être moins de compromis avec la « culture » que ceux de collège qui résultent d'un assouplissement du choix par nécessité) tend à minimiser les inquiétudes scolaires présentes dans la population (des enfants et des parents). Le succès des fonds parascolaires, quand ils sont proposés, indique l'existence de cette inquiétude. La bibliothèque ne souhaite pas prendre ce chemin par souci de se différencier de l'univers scolaire et d'exister à travers une définition de la culture qui lui soit propre. Ce souci compréhensible comporte un point de faiblesse important : l'école distribue des titres (diplômes) ce qui n'est pas le cas des bibliothèques. Les usagers (réels et encore plus les potentiels) utilisent la bibliothèque dans cette perspective instrumentale. Ils le font y compris malgré les souhaits des bibliothécaires : travail sur place avec des documents scolaires, emprunt de livres étudiés en classe, etc. Certains renoncent à la bibliothèque parce qu'ils ont renoncé à poursuivre longtemps leurs études ou parce qu'elle ne leur offre pas (réellement ou à tort) les services qui seraient susceptibles de les faire venir dans ses murs. Se pose alors la question de savoir comment satisfaire les demandes d'origine scolaire tout en ne réduisant pas la bibliothèque à ce type d'offre. Il faut des services qui satisfassent des demandes ouvertement de nature différente ce qui est par exemple le cas des renseignements pratiques mais qui sont encore rarement proposés dans les bibliothèques françaises.

 

            La marginalisation de la culture « humaniste »

La massification scolaire s'est accompagnée d'un élargissement des formations proposées. Les formations scientifiques et techniques ont connu un développement qui n'a pas empêché leur valorisation croissante. La sélection sociale des élites passe désormais davantage par la maîtrise des compétences scientifiques que par la connaissance des « belles lettres ». La lecture (dans ce sens restreint de lecture d'oeuvres de fiction et de « classiques ») n'est plus une condition de l'appartenance aux élites sociales. Cette évolution déstabilise fortement les bibliothèques en ce qu'elle interroge son fondement même : quelle place pour la mission culturelle des bibliothèques quand la culture qu'il s'agit de promouvoir ne fait pas l'unanimité parmi les élites sociales ? La dimension universaliste de cette culture est fragilisée alors même que c'est au nom de sa valeur universelle que la bibliothèque revendique son existence et ses moyens. Très largement issus (car sélectionnés sur sa maîtrise) de cette culture, les bibliothécaires connaissent une forte déstabilisation de la légitimité de leur position et de leur identité professionnelle. Ils ne sont plus porteurs d'un message universel mais simplement d'une culture parmi d'autres. Le relativisme culturel n'est pas un effet d'imposition de théorie de sciences sociales[5] mais le résultat de la perte de suprématie de la culture humaniste du fait de l'évolution du mode de production des élites sociales.

 

L'accroissement de l'offre de loisirs et d'information

La culture « humaniste » reste fortement attachée au livre et plus généralement au support papier ce qui entre dans les documents traditionnellement proposés par les bibliothèques. Les cinquante dernières années ont été marquées par la diffusion d'autres supports d'information (radio, télévision, Internet). Par un simple effet de concurrence, la bibliothèque perd la possibilité d'occuper une place prééminente dans la diffusion du savoir et de la fiction. « Aujourd'hui les citoyens ont accès à mille manières de s'informer, qui ne dépendent plus de la lecture[6] ». La bibliothèque n'est plus seule avec l'école à pouvoir contribuer à l'éducation de la population. Cela entraîne plusieurs conséquences :

            - l'écrit n'est plus une condition totalement nécessaire pour s'informer ou s'évader. Radios et télévision occupent une place très importante dans le temps quotidien de la population : une récente pour l'Observatoire du Temps Libre mesure révèle que 32% du temps de loisir est passé devant la télévision contre à peine 4% pour la lecture. De nouveaux contenus apparaissent qui ne sont plus liés aux institutions traditionnellement chargés de l'éducation de la population (école, bibliothèque). Les bibliothèques sont effectivement concurrencées encore plus que l'école car elles ne distribuent pas de certifications reconnues par le marché du travail.

- Il est désormais possible d'atteindre la population à son domicile et si certaines bibliothèques offrent des services à distance, elles restent globalement définies comme un lieu. Cette contrainte (les usagers le sont s'ils font l'effort de se déplacer) pénalise la bibliothèque en même temps qu'elle peut la valoriser : elle peut permettre de faire se rencontrer réellement les membres de notre société et non plus à travers la communauté virtuelle (et qui existe) des téléspectateurs, auditeurs ou internautes. Elle peut se valoriser auprès des décideurs politiques à travers la caractéristique qui la distingue des autres modes de diffusion du savoir et de la fiction (hormis le cinéma). Reste qu'il faut parvenir à faire venir la population dans les murs de la bibliothèque...

 

La victoire de l'idéologie libérale

S'il a un peu hésité avec les régimes communistes et les crises de 1968, notre monde est désormais gouverné par la primauté donnée à l'initiative privée. On peut le regretter, militer contre mais ce constat correspond bien à la situation présente. Cela a pour conséquence une tentative pour limiter les dépenses publiques et notamment dans les secteurs considérés comme peu régaliens (culture, social, etc.).

 Les services publics doivent faire face à la demande croissante de services dans la population (sécurité sanitaire, police, éducation, etc.) et au souci des hommes politiques de ne pas multiplier les dépenses publiques et les déficits des comptes publics.

Dans ce contexte, il est difficile pour les bibliothécaires de demander, et surtout d'obtenir, des budgets publics importants. En France, le réseau des bibliothèques s'est largement développé et modernisé. Nombre de communes disposent de bâtiments spacieux et modernes. Il est plus difficile d'obtenir des moyens pour les faire fonctionner, notamment du personnel. Cette difficulté est d'autant plus grande que le groupe professionnel des bibliothécaires n'est pas parvenu à faire adhérer les autres acteurs à sa conception de la lecture publique[7]. Le souci de défense (observable dans le désir souvent formulé d'une loi sur les bibliothèques) n'est pas de nature à faciliter l'investissement public. Tant au niveau national que local, les hommes politiques sont réticents à engager des dépenses et encore plus s'ils ont le sentiment de ne faire que défendre un groupe professionnel.

 

La défection contre le changement

A. O. Hirschman[8] a bien montré comment les institutions sont confrontées à trois manières dont les usagers (clients) manifestent leur insatisfaction. Ils peuvent opter pour la prise de parole (voice), la défection (exit) ou la loyauté (loyalty). Le recours à l'un de ces trois modes d'expression dépend des institutions, de leur fonctionnement et de la place qu'elles accordent à la parole des usagers.

C'est ainsi que l'école et les bibliothèques n'ont pas affaire à des formes semblables d'expression de l'insatisfaction. Les élèves sont contraints de fréquenter l'école parce qu'elle est obligatoire et surtout parce qu'elle dispose du monopole de distribution des titres scolaires lesquels sont déterminants pour l'accès au marché du travail. Pour cette raison, les élèves sont condamnés à la loyauté même si l'absentéisme se développe notamment dans le bas de la hiérarchie scolaire. Les élèves demeurent dans les murs de l'école et ne manquent pas de prendre la parole pour exprimer leur insatisfaction (indépendamment de la légitimité de leurs revendications). Les enseignants sont alors confrontés à un public avec lequel ils sont condamnés à composer. Alors que ceux de primaire ont, depuis longtemps, été confrontés à des enfants socialement très hétérogènes, c'est plus récemment que le collège, le lycée et l'université affrontent ces publics variés[9]. C'est face à ce nouveau public scolaire que l'enseignement a évolué. Les enseignants ont dû prendre en compte au moins partiellement les désirs ou réticences des élèves. Par exemple, l'ouverture du corpus des livres étudiés au collège à la littérature de jeunesse[10] (contre certains classiques), résulte de cet ajustement.

S'agissant des bibliothèques, elles ne sont en rien obligatoires. Les usagers les fréquentent s'ils le veulent bien c'est-à-dire s'ils trouvent sur place des services dont ils jugent qu'ils méritent le déplacement. Ils « votent avec leurs pieds ». Le fait de ne pas (ou ne plus venir) peut correspondre à l'expression d'une insatisfaction. De ce point de vue la bibliothèque apparaît dans une situation plus difficile que le musée car « sauf exception, la fréquentation des oeuvres réclame la visite du musée, alors qu'il est possible d'être un grand lecteur, et un grand lecteur cultivé sans être usager d'une bibliothèque[11] ». Cet équipement culturel ne bénéficie pas d'une loyauté obtenue par la nécessité ou la nature de ses services. Cela présente deux conséquences importantes :

-         il est rendu difficile pour les bibliothèques de connaître ce qui insatisfait les citoyens qui renoncent à les fréquenter. Peu font savoir ce qui ne leur plaît ou convient pas. Ils partent ou ne viennent pas sans que l'on sache pourquoi. Dans ces conditions, il apparaît d'autant plus important de chercher à connaître l'avis de ceux qui ne fréquentent pas ou plus ce lieu pas seulement à travers un cahier de suggestion (situé loin du personnel) mais aussi à travers des enquêtes qualitatives (il n'en n'existe pas en France sur les non usagers qui représentent 70% de la population !) ;

-         il est possible pour les bibliothèques de ne pas tenir compte des voix qui ne s'expriment pas. Elles ne sont pas contraintes au changement par les usagers. Au contraire, ceux qui restent peuvent menacer de partir si on change quelque chose qui permettrait de faire venir un public nouveau (et parfois bruyant). Les bibliothécaires sont placés dans des conditions qui ne leur imposent pas de remettre en cause les principes mêmes de ce qu'elles offrent. Ce n'est pas pour cela qu'aucun changement n'est opéré mais il apparaît possible de ne pas en réaliser.

Ces deux conséquences renforcent la difficulté à penser le changement social. La volatilité des usagers et la possible insensibilité des bibliothèques à leurs attentes se conjuguent pour figer les services qu'elles offrent. Il s'agit bien sûr d'une tendance et les bibliothèques essaient le plus souvent d'entrer en convergence avec les évolutions sociales. Mais cette attention aux attentes du public est stimulée par les financeurs. C'est en partie parce qu'elles doivent rendre des comptes aux élus que les bibliothèques se préoccupent d'entrer en phase avec les citoyens. C'est en montrant qu'elles intéressent une partie importante de la population et qu'elles répondent à certains de ses besoins que les bibliothèques construisent leur légitimité. Autrement dit, il leur faut prendre en compte le changement social même si elles sont en position de ne pas le faire.

 

Conclusion : Quelles missions pour les bibliothèques d'aujourd'hui ?

 

Ce constat conduit à une réflexion sur les missions des bibliothèques. Les missions doivent-elles évoluer du fait des changements sociaux repérés ? Dans quelle direction ? Voici quelques pistes indicatives et non prescriptives :

-         Assumer plus généralement les demandes scolaires. Les bibliothèques (et leur personnel) construisent leur identité sur leur différence avec l'école. Celle-ci serait soupçonnée de donner à la lecture une dimension contrainte, éducative alors que les bibliothèques seraient le lieu de pratiques plus libres. Le plaisir de la lecture serait l'apanage des bibliothèques. La situation a désormais changé et le plaisir a de plus en plus sa place à l'école (principalement au collège). En revanche, si le rapport des élèves à leur formation est plus instrumental (versus gratuit), ils sont avides de livres leur facilitant la vie d'élève. De ce fait, ils seraient (et sont d'après quelques témoignages) intéressés par le domaine de l'édition parascolaire. Les élèves les moins familiers de la culture scolaire (les autres aussi) sont à la recherche d'outils pouvant les aider. Tout se passe comme si les bibliothécaires imposaient (consciemment ou non) leur rapport enchanté à la culture scolaire aux usagers : la culture est-elle une fin en elle-même ou un moyen ?

-         Reconnaître le rapport désacralisé à la lecture. Les institutions de reconnaissance de la lecture perdent de leur autorité : la culture scolaire est instrumentalisée ; les prix littéraires (hors prix de lecteurs) se traduisent par un moindre succès commercial qu'avant[12]. Le rapport à la lecture se « sécularise », les lecteurs s'appuient davantage sur leur avis personnel et celui de leurs pairs. Comment les bibliothèques doivent-elles se positionner par rapport à cette nouvelle situation ? Est-il toujours légitime de maintenir à l'écart les best-sellers (c'est moins le cas au Québec) ? N'est-ce pas souligner le décalage entre le monde de la bibliothèque et celui du « dehors » ?

-         Construire la bibliothèque comme espace public d'un lieu déterminé. Si les facteurs sont nombreux qui conduisent les individus au repli sur eux-mêmes (Cf. Supra), il existe une attente collective (parfois exprimée chez les élus et les usagers) pour des lieux publics. Les bibliothèques peuvent jouer un rôle dans ce cadre en créant des occasions de rencontres. Cette mission « sociale » ne peut être remplie sans remettre en cause la mission « culturelle ». S'il s'agit de faire venir toutes les fractions de population de la communauté locale, il faut pouvoir offrir à chacune des raisons de venir puisque l'on sait que les oeuvres conçues comme universelles ne suffisent pas à intéresser tout le monde.

Si les bibliothèques sont prises dans une histoire qui les dépasse, elles gardent, selon moi, une certaine marge de manoeuvre face à leur destin selon la manière dont elles prennent en compte les évolutions qui les entourent.

 



[1] F. de Singly, Le soi, le couple et la famille, Paris, Nathan, 1996, p. 223.

[2] F. de Singly « La famille individualiste face aux pratiques culturelles » in Colloque sur les publics, Paris, Ministère de la culture et de la communication, 29 novembre 2002.

[3] F. de Singly avait développé cette idée sous une autre forme dans « l'Homme dual. Raison utilitaire, raison humanitaire » in Le Débat, n°61, sept-oct. 1990.

[4] F. Dubet, Les lycéens, Paris, Le Seuil, 1991.

[5] Comme l'affirme A. Finkielkraut dans La défaite de la pensée.

[6] F. Dubet, « Principes démocratiques et expérience sociale » in Bulletin d'informations de l'ABF, n°176, 3ème trimestre 1997, p.32.

[7] Pour plus de précisions, Cf. M. de Lassalle, L'impuissance publique. La politique de la lecture publique en France (1945-1993), Thèse de doctorat de science politique, Université Paris1, 1996.

[8] A. O. Hirschman, Face au déclin des entreprises et des institutions, Paris, Ed. Ouvrières, 1972, rééd. Fayard.

[9] On trouvera des développements sur le processus et surtout sur les conséquences qu'il a engendrées chez les enseignants dans F. Dubet, Le déclin de l'institution, Paris, Le Seuil, 2002.

[10] Cette évolution a été établie par C. Baudelot, M. Cartier, C. Detrez, Et pourtant ils lisent..., Paris, Le Seuil, 1999.

[11] F. de Singly,  « Une forme de l'évaluation : l'analyse de l' « exit », de la non-réinscription » in C. Poissenot, Les adolescents et la bibliothèque, Paris, BPI/ Centre G. Pompidou, 1997, p. 16.

[12] Cf. A. Salles, « Les prix littéraires se sont peu vendus en 2002 » in Le Monde, 10 janvier 2003.