L’ETUDE DES USAGES EN SIC AUJOURD’HUI :

BILAN et PERSPECTIVES

Françoise Paquienséguy Françoise.Paquienseguy@univ-paris8.fr

 

CEMTI - Université Vincennes à Saint-Denis, Paris8

1980-2006 – Constats : les NTIC sont aujourd’hui des TIC personnelles, numériques ; leurs taux d’équipement, conséquents, les rendent de plus en plus présentes au quotidien ; elles sont conçues pour se constituer en système via des périphériques, de la connectique mais aussi des contenus aux formats multiples faits pour l’échange, la diffusion… Autrement dit si l’antériorité de l’offre industrielle se vérifie plus fortement aujourd’hui qu’hier , elle ne doit pas occulter les mutations majeures qui semblent paraître dans la formation des usages contemporains qui y sont liés. En effet, les TIC numériques et personnelles sont aujourd’hui principalement des terminaux mobiles de connexion à un ou des réseaux et l’évolution des pratiques communicationnelles paraît y trouver un écho favorable. Nous les interrogerons ici à travers le paradigme de la mobilité.

1/Un  bilan intéressé  

L’étude des usages a connu une période très favorable lors des premiers déploiements des « nouveaux médias » et « nouvelles TIC » dans la grande vague de travaux de terrain et d’expérimentation sociale des TIC pour être ensuite plus discrète, peut-être en faveur de travaux sur la constitution d’une offre industrielle transsectorielle, consacrée aux TIC numériques connectées. Aujourd’hui le pas est franchi, les TIC numériques sont omniprésentes dans notre vie quotidienne et la problématique des usages devient à nouveau centrale dans nos travaux, au-delà des approches liées au marketing ou à la prospective sous forme de scénarios d’usages. L’étude des usages, de leurs formations et de leurs composantes sociales nous intéresse certes, mais s’il faut les questionner à partir des travaux fondateurs des années 80 il faut le faire à l’aune des changements contextuels, majeurs, des mutations socio-économiques et des évolutions technologiques [Paquienséguy- 2003] traversés depuis. 

La sociologie des  usages : ses points d’entrée et ses problématiques (années 80)

En France, l’étude des usages par les SIC repose principalement sur l’approche de la sociologie des usages qui s’est surtout fondée dans les années 1980 à l’occasion du développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication ; de nombreux travaux empiriques ont alors permis de dégager la notion d’usages sociaux [Tremblay - 1992]. Les objets techniques étudiés sont considérés à la fois comme des construits sociaux et comme des objets techniques spécifiques. Cette différence se marque premièrement au travers des fonctions de communication qu’ils assument [Chambat – 1994 (a)], fonctions centrales et vitales au bon fonctionnement de la société [Miège – 1998] et deuxièmement à leurs caractéristiques propres qui les éloignent des mass-média : utilisation individuelle ou usager actif, par exemple. Riche en développements et expérimentations, cette période a donné lieu à de nombreuses études de terrain. En effet, dans les cas français (Vidéotex) et québécois (Vidéoway) cette période est marquée par le déploiement massif d’une initiative concrète de systèmes interactifs, très soutenue par l’Etat. L’étude des usages s’articule alors sur des valeurs fortes, défendues de manière assez consensuelle dans les auteurs majeurs. Parmi elles nous retenons, une période assez longue nécessaire à la formation des usages avant que la stabilité soit atteinte, période qui se déroule dans un cadre protégé (gratuité de l’équipement et/ou de la consommation, doublon entre les dispositifs antérieurs et nouveaux, cercle définis d’usagers…) et très étudié, jusqu’à engendrer sa propre méthodologie « d’expérimentation sociale » de ces premiers services et terminaux interactifs.  

L’évolution des questionnements (années 90)

Dès le début des années 90, une approche plus large est développée par certains chercheurs pour qui les différents apports de ces travaux, parfois empiriques, de la sociologie des usages, ne sauraient suffire. Au moins trois textes fondateurs abordent alors les transformations de l’étude des usages.Chronologiquement ce sont d’abord Lacroix, Tremblay et Mœglin [1992] qui, à la suite de leurs travaux sur la convergence technologique,  posent les usages comme une réponse, et un levier de transformation, à l’offre industrielle, dont ils soulignent l’antériorité, le besoin n’étant pas le détonateur à la formation des usages. Ils cherchent donc à étudier les nouveaux rapports qui se développent entre une offre, basée sur le volontarisme industriel, donc une logique de push dynamisée par les stratégies marketing, et les prescriptions d’usages, et des usages qui commencent à stigmatiser les prémices des mutations à l’œuvre dans cette période marquée par le mythe et l’idéologie du numérique. Ensuite, Pierre Chambat [1994(b)] écrit un article de référence sur « l’évolution des problématiques» liées aux usages qui lui permet de poser la question de la représentation de l’usager dans le processus d’innovation, et ce au-delà des travaux menés au Centre Sociologique de l’Innovation. Cet article contient les ferments d’une réflexion en train de se construire sur la marge d’action de l’usager dans la très large gamme d’usages proposé par les TIC numériques (TICN) : « l’usage fait retour sur la technique qui, loin d’être stabilisée définitivement dans un objet se transforme à mesure qu’elle pénètre la société ». De plus, Chambat ouvre des pistes de travail tout à fait justifiées aujourd’hui sur la place des services, nous y associerions les contenus lorsqu’il s’interroge « l’importance croissante prise par les services, remet-elle en cause les analyses (…) centrées sur les objets ? « Objets dont il note qu’ils fonctionnent comme « signes sociaux ou dispositifs », élément que nous reprendrons plus loin.

Jouët [2000] profitait du changement de siècle pour en faire un bilan complet, elle insiste sur la généalogie des usages marquant déjà les spécificités des TIC liées à l’informatique, et sur la construction sociale de l’usage. Ainsi, les TIC re-configurent l’analyse des usages, comme elle le souligne « si les nouvelles techniques s’apparentent à bien des égards aux autres équipements du ménage, audiovisuels en particulier, elle s’en distinguent aussi car elles font passer le foyer de l’ère de l’électronique à l’ère informatique[1] ».

 A leur suite, d’autres synthèses et mises en perspective introduisent déjà une évolution des problématiques sur les usages. Ainsi, pour ne citer qu’eux, Pronovost [1994] pose des axes d’analyse transversaux, au-delà des études de cas : le temps et les « systèmes d’activité », Vitalis [1994] travaille sur la transformation et la démultiplication des figures de l’usager, Massit-Foléa [2002] cherche à creuser la construction sociale des technologies…  Autrement dit le contexte historique et économique des années 90 qui peut, trop vite, se résumer à une délibéralisation de secteurs sensibles et historiquement monopolistiques ; à un contexte de profusion de l’offre et de démultiplication de l’offre de TICN et de prestataires de services ; à une grande quantité de contenus numériques ou numérisés ; à la montée en puissance de certaines logiques sociales telles que l’autonomie sociale, l’individualisation des pratiques, la porosité des frontières loisirs/professionnels ; au constat de la transformation de notre société comme par exemple une mobilité accrue, l’évolution de la cellule familiale, ce contexte est à la fois vecteur et objet des processus de formations des usages et une concrétisation de ces usages sur des bases sensiblement différentes des précédentes.

 

Les questionnements actuels, arrêtés au colloque de Bordeaux sur les enjeux et usages des TIC

Nous en sommes aujourd’hui à un autre passage, vers l’ère numérique. En effet, d’un côté se poursuivent les travaux totalement liés au terrain étudié et focalisés sur un objet technique ou une de ces possibilités d’usages, et de l’autre surgissent des réflexions fondamentales sur le changement de paradigme qui s’opère avec les réseaux et les Tics contemporaines ; citons, seulement ici les réflexions de Proulx  « la convergence permet-elle le déploiement de pratiques intermédiales ?[1999] », va-t-on vers une nouvelle théorie des usages [2005] ou de Jeanneret : quels changements de perspective si les TIC sont considérés comme des médias informatisés, définis comme « de dispositifs à base technique qui configurent les rapports de la communication médiatique symbolique [2000] ». Nous les avons définis [Paquienséguy – 2005] comme des objets à trois faces : 1e des outils technologiques qui font référence à une filiation industrielle dominante (télécoms –informatique – image – son…), 2e commercialisés avec une offre de services et de prestation d’accès totalement sous dépendance de stratégies marketing en recherche d’usages porteurs, et 3e, de ressources de bases fournies par différents prestataires. Ainsi, les objets techniques numériques liés aux pratiques d’information et de communication, couplés aux réseaux, semblent  traversés par des phénomènes –instables ou en mutation- et le colloque de Bordeaux [Vieira – Pinède-Wojciechowski 2005] ouvre de façon nette au moins deux orientations[2] de recherche : les usages des TICN personnelles ne se construisent pas dans le droit fil de ceux des « nouveaux médias » ou « TIC » ; et leurs « réalités » [désignant un système organisé de pratiques communicationnelles et sociales] incitent à reprendre ou à travailler des problématiques indispensables pour les étudier.

Ainsi, en nous appuyant sur ces réflexions et à la suite de nos derniers travaux[3], nous cherchons à interroger l’évolution des problématiques liées aux usages à travers trois tendances de mutations à l’œuvre dans le champ des TIC numériques (et pour certaines bien plus largement dans la société). Il s’agit tout d’abord de la mobilité, ou plutôt des mobilités prises comme un paradigme structurant du  contexte des Tic aujourd’hui [Urry – 2005 – Chapitre V], « caractérisé comme une mobilité accrue des personnes, des biens et des informations » [Ascher – 2005 – p.173]. (C’est la seule tendance que nous développerons ici.) Il s’agit ensuite de la mise en réseau et sur le réseau. « L’arrivée d’Internet marque-t-elle une rupture significative dans l’informatisation et dans nos manières de faire usages des TIC ? »[Proulx – 2005 – p.11]. Ces Tic peuvent être considérées avant tout comme des points d’entrée sur un réseau qui apporte des contenus certes, mais qui supporte aussi la communication, principalement interpersonnelle, transformant ainsi « la pragmatique de la communication et la conscience des acteurs » [Jeanneret – 2005]. Enfin, se pose la question des « usages prescrits »  qui revient bien moins à s’interroger sur le rapport entre la « l’offre et la demande sociale » selon la terminologie des années 80, que sur les interactions entre la technique (les équipementiers, les constructeurs), l’offre (marketing et commerciale) de services et de contenus (via les opérateurs, les FAI, les câblo-opérateurs, les portails) et les destinataires (polyvalents et multifacettes). L’ouverture du spectre d’usages des TICN marque, selon nous, la transformation de la prescription d’usages.

 

 

 

2/ Une approche des usages des TICN au XXIème siècle : continuum connexionnel et mobilité

Si l’avènement du numérique et de ses réseaux technico-économiques  est maintenant une réalité industrielle et économique [Callon – 1992], le contexte des TICN évolue de façon significative en terme de technologies disponibles, d’offre de services et d’ingénierie, mais aussi d’activité législative et réglementaire[4]. Cependant, les TIC numériques et personnelles s’inscrivent dans une continuité d’innovation et d’usages avec celles qui les ont précédées (ex : les terminaux mobiles pour la consommation de musique existent depuis plus de 20 ans) et parallèlement à ces développements, un conflit de temporalités se joue entre celle de la technique (rythme effréné  des phases exploratoires liées à la recherche de synergies fonctionnelles et économiquement porteuses [Paquienséguy – 2004]), celle du marché déjà moins précipitée et enfin celle des usagers dans un temps long, nous le savons. Aussi cette complexité du contexte accroît-elle la coexistence (pérenne ?) de plusieurs types d’usages. Par exemple, on note au travers des études de terrain, l’usage massif des terminaux de téléphonie mobile : plus d’abonnements mobiles que de lignes fixes ; au-delà, l’usage avéré des messages courts (SMS – mail – MMS),  et mais aussi des usages émergents liés à la continuité des réseaux entre réseau personnel et réseau global, à la croissance des services data [Kaplan-2004], ainsi que des usages innovants à partir d’un continuum sans fil, sans parler des scénarios d’usages construits par les industriels sur des modèles coréens (Society Ubiquitous). L’offre TICN, offre d’objets communicants, amplifiée par différents réseaux ouverts et locaux, devient mature (triple play, hauts débits, information intelligente, P2P…) au moment où les usages évoluent dans le sens de la mobilité, de la continuité et de l’empowerment, dans un environnement adaptable où les réseaux humains et techniques  sont omniprésents.

Certes, ce contexte de développement et de déploiement reste marqué par des tendances lourdes [Jouët – 1989] et des logiques sociales à l’œuvre depuis le XXème siècle, logiques qui sont à l’origine de la véritable ascension de la communication [Miège - 1997], mais indéniablement « avec le numérique la mobilité change d’échelle » [Marzloff – 2004]. La mobilité des individus et des contenus numériques participe de la construction du contexte socio-symbolique des actes d’information et de communication, elle marque les usages, qui ne sont pas des usages en mobilité mais des usages de la mobilité dont le premier enjeu est la maîtrise personnelle et individuelle des espaces-temps, la réalité de l’un d’eux permettant de gérer les autres et d’y accéder [réalité augmentée]. « L’évolution de l’organisation sociale et les nouvelles technologies dégagent plus de latitude pour se délocaliser et se relocaliser, se désynchroniser et se resynchroniser (…) et combinent, sous de nouvelles formes, les interactions directes et les interactions médiatisées par les NTIC » [Ascher – 2004].  « Le numérique et les technologies en général peuvent prétendre à un puissant accompagnement du changement.» [Marzloff – 2004). Pour les TIC personnelles, et sans les restreindre à la téléphonie mobile, les usages de la mobilité se cristallisent déjà sur une recomposition permanente de dispositifs socio-techniques à partir des pièces de base disponibles, utilisé en fonction de l’espace-temps dans lequel l’acte connexionnel[5]. Dispositif est pris au sens de Lequeux et Rallet [2004] « plates-formes haut débit raccordant des terminaux hétérogènes à des services et des contenus diversifiés. ».  Autrement dit, en mobilité, les TIC personnelles fonctionnent en interrelation (fusionnelle ou concurrentielle), tendance matérialisée dans certains terminaux multifonctions de téléphonie 3G. Dès lors, la gamme d’usages s’élargit, de façon conséquente, à la fois par l’évolution du terminal et par  « la logique de mécano » qui règne encore au sein des TIC numériques.

 La configuration du dispositif, à partir des composants fondamentaux (terminaux- réseaux) constitue un premier niveau d’usages à étudier et semble aller aujourd’hui à la fois dans le sens de la pérennité du dispositif, sous une forme qui reste malléable ; et dans celui d’une configuration favorisant la mobilité.

 

 

 

 

Bibliographie

 

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AKRICH Madeleine, 1987, «Comment décrire les objets techniques «, Techniques et cultures, n°9

ASCHER François, 2005, La société hypermoderne, Editions de l’Aube, coll. Essai, La Tour d’Aigues

CALLON Michel, LATOUR B., 1985, « Les paradoxes de la modernité, comment concevoir les innovations ? » Prospectives et santé n°36, p.13-25

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CHAMBAT, Pierre, 1994 [a]«NTIC et représentation des usagers» in Médias et nouvelles technologies : pour une socio-politique des usages sous la direction d’André Vitalis, Éditions Apogée, Rennes, 1994, p.50

CHAMBAT, Pierre, 1994 [b]« Usages des TIC : évolution des problématiques » in TIS, vol6, n°3, 1994

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JOUËT, Josiane, 1989 « Nouvelles techniques : des formes de la production sociale » in TIS, vol.1, n°3,   pp 13-34

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MARZLOFF, Bruno, 2004, « On a ouvert la boîte de Pandore de la mobilité » in Kaplan, D. et Lafont, H. (dir) Mobilités.net, Questions numériques, Fing-LGDJ, Bordeaux, p. 25

MASSIT-FOLEA, Françoise, 2002, « Usages des Technologies de l’Information et de la Communication, : acquis et perspectives de la recherche » in Le Français dans le Monde, numéro spécial, janvier

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PAQUIENSEGUY, Françoise, 2003, Les TIC et leurs usages aujourd’hui : constats, questionnements, hypothèses, Séminaire MSH Paris-Nord, document interne à la sous-thématique « Mutations des industries culturelles ». à paraître aux PUV en 2006. 

PRONOVOST, Gilles,1994, « Médias, éléments pour l’étude de la formation des usages sociaux », in TIS, vol 6 n°4

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URRY, John, 2005, Sociologie des mobilités, Armand Colin, Liège,  chapitre 5 « Temporalités »

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VIEIRA, Lise, PINEDE-WOJCIECHOWSKI Nathalie, (dir),  2005, Enjeux et usages des T.I.C. : aspects culturels et sociaux, Université Michel de Montaigne – Bordeaux3 – Gresic

VITALIS André, (sous la dir de), 1994, Médias et nouvelles technologies. Pour une socio-politique des usages, Rennes, Edition Apogée

 



[1] Jouët Josiane, « Nouvelles techniques : des formes de la production sociale » in TIS, vol.1, n°3, pp 13-34

[2] Les actes du colloque comportent 25 articles consacrés à la formation de « nouveaux » usages à partir des TICN et 16 questionnant l’appareil théorique de référence.

[3]  Cf Bibliographie

[4] Loi sur la confiance dans l’économie numérique (été 2005 ?????)

[5] Au-delà d’un acte communicationnel pur, se connecter à un réseau pour accomplir une action de communication, d’information, de téléchargement ou de consommation de données de toute nature