Les technologies d’information et de la communication : constat, questionnements et hypothèses

 

Françoise Paquienséguy

Professeur de sciences de la communication à l’Université de Paris 8

 

Introduction

L’objectif de cet article est de réfléchir à la formation des usages des technologies de l’information et de la communication  telles qu’elles se développent aujourd’hui en lien avec le système d’offre auquel elles appartiennent. Plusieurs changements sont visibles, tangibles ou en cours, qui questionnent la formation des usages et son étude, en référence à la sociologie des usages. Nous montrerons, premièrement, que l’offre change en profondeur en passant des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) des années 1980 aux technologies de l’information et de la communication numériques (TICN) et que, deuxièmement, cette mutation contrarie la définition des usages sociaux et de leurs conditions de formation construite en référence aux NTIC. En effet, quatre caractéristiques nouvelles des TICN se dégagent déjà : la polyvalence, l’ouverture, la mise dispositif et la perte de la fonction dominante. Le travail de recherche sur les mutations de la formation des usages et sur les usages eux-mêmes n’est ici qu’esquissé d’un point de vue théorique afin de démontrer tout l’intérêt qu’il y a à étudier ces mutations.

 

1. Postulat de départ : une nouvelle lignée technique

La réflexion débutée ici postule que le numérique, appliqué aux Technologies de l’Information et de la Communication fonde le passage à une nouvelle lignée technique.  L’expression « lignée technique », empruntée à Gilbert Simondon (1969), permet de marquer l’entrée dans un paradigme différent, celui du numérique, successeur de l’analogique. Nous considérons qu’un objet technique se définit autant par sa genèse que par ses développements ultérieurs et les usages qui se construisent autour de lui. Ce point de vue est largement développé, entre autres, par Patrice Flichy, pour qui le premier temps de l’innovation voit se dérouler « différentes histoires parallèles  qui ne sont pas liées entre elles. C’est l’histoire antérieure à la constitution du cadre socio-technique qui reprend les histoires parallèles des mondes sociaux concernés » (1995 – p.224). Philippe Breton adopte un point de vue « amonstiste » et s’intéresse tout particulièrement « aux phénomènes qui se situent en amont de l’invention technique elle-même, et qui conditionnent non seulement la dynamique de l’invention elle-même, mais également des conditions de son succès ou de son échec » (1992 – p.45)  Josiane Jouet considère qu’ «  il n’existe pas d’usage sui generis : l’adoption des TIC s’articule autour de techniques et de pratiques antérieures ». (2000-p.500) Il faut donc étudier la généalogie des techniques et l’intégrer dans l’étude des usages pour les comprendre. Cette généalogie est faite de différentes histoires techniques, sociales, économiques…et de plusieurs lieux d’innovation qui marquent la construction progressive, et parfois saccadée, de nouveaux objets techniques. L’individualité de l’objet vient de sa filiation technique, puisque « la genèse de l’objet technique fait partie de son œuvre ... L’objet technique existe donc comme un type spécifique obtenu au terme d’une série convergente». (Simondon, 1969, p. 20) C’est donc dans la genèse de l’objet qu’il faut chercher les spécificités qui en forgent l’individualité puisque, pour Simondon, tout objet technique est une certaine cristallisation de plusieurs lignées techniques. Ainsi, plusieurs innovations se sont cristallisées dans les cinquante dernières années pour produire une nouvelle lignée technique que nous appellerons la lignée numérique. Les travaux de référence sur la convergence technique entre les télécommunications, l’audiovisuel et l’informatique ont analysé l’histoire politique, technique, économique et réglementaire qui constitue la généalogie des TIC numériques. (Lacroix et Tremblay, 1993) En effet, la convergence technico-économique est une problématique importante des années 90, (Tremblay, Lacroix et Mœglin, 1995), née sous l’impulsion des nouvelles technologies de l’information,  ce qui conduit à s’interroger plus largement sur «  les rapports entre la société et les développements technologiques». (Lacroix 1993, p.9).  

 

Il n’y a pas lieu de convoquer ici les éléments fondateurs ou la montée en charge progressive de la numérisation à l’intérieur du champ de la communication, ni l’explosion qui s’en suivit. Disons principalement qu’à partir des années 1980, les technologies numériques s’implantent de plus en plus dans les secteurs industriels de l’audiovisuel, de l’informatique et des télécommunications. Parallèlement, le contexte de déréglementation, qui se crée en Europe, œuvre à produire, presque deux décennies plus tard, une multiplication des outils, des terminaux des appareils lecteurs ou producteurs qui forment la cohorte de ces TIC. Sans pouvoir toutes les mentionner citons la téléphonie mobile, les assistants personnels numériques (Personal Data Assistant), les ordinateurs fixes et portables, les périphériques et éléments d’interconnexion comme les systèmes bluetooth, les appareils photos numériques, les baladeurs MP3, la ligne visiophone… Loin des NTIC dédiées, qui renvoient au minitel, au câble, et autres objets technologiques analogiques développés dans les années 1980, ces TIC constituent une famille particulière, une lignée à part entière : les TICN. Souvenons-nous, en effet, que les NTIC désignent alors « un ensemble vaste et hétérogène de systèmes de communication, de matériels, de biens d’équipement qui se greffent sur les innovations de l’informatique, des télécommunications et de l’audiovisuel, sur les synergies qui se sont dégagées entre ces secteurs. »  (JOUËT, 1992 – p.177)    L’adjectif nouveau fait donc référence à l’informatique et « l’appellation technologie informatisée eut sans doute été plus appropriée. Mais le qualificatif nouveau perdure. » (JOUËT, 1992 – p.178)  Cependant toutes utilisent des technologies analogiques, même le vidéotex, ce qui interdit toute interconnexion ou échange de données ; chaque NTIC est dédiée à une fonction principale et /ou à un réseau spécifique (Transpac, le câble…). Ainsi donc, dans les années 80, les NTIC sont nombreuses et indépendantes.

 

Les TICN, elles, s’identifient à leur totale numérisation, à une possibilité de mise en réseau ou de connexion (à un réseau large ou ouvert, ou, plus simplement, à un autre appareil) et souvent à une miniaturisation des outils, devenus des « terminaux de poche ».  Sans distinction, elles utilisent toutes des données codées sous forme numérique et susceptibles d’être échangées, retravaillées, affichées et stockées sous cette même forme sur des terminaux différents. D’ailleurs, parmi les TICN se trouvent à la fois des contenus, des terminaux, de réseaux, ou encore des services. La numérisation constitue une lignée technique originelle. Donc si on considère que « l’essence technique » est la numérisation de l’ensemble des éléments composant les TICN, il faut prendre en compte non seulement les éléments matériels qui constituent l’équipement (fixe, mobile ou de connexion) mais aussi les éléments « immatériels » que sont les contenus et les services qu’ils proposent ou manipulent. Ainsi, cette perspective nous amène à ne plus chercher à différencier les objets techniques issus des filiations informatique, audio-visuelle et des télécommunications puisqu’ils appartiennent à la même lignée technique, celle des TICN. Comme nous le verrons plus loin, il est bien entendu qu’il s’agit de fusionner les TICN dans un nouveau paradigme commun, celui du numérique, et non pas l’ensemble des filières économiques qui les supportent : ce qui est vrai pour les objets techniques eux-mêmes (terminaux, matériels lecteurs, périphériques ou connectique) ne l’est pas forcément pour les acteurs économiques.

 

Pour étudier les mutations en cours dans la constitution de l’offre de TICN et ses répercussions sur la formation des usages, nous faisons donc une proposition en trois temps. Premièrement, l’analyse de l’histoire technique constitutive des TICN révèle l’existence d’un contexte technique différent, celui du numérique, devenu omniprésent : les nouveautés naissent numériques, les archives sont numérisées (ces travaux ont déjà été menés).  Nous retiendrons ici comme principales caractéristiques du numérique : l’unicité du codage qui s’applique uniformément, et sans distinction, aux différentes données (texte, son, image, vidéo, 3d…) et la facilité de transfert, de duplication et de circulation des données sur des terminaux et réseaux numériques. Par ailleurs, la mise en dispositif des équipements et l’interconnexion des réseaux accentuent l’échange des fichiers ; c’est pourquoi ces quatre éléments, au moins, nous paraissent discriminants par rapport à l’analogique. Deuxièmement, l’offre a changé, de nouvelles caractéristiques apparaissent qu’il faut prendre en compte et analyser. Troisièmement, la formation des usages des TICN doit être étudiée sans entrave, en considérant avant tout que les TICN observées sont des objets techniques, issus d’une nouvelle lignée dont la généalogie est perturbée. En effet, techniquement ils sont différents parce que numériques, donc fruits de cette lignée alors que leurs caractéristiques économiques, les représentations qui y sont liées, l’habitus dans lequel il s’insère, fonctionnent encore avec les références antérieures, forgées sous l’analogique.

 

2. Objets communicants : l’offre a changé

L’approche des TICN, très resserrée sur l’histoire des techniques, doit être élargie aux conditions socio-économiques de développement des TICN qui forment une zone supplémentaire de confusion. L’offre est foisonnante parce que nous sommes au début d’une lignée technique qui explore ses possibilités. Les acteurs économiques (industriels, opérateurs, fournisseurs de contenus ou d’accès…) développent des stratégies exploratoires et commercialisent de façon continue des services, des contenus, des terminaux, des offres regroupées. Ainsi depuis 4 à 5 ans, et de façon très accélérée depuis 2 ans, nous assistons à une multiplication des TICN mises sur le marché. Cette profusion opacifie totalement la fonction première (éponyme) de chaque appareil car in fine plusieurs TICN proposent d’accomplir les mêmes actions alors qu’elles sont issues de secteurs industriels initialement différents (d’un point de vue technique et avant le numérique). Rappelons encore que les alliances économiques et les stratégies industrielles ont déjà en partie bousculé ces frontières, et qu’il faudrait également étudier ces aspects. Se trouvent donc disponibles sur le marché, des outils numériques qui sont à la fois concurrents dans leurs fonctionnalités (ils font la même chose) et polyvalents (ils en font plusieurs) puisque, numériques et connectés (Bardini et Proulx, 1999). Ils s’inscrivent dans la même généalogie.

 

Polyvalence des TICN

Avant d’être instituée par l‘invention d’une essence technique, celle de la numérisation, dont la connexion découle, cette polyvalence est d’abord le produit des stratégies industrielles des firmes constructrices de TICN poussées par leur service de recherche et de développement. En effet, dans les années 90, elles développent des outils, des services et des logiciels à la périphérie de leur domaine d’excellence. Elles gardent ainsi un ancrage fort dans leur savoir-faire industriel de référence (Akrich, 2002). Les webcams (l’informatique s’intéresse à l’image animée), les téléphones cellulaires de 3ème génération (les télécoms filment et transmettent en direct) et les caméras professionnelles numériques (la filière de production audio-visuelle se numérise) en offrent différents exemples. La destination domestique ou professionnelle de ces outils se vérifie de façon flagrante à la qualité de la restitution des données. Aujourd’hui, la stratégie des entreprises de communication (chaînes de télévision, opérateurs de télécommunications, producteurs de contenus informationnels….) est plutôt d’investir quasi frontalement la nouvelle lignée qui s’appuie techniquement sur la numérisation et la mise en réseau (transfert et accès à distance). Les appareils commercialisés sont désormais des terminaux qui servent de point d’entrée sur un réseau, lieu d’échange et de transfert des données. Celles-ci peuvent être générées, créées par l’utilisateur. Les constructeurs et équipementiers semblent s’éloigner beaucoup plus de leurs savoir-faire de référence pour commercialiser des TICN polyvalentes. C'est-à-dire des outils terminaux qui tendent à vérifier eux-mêmes cette polyvalence, dans leur technologie comme dans leurs offres commerciales : la connexion, la numérisation et des données de toute nature (image, son, texte voix, animation..).

 

Objets techniques inachevés ?

Au-delà de leur polyvalence, les objets techniques numériques et connectés mis sur le marché sont techniquement et industriellement conçus pour rester relativement « ouverts » ; ce sont des objets qui fonctionnement de manière singulière, tout en gardant leurs capacités à se constituer en système (livrés avec des logiciels, de la connectique, des ports…). Plusieurs cas sont à étudier : celui du cinéma, des clips ou de la bande dessinée à consommer sur de la téléphonie mobile de  3ème génération ou bien celui de la photographie qui se pratique sur des terminaux voués au son (téléphone) ou au texte (PDA), ou encore celui de la musique qui s’achète et s’écoute différemment (MP3 ou le dispositif I-Tune Music Store offert par Apple par exemple). Le paradoxe contemporain serait de dire que ces TICN sont, d’une part, des objets manufacturés totalement concrets et techniquement parfaits et qui notamment sont prêts à être produits de façon industrielle et, d’autre part, des objets « abstraits », immatures,  à la recherche de leurs synergies fonctionnelles quant à leurs usages et à leur insertion sociale. Comme l’écrit Gilbert Simondon (1969, p. 55) « l’adaptation-concrétisation est un processus qui conditionne la naissance d’un milieu au lieu d’être conditionné par un milieu déjà donné ; il est conditionné par un milieu qui n’existe pas avant l’invention ». Il faut donc que le « cadre de référence socio-technique » (Flichy, 1995, p. 121) lié à la lignée technique se forme. Cette formation est à l’œuvre sous nos yeux, mais, pour les TICN, elle procède de façon très incertaine, sans pouvoir totalement s’abstraire des dispositifs d’offres antérieurs et des usages afférents. Nous en avons pour témoin l’actuelle profusion de TICN qui s’inscrit dans l’idée, ancienne, d’un terminal multifonction. De plus, les industriels, les équipementiers commercialisent des outils dont la force majeure s’articule autour de leurs capacités à être connectés ou compatibles avec leurs contemporains, témoignant ici de la lignée technique commune ; ce qui provoque à la fois une polyvalence des outils et simultanément une multiplication de l’offre.

Les TICN commercialisées ont donc comme caractéristiques :

-          d’être « ouvertes », c’est-à-dire dotées de plusieurs fonctionnalités qui peuvent totalement en changer les utilisations, les représentations et les potentialités, (Jouët parle de gamme d’usages ) ;

-          d’être conçues pour fonctionner à la fois seules et en s’agrégeant à d’autres TICN pour former un dispositif qui reste personnel, qu’il soit dispositif technique (l’équipement de l’individu et ses connexions) ou social (auquel cas il repose en partie sur la gamme d’usages contenue dans l’objet technique) (Akrich, 2002, p.47-48) ;

-          de lier leurs fonctionnalités techniques aux conditions socio-économiques  d’exploitation (forfaits et conditions d’accès au réseau Internet fixe ou téléphonie mobile) ;

-          d’obliger l’émetteur, l’expéditeur à tenir compte de façon conséquente du contexte technico-économique de  son interlocuteur.

 

Il faudrait conduire un travail de terrain qui, sans chercher l’exhaustivité, montrerait les polyvalences et les regroupements des TICN autour, par exemple, d’actions de communication qui se généralisent sur l’ensemble des terminaux, comme envoyer un mail. Cela permettrait sans doute également d’étudier la place du cadre socio-technique. En effet, les choix opérés par l’usager-consommateur font des TICN de chacun des dispositifs de communication (au sens large) à la fois temporaires et polymorphes, qui peuvent aussi se retrouver reconduits et alors persister, mais sans certitude aucune de pérennité.  Nous pourrions ici creuser l’idée d’une malléabilité croissante du cadre socio-technique des TICN ou d’un déplacement de ce cadre des objets techniques vers leurs fonctions de communication.

 

TICN, des technologies génériques à interconnecter ?

La première partie de ce texte a montré que nous considérons les TICN comme des outils techniques issus d’une nouvelle lignée technique. Elles n’ont pas alors de spécificité liée aux contenus dont elles proposent l’accès ou la lecture puisqu’ils se résument à des fichiers numériques. Nous ferions ainsi l’hypothèse que les TICN sont à la fois, premièrement, des outils techniques et toute leur logistique de connexion, deuxièmement, des services spécifiques développés par les opérateurs (de réseaux et de téléphonie ou encore virtuels) et, troisièmement, des bases de données, des sources d’information (à visualiser ou à télécharger).  La concrétisation de ces trois points, matérialisés dans une offre commerciale simple (celle d’un constructeur , Nikon par exemple), ou mixte (équipementier/opérateur , la télévision satellite par exemple), ou complexe (équipementier/opérateur/fournisseur de contenus, l’I-mode, par exemple, dont certains services associent Nokia, Bouygues), ouvre et multiplie les possibilités de connexion entre les outils qui peuvent alors combiner les capacités des outils informatiques et les possibilités de la mise en réseau, bien  au-delà de leur fonction première (prendre des photos, téléphoner, se connecter, écouter de la musique). Le fait d’échanger, de télécharger, de créer des fichiers induit une concaténation de ces outils successifs qui pèse sur la consommation et, au-delà, sur la formation des usages. Ces possibilités de transfert, de téléchargement, de connexion de documents joints relient les différentes TICN, dans une logique de chaîne de production et de diffusion de contenus informationnels, à titre professionnel ou privé, sans cesse recomposée et propre à chaque utilisateur. N’est-ce pas là justement une des caractéristiques des TICN agissant comme un frein à la construction du cadre de référence socio-technique ?

Nous proposons donc de présenter les TICN comme des objets à trois faces. Premièrement, des outils technologiques qui font encore référence à une fonction dominante. Un décalage n’est-il pas en train de s’instaurer entre l’objet technique polyvalent et les usages, qui s’agrègent en référence à une fonction dominante ? Deuxièmement, ce sont des objets commercialisés avec une offre de services (celles des prestataires d’accès à Internet comme Tiscali, Free, Wanadoo par exemple) qui influence leurs potentialités et définit la marge de manoeuvre de l’usage (le cadre d’usage). Troisièmement, ces objets comportent des ressources de bases fournies (banque d’images, de cartes postales, de news…). Ce dernier aspect est un des hauts lieux de la concurrence entre les TICN puisque la numérisation généralisée des appareils et de données rend toute distinction obsolète entre des fichiers images, son, texte. Seule la capacité de restitution du terminal utilisé limite les possibilités. Cette concurrence intervient donc à plusieurs niveaux : Premièrement, celui de l’offre économique pour une TICN donnée. Deuxièmement, celui des outils de filiation différente mais qui accomplissent des actions communes (envoyer un mail par exemple). Troisièmement, celui des ressources additives disponibles pour personnaliser l’appareil et accéder à de l’information. Quatrièmement, celui des capacités financières, temporelles et cognitives de l’utilisateur. Et, cinquièmement, au niveau symbolique des représentations de l’utilisateur. Nous ne pourrons traiter l’ensemble de ces hypothèses. La plus pertinente semble être le rôle de l’offre de services des opérateurs ou fournisseurs de contenus dans la définition de la polyvalence des TICN déjà vérifiée au niveau technique. Elle conduit, aujourd’hui, à l’agglomération de fonctions diverses sur un terminal unique.  Certes d’un point de vue technico-économique la polyvalence est là. Toutefois, il faudrait le vérifier du côté des utilisateurs, en faisant l’hypothèse que la concurrence d’outils jumeaux se vérifient moins dans la réalité des utilisations et des usages que dans la documentation technico-commerciale, car la coexistence des outils et le multi-équipement dans un même espace géographique restreint (domicile, sur soi, au travail) sont limités, ce qui réduit les télescopages.

 

L’absence progressive de fonction dominante pérenne 

La nouvelle essence technique, en offrant la polyvalence, déporte l’émergence d’une fonction principale dans l’offre commerciale d’une part et dans la construction des usages de l’autre. On est par exemple en droit de se demander aujourd’hui à quoi sert un téléphone cellulaire avec connexion à l’Internet mobile ou un PDA de 3ème génération, question sans fondement avec un téléphone à cadran des années 1970. La polyvalence est importante à étudier car c’est elle qui ouvre la voie à la migration de ces fonctions de base que plusieurs dispositifs technologiques proposent. Et si les objets communicants contemporains s’inscrivent symboliquement et économiquement encore dans une filiation technique téléphonique, informatique ou audio-visuelle, ils peuvent s’en affranchir très vite selon la fonction qui sera déterminée comme dominante par l’usager.

 

Nous avons ici les prémices d’une deuxième mutation placée dans la continuité de la  profusion et de la polyvalence des TICN : la migration des fonctions. La fonction  première d’un TICN n’est plus seulement définie par le constructeur mais par les usagers. Un téléphone cellulaire sert-il principalement à téléphoner ou plutôt à envoyer des SMS, à t’chater, à jouer, à stocker des informations dans son agenda, sa bibliothèque multimédia… ? Pour autant nous ne dirions pas qu’il s‘agit d’un contournement de l’offre industrielle ou commerciale, au sens où les usages se construisent contre l’usage prescrit ou dans ses failles (de Certeau, 1980). L’objet technique numérique communicant est commercialisé avec plusieurs fonctionnalités et services, certains d’entre eux étant en co-présence sur plusieurs TICN. Cette ouverture, premièrement, fait reposer la synergie fonctionnelle optimale, pour un utilisateur donné, sur les utilisations qui en sont faites ; deuxièmement, elle génère une hiérarchie et « priorise » certaines fonctions et, troisièmement, elle pèse sur la place et le rôle de la TICN dans les usages. Processus complexes et parallèles qui, redisons-le, provoquent en partie l’émergence de fonctions dominantes, elles-mêmes variables en fonction de différents critères (l’équipement du destinataire, être ou pas en mobilité, la tarification, l’urgence…).

 

Conclusion

Polyvalence, ouverture, interconnexion, perte de la fonction dominante, sont donc quatre marqueurs principaux de changement de l’offre qui peuvent être l’objet d’un programme de recherche. Son objectif est de dégager les éléments nouveaux qui pèsent sur la consommation des TICN, à des fins communicationnelles et informationnelles, afin de reconsidérer la construction des usages sociaux.

 

Ainsi, il faut saisir les nouvelles caractéristiques de l’offre en « TICN, objets communicants » en commençant par l’analyse de ces quatre marqueurs pour  tenter de définir les éléments déterminants pour la migration des fonctions d’un terminal à l’autre et les changements induits sur la formation des usages eux-mêmes. Certains peuvent déjà être proposés : le temps disponible, le degré d’urgence à accomplir l’action, le coût, l’équipement de l’expéditeur et celui du destinataire, la maîtrise des outils, l’équipement disponible au moment de l’action, le contexte social… Ce transfert, lié à la perte de la fonction dominante, nous conduit à penser que, dans certains cas de migration, l’accomplissement de l’action de communication prime sur le terminal. Cette dissociation entre les actions de communication et les terminaux qui les réalisent nous paraît féconde pour l’étude des usages qui se créent au sein des TICN, car la période des années 1980 a principalement étudié les usages des « nouveaux médias » dans un contexte différent qui rendait chaque « nouvelle technologie» indépendante des autres (le câble, le minitel, l’ordinateur non connecté…). Le positionnement ici serait différent, ce qui permettrait également, le cas échéant, de noter un autre lieu de mutation sociétale. Mais n’est-ce là une autre part du programme ?

 

 


Ouvrages 

 

 

 

 

 

 

§         LACROIX Jean-Guy, TREMBLAY Gaëtan, sous la dir. de, (1995), Les Autoroutes de l’information : un produit de la convergence,   Montréal, Presses de l’Université du Québec

 

§         MIEGE Bernard, (2000), Les Industries du contenu face à l’ordre informationnel », Grenoble,  PUG, coll. La communication en plus

 

§         MIEGE Bernard, (2004), L’information-communication, objet de connaissance, Paris, De Boeck, coll. Médias recherche

 

 

 

 

 

 

Contribution d’un ouvrage

 

§         BRETON Philippe, (1992), L’esprit et la matière, bref plaidoyer pour une sociologie amontistes de techniques, in PRADES Jacques, La technoscience, les fractures du discours, Paris, L’Harmattan

 

 

 

 

Articles

 

 

 

 

 

 

 

§         LACROIX Jean-Guy, TREMBLAY Gaëtan (1993), «  La convergence des télécommunications et de l’audiovisuel. Un renouvellement de perspective s’impose », Technologies de l’information et de la société, vol.5 , n°1, 1993, p81-105

 

 

 

 

 

Site web

 

http://grm.uqam.ca/textes/proulx-bardini-cri99.htm

consulté le 5 mars 2005