Stéphanie HUREZ

Allocataire de recherche - Monitrice

Université Paul Verlaine - Metz

Département Information et Communication

Centre de recherche sur les médiations (EA 3476)

 

 

La vente à la télévision : une dynamique discursive conditionnée

 

 

Pour un distributeur, conditionner un acte d'achat consiste à colporter une image de son enseigne qui soit la plus valorisante possible afin que les prospects sentent qu'ils aient affaire à quelqu'un de sérieux. Certes, il est plus aisé de conditionner un achat lorsque le client est présent sur le lieu de vente que lorsqu'il se trouve, devant son téléviseur, exposé à uneécoute plus ou moins attentive. En effet, les émissions de téléachat ne disposent pas du même bagage relationnel que les réseaux de vente traditionnels puisque les clients ne sont pas en contact direct avec les vendeurs. Ils communiquent grâce à un système de réseaux interposés que constituent le téléphone, le minitel, l'ordinateur ou le wap. De plus, alors que la publicité a le pouvoir d'éveiller le désir de consommer, ces émissions sont conçues pour créer une profonde insatisfaction de ce que nous sommes censés posséder en nous poussant à acheter ce qui semble rendre notre vie quotidienne plus agréable. La stratégie réside dans le fait de réussir à provoquer un acte d'achat en démontrant, à grand renfort de promesses, que les produits proposés sont indispensables. L'objectif d'un tel processus est de mettre le(s) client(s) potentiel(s) dans une situation d'appétence irréversible. Pour y aboutir, les propos des animateurs sont rythmés par un vocabulaire mûrement réfléchi et orienté tout en s'attachant à diverses démonstrations et de nombreux témoignages. Il est indéniable que, pour chaque émission du genre, la communication persuasive joue un rôle primordial dans les relations que l'instance émettrice souhaite entretenir avec les téléspectateurs, au risque de travestir la réalité. Mais quelle place tient concrètement l'argumentation dans la relation qui unit les animateurs aux téléspectateurs ? Comment se construit l'artifice discursif qui jouxte, accompagne et complète les séquences de démonstration et les témoignages ? En m'inspirant, entre autres théoriciens, des travaux de Lionel Bellanger, Philippe Breton et Alex Mucchielli qui se sont intéressés aux phénomènes de persuasion et en m'appuyant sur des concepts d'émissions de téléachat françaises et étrangères, je présenterai, en deux parties, une étude des pratiques discursives mises en oeuvre par l'instance émettrice pour inciter les téléspectateurs à acheter, en montrant, à la fois, les avantages et les limites de telles actions. Nous verrons, qu'en terme de communication persuasive, les émissions de téléachat ne sont pas sans ressource.

 

I.                   L'établissement d'un espace de persuasion

 

Si certains produits paraissent plus aptes que d'autres à être vendus par l'intermédiaire de la télévision, tous doivent se différencier de ce que les téléspectateurs connaissent déjà de sorte à permettre la légitimité de l'achat. Les animateurs doivent donc faire preuve d'inventivité pour que les produits qu'ils proposent soient - ou du moins paraissent - "téléachetables". Intriguer, séduire, capter l'attention et susciter l'envie sont autant d'actions vers lesquelles ils vont tenter d'orienter les téléspectateurs en instaurant un processus de persuasion qui sera en mesure convaincre les plus réticents.

 

1.1.  L'intention de persuader

 

L'espace télévisuel est le lieu privilégié de la mise en place d'une stratégie relationnelle affective. Les discours tenus par les journalistes et les publicitaires sont - par exemple - une source de manipulation psychologique qui provoque une émotion plus ou moins canalisable. Philippe Marion (2001, p. 317) pense l'émotion comme étant avant tout « médiate », « c'est-à-dire qu'elle ne peut nous atteindre qu'en s'étant imprégnée de l'esprit spécifique du média qui la transmet » mais, comme le montre Jean Charron (1998, p. 321), « l'influence des médias est davantage cognitive que normative : les médias réussiraient assez peu à orienter les opinions des gens, mais ils seraient très efficaces pour orienter leur attention sur tel ou tel sujet ». Autrement dit, les médias auraient la capacité de focaliser l'attention du public sur certains événements, certains enjeux, sans pour autant lui dicter son opinion. Les animateurs des émissions de téléachat orientent le contenu et la forme de leurs messages sans pour autant être en contact direct avec l'instance de réception. Dans ce cas, la relation qui s'instaure s'impose comme une accointance entre des « dominants » - les animateurs - et des « dominés » - les téléspectateurs. Cette polarité manifeste, en quelque sorte, une relation d'ordre « hiérarchique » à laquelle les téléspectateurs doivent se soumettre sans avoir la possibilité d'agir directement sur ce qui leur est proposé, si ce n'est en changeant de chaîne ou en éteignant le téléviseur. Dès lors, nous pourrions croire que la rhétorique audiovisuelle se construit à l'aveugle, telle une improvisation, dont la finalité est d'amener des téléspectateurs à décrocher leur téléphone pour commander tel et/ou tel article(s). En réalité, il en est d'un tout autre ordre. La plupart du temps, les sociétés de téléachat - qui sont des filiales des chaînes de télévision programmant de telles émissions - travaillent avec des importateurs et la sélection des produits s'opère en présence d'au moins quatre personnes : le directeur des achats, l'assistant des acheteurs, le responsable du catalogue et le responsable marketing, mais il faut toujours que la majorité des participants soit convaincue de l'efficacité des articles en regard de la législation en vigueur et de la conformité des produits aux normes requises[1]. Ceux qui seront retenus passeront à l'antenne environ trois semaines après leur sélection, le temps de réaliser les démonstrations et d'y faire correspondre un argumentaire de poids.

 

Au sein des émissions de téléachat[2], tous les articles sont présentés sous la forme de vitrines thématiques, chacune cherchant à convaincre un public spécifique : la cuisine, le bricolage, le sport et les loisirs, le multimédia, etc. Jean-Léon Beauvois (2003, p. 166) indique, à cet égard, que « l'activité de persuasion trouve un terrain optimal lorsqu'une source s'adresse à une cible identifiée [...] dont elle connaît les caractéristiques [...], dont elle peut contrôler les réactions en temps réel ». Si cela suppose une gestion marketing considérable[3], il va de soi que les animateurs ne peuvent, en aucun cas, connaître les téléspectateurs de manière individuelle par le biais du petit écran et surveiller en permanence les répercussions de leurs exhibitions. Ainsi, dans le temps qui leur est imparti, ils vont s'adresser à des groupes déterminés de consommateurs qui sont les femmes et les hommes. Mais un client, c'est d'abord et avant tout, un individu qui a des besoins, des attentes, des objectifs et des priorités qui ne demandent qu'à être assouvis. Les animateurs doivent donc être en mesure de délivrer le bon message, au bon moment et à la bonne cible. En ce sens, Edmond-Marc Lipiansky (1998, p. 60) souligne qu'en « fonction des enjeux de la communication et des visées qui sont les siennes, le locuteur opère une sorte de calcul anticipatif de ce qui peut être dit ; ce calcul intègre aussi la façon dont le locuteur perçoit et situe l'interlocuteur ». Toutefois, en terme de vente à la télévision, l'enjeu d'une communication persuasive nécessite que les animateurs instaurent un climat de confiance en donnant des explications franches et précises pour que les téléspectateurs puissent acheter en connaissance de cause.

 

1.2.  Instaurer et assurer un climat de confiance

 

Face à une clientèle de plus en plus volatile et exposée à la concurrence, les émissions de téléachat sont contraintes de répondre au mieux aux attentes des téléspectateurs en s'adaptant - autant que possible - à leurs besoins, voire en anticipant leurs désirs mais, dans la mesure où les téléspectateurs ne sont pas en contact physique avec les produits, ils éprouvent le besoin d'être rassurés. Les démonstrations - qu'elles soient faites en plateau ou sous la forme de vidéo-clips - et les témoignages - qui sont, comme nous le verrons par la suite, effectués par les animateurs, des pseudo-utilisateurs et des pseudo-professionnels - vont en partie remplir ce rôle. Le visuel y joue donc un rôle très important et le message doit être convainquant pour que l'adhésion surpasse l'ignorance. La tâche s'avère complexe, d'autant que ces émissions véhiculent du concret dans un contexte quotidien, sans effets spéciaux, et non du rêve comme dans un spot de publicité. La mise en place d'une relation entre les animateurs - qui font en sorte de créer une ambiance conviviale - et les téléspectateurs ne se fait pas sans réflexion préalable. Les animateurs ne se contentent pas de transmettre des informations : ils leurs font subir un certain traitement. Alex Mucchielli (2000, p. 160) considère à juste titre que « l'influence apparaît comme un phénomène de médiation amenée par la co-construction par les acteurs d'une situation commune de référence, les objets cognitifs constitutifs de cette situation permettant, à travers leur mise en relation, de déboucher sur une action conclusive qui s'impose ». Pourtant, au moment de la diffusion des émissions, rien ne peut certifier que les téléspectateurs aient une écoute attentive et intéressée. Par conséquent, l'esthétisation de la relation - qui se construit grâce aux démonstrations et à l'argumentation des animateurs - va faire en sorte que l'attention des téléspectateurs soit orientée vers tel et/ou tel article(s). Une telle action se présente alors comme une stimulation psychologique émise par l'instance émettrice (les animateurs) et appelant une réaction de l'instance réceptrice (les téléspectateurs).

 

Toutefois, les relations qui s'instaurent entre les animateurs et les téléspectateurs présentent une part de risques et de mises en scène.Les produits étant amenés aux téléspectateurs de sorte à systématiser le désir instantané, les animateurs ne peuvent donc pas se permettre de rire de leur fonctionnalité ou de laisser des pensées négatives envahir le plateau. Pour reprendre l'expression d'Erving Goffman (1998), ils doivent « garder la face » puisque l'aboutissement de leur présentation réside dans l'espoir de vendre un maximum d'articles en un minimum de temps. Cependant, n'ayant pas la possibilité de comparer les offres qui leur sont proposées comme ils pourraient le faire dans un réseau de vente traditionnelle, les téléspectateurs se focalisent sur ce qu'ils voient à l'écran. Cela suppose que leur appropriation est pré-orientée par l'instance de production et réorientée par le sens qu'ils souhaitent donner à ce qu'ils perçoivent. En faisant référence aux travaux de Dominique Mehl (1993), Guy Lochard et Jean-Claude Soulages (1998, p. 60) expliquent que « la télévision est animée par la demande ; elle définit ses programmes d'après les attentes du téléspectateur, en fonction de ses goûts et souhaits supputés [où l'animateur occupe] une place centrale car il est le médiateur par lequel s'installe la convivialité et s'instaurent complicité et liens affectifs avec le consommateur ». Place est alors faite à la persuasion qui conduira, dans le meilleur des cas, les téléspectateurs à l'objectif tant attendu des sociétés de téléachat : l'acte d'achat. A fortiori, cela suppose que, pour prévenir les pertes d'audience et faire passer les téléspectateurs de l'attention à l'action, la structure argumentative des messages énoncés par les animateurs soit constamment affiliée aux démonstrations.

 

II.                L'emprise du pouvoir argumentatif et démonstratif

 

Si la stratégie se définit comme l'art de combiner des opérations pour atteindre un objectif, elle ne peut pas se dissocier d'une action de communication propice à la transmission, voire à l'échange d'informations. Porteuse d'enjeux, une communication efficace nécessitera - dans le cas qui nous occupe - de tenir compte d'un facteur essentiel : la qualité de la relation qui s'établit entre les animateurs et les téléspectateurs. Celle-ci requiert des témoignages et des démonstrations qui, pour assurer un maximum de transparence, ne peuvent être considérés de manière indépendante. En conséquence, elle confère une argumentation qui soit susceptible d'engendrer un contact motivé par une ambition : celle de faire adhérer les téléspectateurs à un « club de clients ».

 

2.1.  La preuve à rude épreuve

 

Différentes acceptions ont été données aux processus d'argumentation au fil du temps. Georges Vignaux (1976) souligne que la plupart des façons d'étudier l'argumentation est jalonnée de partis pris ou d'occultations épistémologiques, tandis que Jacques Moeschler (1989) infère qu'elle implique une référence à la production d'un discours assigné à convaincre un auditoire et défendant une thèse étayée par des arguments. Philippe Breton définit cette spécificité langagière comme mettant en oeuvre un raisonnement dans une situation de communication, c'est-à-dire qu'elle est destinée à prouver ou à réfuter une proposition. En somme, il considère qu'en tenant compte du contexte de réception,  l'argumentation implique un orateur qui dispose d'une opinion qu'il souhaite transmettre à un auditoire en vue de le convaincre d'adhérer à son opinion. C'est ce qu'il nomme « le triangle argumentatif » (2001, p. 18). Néanmoins, le simple fait de vouloir transmettre une/des information(s) à un auditoire engage le locuteur à s'assurer de la crédibilité de ses propos. La construction du rapport associant l'instance émettrice et l'instance réceptrice se conjuguant au présent et se façonnant en vue d'un futur, les animateurs des émissions de téléachat ne peuvent se limiter à une présentation superficielle et tacite des articles qui sont à vendre. Il leur est donc indispensable de bannir l'ambiguïté et de privilégier la précision, quitte à ce que leurs discours soient surfaits. Dans L'empire rhétorique, Chaïm Perelman (1988, p. 51) note très justement que « pour créer la présence, il est utile d'insister longuement sur certains éléments qui ne sont pas douteux : en prolongeant l'attention qu'on leur accorde, on augmente leur présence dans la conscience des auditeurs ». Cette « amplification » (pour reprendre la terminologie relative à la théorie rhétorique) est clairement perceptible au sein desdits programmes. Afin d'attirer l'attention des téléspectateurs, les animateurs - auxquels s'adjoignent des pseudo-utilisateurs et des pseudo-professionnels - adoptent un vocabulaire empreint de redondance destiné à leur fournir de bonnes raisons d'adhérer à l'opinion qui leur est suggérée : « unique », « fabuleux », « exclusif », « prodigieux », « révolutionnaire », « extraordinaire », « indispensable », « exceptionnel », « inédit », « époustouflant », etc. Toutefois, l'abondance et l'accumulation de certains détails ne peuvent garantir une persuasion qui soit opérante puisque, comme le fait remarquer Denis Huisman (1983), certains messages peuvent, même s'ils sont répétés plusieurs fois, rester dans certains cas inefficaces. Il indique en ce sens que l'acte de persuasion ne peut s'accomplir qu'à la faveur d'une connivence.

 

À l'instar de Philippe Breton, je considère que « l'argumentation n'a pas pour objectif de transmettre ou de faire partager une information, mais une opinion » (2001, p. 27). Ce qui prime n'est pas le fait que les animateurs se fassent remarquer, mais que leurs opinions soient partagées. En l'occurrence, pour faire admettre un raisonnement avec un maximum de cohérence et d'aisance relationnelle, les discours des animateurs ne peuvent cautionner, à eux seuls, une relation de ce type. Il est indéniable que - la plupart du temps - les téléspectateurs ne passeront une commande sans que les produits qui leurs sont présentés ne laissent paraître, sur le moment, un minimum d'utilité, d'autant que les animateurs ont peu de temps pour retenir leur intérêt puisque, pour chaque offre, le temps qui leur est imparti n'excède pas quinze minutes. Certes, les arguments de vente sont répétés d'innombrables fois, mais c'est surtout l'efficacité des produits qui est mise en avant. Par exemple, voir un animateur de l'émission La Boutique-Place neuve - diffusée sur RTL-TVI - déverser de l'acide sur la carrosserie d'une voiture pour prouver l'efficacité d'un gel lustrant aura pour but de renforcer la crédibilité de son discours et d'écarter toutes présomptions éventuelles. Force est de constater que les émissions de téléachat fonctionnent sur un double contrat visant à assujettir les téléspectateurs : un « contrat d'information », permettant aux animateurs d'informer les téléspectateurs des avantages des produits présentés et des modalités de vente qui tendent à garantir la fiabilité des informations transmises et à crédibiliser les discours de l'instance émettrice, puis un « contrat de captation », s'appuyant sur un principe de plaisir visant à séduire les publics tout en cherchant à pré-garantir leur satisfaction (Charaudeau, 1997). De toute évidence, en cherchant, par maintes prouesses langagières et démonstratives, à influencer les téléspectateurs, à les convaincre d'acheter, les animateurs des émissions de téléachat mobilisent, à la fois, ce que Lionel Bellanger (2003, p. 12) nomme la « persuasion rhétorique » qui « vise à faire croire » et la « persuasion pragmatique » qui « amène à faire faire ». Cependant, si telle est la vocation de la vente à la télévision, elle exige, pour espérer toucher son paroxysme, d'intensifier davantage la convoitise en favorisant l'attraction affective.

 

2.2.  Privilégier l'attraction affective

 

La capacité des animateurs à imposer des perceptions, des opinions et des actions à des téléspectateurs est une forme de rapport qui les conduit à vouloir provoquer des réactions impulsives. En tout état de cause, ces agissements, qui réduisent la déduction rationnelle, s'instaurent aux dépends de l'instance réceptrice puisque, si une motivation sous-jacente entraîne un achat raisonné ou réfléchi, l'impulsion s'explique par le fait de succomber à une tentation ; elle est une tendance spontanée à l'accomplissement d'un acte qui s'effectue sans comparaison préalable, ni préméditation ou réflexion. Mais, concrètement, rien ne peut garantir au moment de la diffusion des programmes de téléachat que les téléspectateurs seront immanquablement séduits par les offres proposées et qu'ils y adhèreront. Se référant aux travaux que William J. Mc Guire a conduit entre 1968 et 1972, Rodolphe Ghiglione dénote qu'un message « doit - pour avoir quelques chances d'être persuasivement efficace - susciter une certaine attention, être compris, accepté, mémorisé [avant de] déclencher un comportement conforme, plus ou moins, à celui attendu  » (2001, p. 253). Grâce à un acheminement progressif des arguments, les animateurs vont faire en sorte d'instaurer un contact persuasif qui soit le plus efficace possible. Pour ce faire, ils vont être soutenus par la présence de pseudo-utilisateurs et de pseudo-professionnels. Dès lors, si les animateurs ont pour mission d'informer les téléspectateurs des avantages de chaque article et d'apporter des solutions aux prétendus problèmes quotidiens, les utilisateurs sont présents pour créer un pôle d'authentification, d'approbation, et les professionnels apportent leur savoir-faire, leur expertise mais, tout en agissant simultanément, tous concourent à développer une complémentarité. Les exemples ne manquent pas d'affluer dans les émissions diffusées sur les chaînes françaises et étrangères (réseau hertzien, câble et satellites), pourtant ils suivent tous le même schéma argumentatif. Considérons la vente d'un oreiller ergonomique qui a eu lieu sur M6 Boutique la chaîne, chaîne thématique disponible sur le réseau câblé et satellitaire, en novembre 2004... Du côté des animateurs, on pouvait entendre : « Vous en avez assez de vous réveiller plusieurs fois par nuit et de vous lever en étant encore fatigués ? Ce produit est fait pour vous ! Il vaut tous les oreillers du monde ! L'essayer c'est l'adopter ! ». Cette interpellation permet à une utilisatrice lambda (prénommée Gaëlle) d'avancer : « ça fait trois mois que je l'ai acheté et vous pouvez me croire, je ne peux plus m'en passer ! Mon stress quotidien a nettement diminué et je n'ai plus de coups de fatigue en milieu de journée ! », tandis que le professionnel (Laurent, kinésithérapeute réputé à Paris) affirme : « Cet oreiller est révolutionnaire ! Je le conseille à tous mes patients qui ont des problèmes de cervicales... Grâce à sa forme et à sa composition, le maintien de la nuque sera irréprochable et votre colonne vertébrale sera soulagée des tensions nocturnes habituelles. Vous retrouverez un sommeil réparateur et vous économiserez les services d'un kinésithérapeute ! ».

 

Toutefois, si les animateurs s'adressaient exclusivement aux femmes ou aux hommes, les sociétés de téléachat seraient enclines à passer à côté de nombreuses occasions. Par conséquent, les discours des animateurs favorisent de plus en plus la persuasion multidirectionnelle, c'est-à-dire qu'ils destinent les produits à tous, sans faire de distinction nette entre les deux sexes. Plus précisément, dans le cas de la vente d'un kit d'application de peinture sur la chaîne américaine QVC[4] (Quality-Value-Convenience), ils n'hésiteront pas, tout en participant à la démonstration, à encourager les utilisateurs non chevronnés à l'acheter. Victoria, une animatrice, dira par exemple, en présence de Michaël, un animateur : « Regardez Michaël la facilité avec laquelle j'arrive à peindre tout ce pan de mur alors que je n'ai jamais fait ça de ma vie ! C'est rapide et en plus, grâce au manche télescopique, on laissera l'escabeau au placard ! Vous mesdames qui n'avez jamais osé utiliser les outils de votre époux, vous n'aurez plus à subir ses moqueries parce que vous travaillerez aussi bien que lui ! », et l'animateur rétorque : « En effet Victoria, c'est d'une facilité déconcertante... À ce rythme là, vous repeindrez votre appartement en peu de temps ! C'est garanti, vous allez faire des jaloux ! ». Pour laisser transparaître une certitude de ce type, il va de soi que les animateurs doivent être en mesure de transmettre leurs sensations et leurs impressions aux téléspectateurs. En tout état de cause, malgré la détermination des animateurs, une bonne dynamique relationnelle exige non seulement d'atteindre, mais également de séduire les téléspectateurs en leur proposant d'intégrer ce qui est communément appelé « un club de clients » - chaque société de téléachat disposant du sien. Dans cette éventualité, plusieurs avantages peuvent être proposés aux téléspectateurs : un cadeau de bienvenue, une réduction de 10 % à chaque commande, un frais de port unique, le débit bancaire différé de 30 jours, etc. Toutefois, la mise en place de tels privilèges nécessite qu'ils s'énoncent au moment où les téléspectateurs se trouvent face à un programme du genre pour que les animateurs les sensibilisent au faire-valoir de leurs éventuelles acquisitions. Dès lors, en certifiant qu'une telle souscription valorisera la qualité d'un service individualisé, certains téléspectateurs concrétiseront promptement leurs achats pensant avoir affaire à un véritable traitement de faveur. De loin, cette relation semble fondée sur une communauté d'intérêts mais, en l'étudiant d'un peu plus près, j'ai pu me rendre compte de la feinte que suscite une telle approche. Afin de pouvoir bénéficier des avantages escomptés, les téléspectateurs devront, moyennant finance, faire la demande d'une carte de membre nominative dont le coût sera amorti au bout de plusieurs commandes - sans compter que celle-ci donne droit à un modique cadeau de bienvenue... Il est donc fondamental de noter que « les clubs de consommateurs utilisent à la fois des valeurs de type marchand (intérêt économique) et des valeurs de type social ou familial (solidarité, fidélité...). L'échange n'est pas clos après la transaction financière. Il s'agit d'inciter le client à consommer tout en suscitant chez lui un sentiment d'obligation afin de poursuivre la relation » (Carayol, Sochaki, 2001, p. 238).

 

Conclusion

 

Bien que l'activité de persuasion n'intervienne que dans un but purement manipulatoire pour créer l'illusion d'une nécessité, il est intéressant de constater qu'elle s'opère à deux niveaux : tant sur le fond que sur la forme des émissions de téléachat.Toutefois, le positionnement actuel de ces programmes correspond à une profonde mutation des pratiques sociales et à la présence croissante des médias qui n'échappent pas aux évolutions induites par la généralisation des nouvelles technologies. L'instauration de la télévision numérique terrestre multipliera probablement les prospectives en privilégiant les services interactifs et personnalisés, mais le succès de la vente à la télévision dépendra essentiellement de l'attractivité des programmes et de leur capacité à répondre précisément aux attentes des téléspectateurs. Promis à un bel avenir, il est indéniable qu'avec le succès que nous lui connaissons aujourd'hui, le téléachat n'aurait pu prendre une telle ampleur sans la mise en place d'une structure de production et de post-production équilibrée entre des réalités politiques et économiques, un engagement créatif, et la participation active des téléspectateurs.

 



[1] Par exemple, les membres de Teleshopping, actuelle émission de téléachat sur TF1, officient chaque mardi matin à la Plaine-Saint-Denis au troisième étage du studio 107.

[2] Pour comprendre l'incursion des émissions de téléachat en France, se référer à l'article suivant : Hurez Stéphanie, 2004, « L'émergence du téléachat en Europe occidentale : une politique de diversification transnationale », Questionner l'internationalisation : cultures, acteurs, organisations, machines, Actes du XIVe Congrès de la SFSIC, 2-4 juin 2004, Université Montpellier III (Campus de Béziers), pp. 507-512.

[3] Pour une meilleure rentabilité, les sociétés de téléachat établissent avec précision des fichiers clients au moment de la passation des commandes. À l'usage, une telle démarche leur permettra de fidéliser leur clientèle.

[4] Les émissions diffusées sur QVC, communément appelées des infomercials, sont retransmises - entre autres chaînes - quotidiennement sur RTL 9, Eurosport et TMC.