LES ARCHIVES HISTORIQUES FACE AUX TECHNOLOGIES DE CONSERVATION

 

 

Thibaut GIRARD

EdF-GdF Archives

Paris

 

Résumé

 

L'irruption des NTIC dans le monde des archives, surtout dans celui des archives historiques, peut susciter des interrogations éthiques nouvelles, voire des conflits d'intérêts d'un genre nouveau. Si certains de ces problèmes sont du même ordre que ceux auxquels doivent faire face les gestionnaires d'archives courantes et intermédiaires, d'autres sont propres aux professionnels de la conservation illimitée des documents à des fins scientifiques et culturelles. À défaut de fournir des réponses définitives, on essaiera ici de recenser l'ensemble des questions posées et de discerner qui doit y répondre.

 

 

 

 

 

TEXTE

 

 

Une précision terminologique est indispensable à l'intelligence de ce qui va suivre : pour tout professionnel des archives, un document est appelé «archives» dès le moment où celui qui l'a produit ou reçu décide de le conserver pour une raison ou pour une autre. De ce fait, un document très récent et se trouvant encore entre les mains de son auteur ou de son destinataire relève déjà de la catégorie «archives» et plus précisément de ce que les archivistes nomment «archives courantes». Ce n'est qu'au terme de sa vie, lorsqu'il ne présentera plus aucune utilité pour cet auteur et ce destinataire et qu'il aura été éventuellement confié à un autre possesseur pour servir à d'autres fins (culturelles, patrimoniales, etc.), qu'il relèvera de la catégorie «archives historiques» dont il va être ici question.

 

 

De la définition donnée précédemment découle une autre remarque, également utile à l'intelligence de mon propos : à tout âge de leur vie, les archives sont des preuves et sont conservées comme telles, puisque même leur utilisation en tant que sources de travaux historiques vise en fait à prouver que tel événement ou tel fait se sont bien passés de telle et telle façon. De ce fait, la question de leur authenticité, au sens juridique, est toujours essentielle, y compris à très long terme, car chaque document doit pouvoir montrer qu'il est bien ce qu'il prétend être, notamment quant à son auteur, sa date, son contexte, son destinataire, etc.

 

 

L'impact des nouvelles technologies sur les archives historiques peut prendre deux formes. Ces technologies ouvrent d'abord des perspectives nouvelles aux archivistes s'agissant des archives traditionnelles, c'est à dire celles qui sont sur des supports tels que le papier, le parchemin ou la pellicule photographique. C'est la perspective de pouvoir reproduire des documents fragiles ou précieux ou encore difficiles à déplacer (ce qui est déjà d'usage courant depuis plus d'un demi-siècle par le moyen et sous la forme du microfilm) et de pouvoir communiquer à  distance les reproductions obtenues via l'Internet ou tout autre réseau, ou encore sous forme de cédéroms. Une telle perspective ne suscite pas de question éthique particulière, si ce n'est éventuellement celle qu'engendre la pénurie de moyens : quand on n'est pas en mesure de tout numériser pour tout mettre en ligne, sur quels critères choisit-on les fonds ou les documents qui auront droit à un tel traitement ? Et doit-on faire ce choix en fonction des caractéristiques des documents (les plus anciens, les plus précieux, les plus fragiles, les plus demandés, etc.) ou en fonction du public (actuel, virtuel ou futur) qu'intéresserait leur consultation à distance ?

 

 

La mise en ligne de reproductions de documents d'archives suscite en revanche une question juridique intéressante et qui donnera sans doute lieu à l'avenir à des contentieux de plus en plus nombreux : celle de sa compatibilité avec la protection de la propriété littéraire et artistique. Jusqu'ici, en effet, les archivistes n'avaient pas à se poser ce genre de question puisque communiquer à un individu isolé, dans une salle de lecture, c'est à dire dans les locaux mêmes du service d'archives, des documents ou des reproductions de documents constituant ce que la loi appelle des «oeuvres de l'esprit», fussent-ils les manuscrits d'un écrivain célèbre ou les clichés d'un photographe fameux, ne relève pas de ce que la législation sur le droit d'auteur qualifie de «représentation» et de «divulgation» ; tout juste devaient-ils faire attention à ce que les personnes consultant de tels documents n'en fissent pas de photocopies ou, si on les autorisait à en faire, les mettre en garde contre un usage de celles-ci qui porterait atteinte à un droit d'auteur ; mais c'était là la seule précaution à prendre et ils n'avaient aucune autorisation particulière à demander, ni surtout aucune redevance à verser à qui que ce soit.

 

 

Tandis qu'avec la mise en ligne de reproductions numériques de ce type de documents, on entre dans une configuration juridique entièrement nouvelle. D'une part parce que le public ayant ainsi accès aux documents est désormais la foule innombrable des internautes et non plus les chercheurs dûment identifiés qui fréquentent les salles de lecture et dont l'usage qu'ils font des archives peut être plus ou moins contrôlé par les archivistes ; c'est un cas de figure que ces derniers connaissent déjà quand ils organisent des expositions de documents[1], mais, avec l'Internet, il prend une tout autre ampleur. D'autre part et surtout parce que les images ainsi disséminées dans le cyberespace  peuvent aisément être détournées et ré-utilisées par n'importe qui, notamment à des fins mercantiles, sans que ni l'archiviste, ni le titulaire des droits en soient même informés ; le risque est donc considérable de voir ainsi porter atteinte aux droits moraux et patrimoniaux des auteurs, ce qui conduirait ces derniers, faute de mettre la main sur les vrais coupables, à se retourner contre les services d'archives ayant créé les conditions de telles atteintes. Notons aussi que cette formidable dilatation du public consultant des archives via l'Internet peut être source de litiges analogues au nom du droit à l'image pour peu que les documents mis en ligne soit de nature iconographique. On comprendra, dès lors, que les archivistes s'engagent sur les autoroutes de l'information avec une circonspection qui ne s'explique ni par une quelconque technophobie, ni par un manque de moyens ou de ressources.

 

 

Il n'a été question jusqu'ici que des archives historiques de forme et de constitution traditionnelles. Mais petit à petit entrent dans cette catégorie des documents nés de l'informatique et qui ne sont véritablement exploitables que dans leur état original, c'est à dire sur des supports magnétiques ou optiques, et ce cas de figure est source pour l'archiviste de questionnements éthiques et juridiques d'une tout autre ampleur que ceux évoqués aux paragraphes précédents. On n'apprendra rien aux participants à cette session en leur disant que les supports des données numériques sont par nature techno-dépendants : à la différence du papier qui peut «vivre sa vie tout seul comme un grand» et qui, même abandonné dans tout ce qu'on peut imaginer comme cave ou grenier, reste immédiatement lisible et intelligible plusieurs décennies plus tard, bandes magnétiques, disquettes et autres cédéroms sont par nature tributaires d'une infrastructure technique complexe dont la moindre modification ou évolution peut avoir pour effet de les rendre illisibles. En somme, le papier atteint dès sa naissance l'âge de la majorité, quand les supports informatiques sont nécessairement de perpétuels mineurs, sur le sort desquels il faut sans cesse veiller si l'on veut être sûr que les données qu'ils véhiculent traversent sans dommage les bouleversements techniques en tout genre dont l'univers numérique est coutumier.

 

 

Et c'est précisément là que le problème se pose aux archivistes. Leur mission est toujours, particulièrement quand il s'agit d'archives historiques, de transmettre à la postérité une documentation à la fois matériellement exploitable et intellectuellement crédible car authentique, et pour les documents sur des supports classiques ils peuvent tout à fait l'assumer en intervenant a posteriori, c'est à dire une fois que les documents ont cessé d'être jugés utiles par ceux qui en sont détenteurs. Dès qu'il s'agit, en revanche, du document électronique, leur mission ne peut être menée à bien que par ce que Marie-Anne Chabin appelle une préservation active, c'est à dire une intervention dans la constitution même des systèmes informatiques, afin de faire prendre dès le départ des mesures qui permettront ensuite de migrer, de recopier, de transférer d'un support ou d'un format à un autre, etc. ; ces mesures peuvent être soit techniques (éléments de programmation, configuration des systèmes), soit politiques (procédures organisant sur le long terme la préservation des données). Il y a d'ailleurs de plus en plus consensus sur ce point entre les archivistes, du moins ceux qui s'intéressent à ces questions, et les informaticiens[2]. Mais cette nécessaire intervention «en amont» de professionnels qu'on avait l'habitude, depuis des millénaires, de voir se manifester beaucoup plus tard dans la vie des documents ne va pas de soi pour tout le monde, notamment pas, sans doute, pour les maîtres d'ouvrages des applications que conçoivent et construisent les informaticiens : là, il nous faudra sans doute faire preuve de grands talents pédagogiques. Le défi lancé aux archivistes, cependant, n'est pas seulement cette obligation de rompre avec leurs habitudes et de convaincre autrui qu'ils sont en droit et en état de le faire. Il est, beaucoup plus sûrement, de se positionner face à une profession qui n'existe pas encore, mais dont l'apparition et le développement sont rendus inéluctables par la nouvelle législation sur le droit de la preuve, celle de tiers certificateur. Ce nouveau métier, dont à ce jour nul ne sait par qui il sera exercé (personnes morales ou personnes physiques, de droit public ou privé, notaires high-tech et «branchés» ou SSII spécialisées, secteur régi par la seule loi du marché ou encadré par l'État sous la forme d'une autorisation d'exercer ?), peut en effet empiéter largement sur le domaine traditionnel de l'archiviste.

 

 

Car si l'on ne discerne pas encore très bien quels seront les contours professionnels de ce nouveau métier, on a une idée assez nette de ce que sera sa tâche. Celle-ci sera non seulement de garantir que tel document a bien été signé à telle date par tel individu, qu'il contenait bien telle et telle données et que le signataire avait bien connaissance de ce contenu, mais en plus de pouvoir fournir cette garantie en produisant un état du document qui prouve tout cela très longtemps après les faits, et en l'occurrence «très longtemps» peut signifier plusieurs décennies. Il s'agit donc d'une mission qui s'apparente beaucoup à celle de l'archiviste et l'on peut parfaitement imaginer que cette parenté conduise ou serve de justification à un «Yalta organisationnel» qui verrait cette nouvelle profession avoir de facto le monopole de la conservation des archives historiques électroniques, tandis les archivistes resteraient cantonnés dans celle des autres archives historiques.

 

 

Une telle répartition des tâches est-elle de l'intérêt des archivistes et doivent-ils s'y opposer ou au contraire l'appeler de leurs voeux ? Et dans quelle mesure est-elle de l'intérêt du public susceptible de vouloir consulter des archives ? Autant de questions et de choix éthiques qui seront incontournables pour notre profession dans les années à venir, mais qu'elle ne pourra résoudre seule car le témoignage et l'expérience de professions voisines seront indispensables pour éclairer les débats : c'est dire si les aborder dans le cadre d'IDT-Net était particulièrement opportun et si l'on peut savoir gré aux organisateurs de nous avoir permis d'en parler ici.



[1] Michèle Rocca, «Droit privé et expositions d'archives. Questions relatives aux droits de la personnalité et à la propriété littéraire et artistique», Gazette des archives, nos 160-161, 1993, p. 52-63.

[2] La dernière rencontre importante de spécialistes de ces questions a été organisée récemment par la direction des archives de France. On en trouvera les textes sur le site http://www.archivesdefrance.culture.gouv.fr/fr/archivistique/index.html