Pratiques autoritatives de publication électronique d'images détournées

Evelyne Broudoux1

 

1 IUT de Vélizy - Université de Versailles-Saint-Quentin

 

Résumé : L'espace électronique de publication dont l'occupation est en passe d'être réglementée offre des estrades et des tremplins à des auteurs « en devenir ». Le détournement d'images fait partie des procédés de la critique exercée par le dessin de presse. Celle-ci sortie des territoires exclusifs couverts par l'imprimé explore les propriétés du support informatique dans ses dimensions statiques et dynamiques. L'affichage sur écran du texte numérisé rend le texte précaire et instable et l'image peut se jouer du texte. De nouvelles significations émergent des illustrations fondées sur un rapport renégocié de l'image et du texte et des discours en images se tiennent sans voir besoin d'être légendés. Vient s'ajouter au détournement d'images, le détournement de la relation illustrative de l'image au texte, autant de pratiques autoritatives susceptibles de bousculer les idées reçues.

Autoritativité

Un auteur est habituellement reconnu par une instance de légitimation, faisant autorité, qui le déclare apte à « publier », c'est-à-dire à rendre publique une oeuvre par les canaux de l'écrit imprimé, audiovisuel ou numérique. Reconnu par le système comme une de ses parties susceptibles de contribuer à renforcer le « faire autorité » de la structure, le scripteur devenu auteur est intégré dans la chaîne de l'autorité.

Lorsque le scripteur de l'écrit imprimé entreprenait de publier un texte sans passer par un éditeur ou en se fédérant avec d'autres auteurs, ses pratiques entraient dans ce que l'on a nommé l'édition à compte d'auteur. Ce procédé a été longtemps déconsidéré et assimilé à celui de l'artiste peintre louant une galerie pour exposer ses oeuvres. Payer pour être exposé ou bien s'auto-éditer faisaient partie des usages transformant leur artiste ou auteur en « paria » à éviter et on peut imaginer qu'une des raisons de cette attitude venait de ceux qui se sentaient menacés par le danger de la dissolution organisationnelle de l'estampillage «publiable». L'espace électronique de publication renverse la création de la valeur en modifiant les manières dont les textes et les images sont conçues et publiées et l'ordonnancement de ces mêmes étapes.

L'ouverture potentielle à tous d'un espace de publication électronique libre permettant à quiconque de diffuser des contenus sans censure a relancé un processus d'auto-édition dont les fondations sont anciennes. Il se donne à remarquer dès les débuts de l'institutionnalisation de l'espace éditorial relié à la fonction imprimée au XVIIIe. L'individualisation des pratiques d'écritures - prenant sa source à la même période - connaît aujourd'hui un développement remarquable et qui converge avec la multiplication d'espaces collectifs d'écriture électronique, dont les blogs constituent l'exemple le plus parlant.

Souvent, un auteur s'autopubliant de manière individuelle sur le web agit dans un espace collectif pour se faire reconnaître et partage avec d'autres des espaces de publication électronique. Par exemple, le poète Philippe Boisnard a ainsi créé une oeuvre participative poétiK-politik[1] dont l'enjeu était de «créer peu à peu une carte poétiko-électorale de la parole politique non soumise aux pouvoirs hégémoniques médiatiques» qui a rassemblé une dizaine de contributions en images fixes et animées et en poésie sonore sur le thème des élections régionales en mars 2004.

Nous nommons pratiques autoritatives, les pratiques résultant d`une disposition acquise à s'affirmer auteur en dehors des autorités établies, ce qui nous permet de distinguer l'auteur « traditionnel » s'inscrivant dans un dispositif éditorial classique pratiquant un filtrage de la chose publiée, de l'auteur « autoritatif » s'autopubliant et construisant lui-même les conditions de sa reconnaissance dans l'univers électronique.

L'autoritativité en ligne est donc une forme du «devenir auteur» consistant à rendre public des oeuvres sans passer par l'assentiment des instances traditionnelles de référence (en général reliées à l'imprimé).

Nous retiendrons trois notions engagées par l'autoritativité :

-         celle de production : des pratiques créatrices sont hors cadre et les instances traditionnelles de référence ne peuvent plus les légitimer,

-         celle de publication : l'auteur choisit de rendre public des oeuvres en se passant de l'assentiment des institutions auxquelles il a habituellement affaire,

-         celle de diffusion : l'auteur construit lui-même les conditions de sa reconnaissance dans l'univers électronique.

La position autoritative, en marge des autorités, interroge la question du filtrage. Échapper aux entreprises traditionnelles de légitimation des auteurs peut donc provenir soit d'une pratique créatrice, soit d'une position politique ou d'une stratégie d'auteur, voir les trois à la fois comme le montre récemment la parution par le graphiste Art Spiegelman des « unes de couverture » réalisées pour le New York Times et refusées par le même magazine.

Il nous faut ici constater une convergence avec la définition d'auto-publication retenue par les travaux de  « Modèles de publication sur le web » [2]  comme faisant  appel aux trois étapes traditionnelles de création, d'édition, et de diffusion de documents. Auto-publication peut signifier aussi bien auto-production (création du contenu, mise en page, etc.) qu'auto-sélection (évaluation du contenu, anticipation sur sa pertinence pour autrui, etc.) ou encore auto-diffusion (mise en ligne, référencement, etc.).

L'idée que des individus ou des collectifs puissent s'engager de façon autonome dans la publication sur le web - en publiant par eux-mêmes - conduit bien à la notion d'autoritativité, au « devenir auteur » auto-édité et quelquefois en lutte avec diverses institutions.

Images détournées autoritatives

Par images détournées, nous entondons des images dont le contenu a été modifié et/ou qui sont intégrées dans un nouveau contexte, entraînant de nouvelles interprétations basées sur une relecture de leur première signification.

Un exemple typique de créativité autoritative est à prendre du côté du photomontage berlinois post-dadaïste de la fin des années 1920. Pratiqué dans l'urgence et à coups de ciseauxpendant la montée de l'extrême-droite en Allemagne et la prise du pouvoir par les nazis, le photomontage sert à illuster de multiples revues dont celles destinées aux couvertures des revues communistes Die Rote Fahne et Arbeiter-Illustrierte Zeitung (voir illustration). C'est le cas typique d'une tentative de reconquête du sens par le détournement d'images dans un monde qui court à la catastrophe.

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Couverture d'un numéro d'AIZ[3] illustrée par John Heartfield et réalisée à partir d'un photomontage exhibant ses effets de collage et de mélange de parties dessinées et photographiées.

 

Cette illustration de John Heartfield nous montre que le photomontage de la presse des années 1930 ne cherche pas à construire une image lissée dont on ne verrait pas les raccords. Au contraire, le trait forcé qui souligne le pantin semble destiné à signaler le double langage et la duperie politique, économique et financière organisée autour de l'accès du dictateur au pouvoir.

Le numérique autorisant la reproduction à l'identique et donc le faux parfait, sans bavures, le photomontage tel que pratiqué sur le web, va se servir du côté net, propre et sans bavures de l'image électronique qui n'a plus besoin d'encre pour être diffusée. Ce sont donc les qualités du support qui sont convoquées pour créer des effets d'amplification. Sans parler de loi du support, on peut tout-de-même affirmer que le processus de création de sens est géré, par les créateurs d'images, dans un rapport dialectique avec le support.

La campagne d'affiches «Total» détournée par le graphiste Samuel Artez[4] après le naufrage du pétrolier Érika en décembre 1999, illustre ce principe. Essentiellement diffusée par message électronique, la « carte de voeux » appelle à un boycott de la marque en imitant rigoureusement la mise en pages de sa campagne.

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Le sens du logo de l'image ci-dessus est modifié par l'adjonction de texte. L'affiche publicitaire reprise intégralement dans son empagement amplifie le contraste « vide-plein » du message.

 

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Dans cet exemple, l'image est entièrement sous le contrôle du texte. Le graphiste a uniquement  convoqué la relation illustrative de l'image au texte pour faire passer son message.

Les images de marques détournées par Artez comprennent trois éléments : un logotype, un slogan et une image d'arrière-plan. Lorsque l'image de fond se compose de l'espace publicitaire original, l'effet de surprise est maximum car le détournement du logo se fait directement dans un lieu qui est d'abord décodé comme identifiant la marque.

Cette chute de l'autorité de l'identité visuelle publicitaire s'observe également à travers les graphismes du collectif « antipub »[5]. Utilisé sous forme de diaporama faisant défiler l'image de gauche alors que le slogan de droite reste fixe, le détournement s'effectue cependant toujours dans une relation classique de légende du texte à l'image.

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Autre campagne de publicité détournée, celle d'un constructeur automobile. Cette fois, la forme technique choisie est celle d'une bannière animée pour le web.

 

On voit que la tactique de détournement d'images est quasiment la même depuis soixante ans : c'est par juxtaposition, permutation, ajouts et modification d'éléments symboliques que les éléments nécessaires à la création d'un sens nouveau sont réunis. La légende joue un rôle non négligeable dans chaque cas, car elle explicite le symbolisme de l'image.

L'image-texte du numérique

L'image numérique n'est cependant plus tout-à-fait une image au sens traditionnel du terme, c'est-à-dire une représentation figurative d'une portion de réalité captée et reproduite. Il s'agit aussi d'une image calculée, simulée, virtuelle, fractale, jouable et donc actable[6], et conditionnant toute matérialisation visuelle du texte-écran.

Tout texte électronique est donc l'image d'un texte dont la durée de vie est liée à celle de son apparition sur écran.

La fragilité de cette image-texte est rendu palpable par un dispositif d'écriture en ligne nommé Gogolchat[7]. Imaginé par Christophe Bruno[8] en 2003, le Gogolchat est un chat multi-utilisateurs dont la particularité est de mettre en relation un «robot» nommé Gogol composant des textes à partir des mots entrés par les utilisateurs distants.

L'expérience pourrait s'arrêter là si un autre artiste n'avait pas détourné à son tour le dispositif. A chaque entrée d'utilisateur, l'ordinateur envoie une requête chez Jimpunk[9] «qui prend la main» et envoie des images ayant la particularité de recouvrir, d'écraser, d'agrandir ou de modifier l'emplacement des textes déjà affichés.

Ce parasitage du texte par des intrusions visuelles est généré par des scripts manipulant des structures HTML, une base d'images et des graphismes ascii émanant d'un ou de plusieurs serveurs sur le web. Le résultat est que le chatteur, dont le dialogue avec les autres utilisateurs est déjà perturbé par un affichage dynamique, est totalement déstabilisé par l'effacement progressif du dispositif d'affichage du texte. Le «HTML» devient fou, les éléments graphiques apparaissent hors de contrôle, semblant vouloir faire entrer le désordre du web dans une seule page-écran se reconstruisant toutes les dix secondes. Le dispositif finit par agir en complète autonomie empêchant ainsi toute contribution.

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Dans la portion de capture d'écran du Gogolchat présentée ci-dessus, le texte du chatteur a été progressivement désintégré et recouvert par des textes-images ou des images.

 

Une autre modification de la relation illustrative de l'image au texte se remarque à travers l'utilisation des blogs entièrement constitués d'images comme celui de K@loo[10].

Le blog est un système préformaté de publication sur le web basé sur l'empilement chonologique de brèves, constituées de courtes remarques sous la forme de textes et/ou d'images ; le procédé encourageant la production de commentaires. Ceci a, entres autres, pour effet d'entrainer le renouvellement et la modification du « journal intime » puisque publié et commentable.

La particularité de K@loo, blog initié en 2002 est d'être un journal entièrement constitué d'images.  Fixes ou sous la forme de courtes séquences animées et sonorisées, ces images racontent des instants de vie. Quelques rares textes intégrés contribuent quelquefois à les renseigner sans toutefois forcer leur interprétation.

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Emotikons directement gravés dans les feuilles d'un arbre et photographiés.

Les multiples jeux sur l'image que l'on peut observer dans le blog de K@aloo sont significatifs du tournant pris par une partie des pratiques artistiques contemporaines : celles qui jouent sur les nouvelles limites du corps amplifié par des prothèses et sur ce qui fait qu'un être humain est considéré comme un homme, c'est-à-dire sur la définition même du post-humain. L'image ci-dessus se situe parfaitement dans ce courant en illustrant la problématique de l'iconisation du vivant.

Le journal intime de K@loo est constitué de prises de vues brutes ou retravaillées jusqu'à l'obtention de véritables scènes indépendantes les unes des autres.

 

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Images découpées et recollées dans une ature image, mise en abyme et réflexivité constituent ce nouveau discours que l'image semble tenir à elle-même.

Conclusion

Les différents dispositifs d'autopublication sur le web relancent la fonction illustrative de l'image dans ses effets libérateurs de textes prescripteurs de conduites. Mais l'image électronique acquiert une puissance inégalée puisqu'elle est la condition même de l'apparition du texte sur un écran. Un dispositif comme le Gogolchat joue sur cette atténuation des frontières entre texte et image. La matérialisation du texte sous la forme d'une image peut provoquer ainsi une sorte de vertige devant les nouveaux territoires du texte à explorer et à redéfinir. Les discours en images ouvrent quand à eux des significations instituant de nouvelles relations avec le texte, en particulier ils libèrent l'image de sa fonction illustrative du texte.



[1] http://homepage.mac.com/philemon1/articles/Personal39.html

[2] Rapport de l'Action Spécifique 133 du RTP-DOC : http://www.rtp-doc.enssib.fr

[3] Arbeiter-Illustrierte Zeitung, années 1930.

«Instrument de la main de Dieu ? Jouet dans la main de Thyssens !»

[4] http://www.artez.fr.st

[5]http://antipub.net

[6] Selon Jean-Louis Weissberg, l'image actée est spécifique du geste de lecture informatique.

[7] http://www.iterature.com/gogolcausette

[8] http://www.unbehagen.com

[9] http://www.jimpunk.com

[10] http://perso.wanadoo/365