Elodie Grandmontagne (Surveillante au lycée professionnel E. Gallé de Thaon-lès-Vosges)

Claude Poissenot (Maître de conférences en sociologie à l'IUT Nancy-Charlemagne, Nancy2)

 

Septembre 2002

 

LE CDI VU PAR LES ELEVES  :

1- Fréquentation

 

Combien d'élèves viennent au CDI ? Qui n'y vient pas ? Quelles différences observe-t-on à l'intérieur de la population des élèves qui s'y rendent ? Ces questions trouvent peu de réponses dans la littérature professionnelle sur les CDI. Dans le domaine des bibliothèques publiques ces questions ont depuis une vingtaine d'années fait l'objet de recherches et publications. La légitimité de ces équipements culturels repose davantage sur la fréquentation dont ils font (ou non) l'objet. Jusqu'à présent (on peut juger qu'il serait souhaitable que cela le reste) les CDI n'ont pas à justifier leur existence par le nombre d'usagers qu'ils reçoivent ou le nombre de prêts qu'ils enregistrent. Ils font partie des services évidents proposés par les collèges et lycées. Comme le note F. Chapron, « les CDI sont définitivement inscrits dans le paysage éducatif français[1] ». On ne conçoit plus aujourd'hui d'établissement sans un espace consacré au CDI ce qui est bien le signe d'un consensus voire d'une volonté autour de leur existence. Cette unanimité (qui cache des divergences quant aux contenus et aux moyens à attribuer) tient à l'écart les CDI de leur évaluation par leur fréquentation.

 

Une définition « indigène » du CDI

Dans ces conditions, pourquoi se poser la question de la fréquentation des CDI ? C'est au nom des élèves que les CDI sont mis en place. Ce service est défini par tous les acteurs qui le font exister. Les textes de loi fixent les missions des CDI et orientent la politique mise en oeuvre dans chaque établissement. Cette politique résulte également de l'intervention et des représentations des documentalistes eux-mêmes mais aussi de leurs collègues enseignants non documentalistes ou de l'administration. Ces discours pas toujours harmonieux s'incarnent dans un espace, un accueil, un choix de documents, des horaires d'ouverture, etc.. Depuis longtemps, les documentalistes s'interrogent sur leurs missions et il nous semble suggestif de montrer ce que les élèves font réellement dans le CDI et ce qu'ils pensent du lieu. Mais comment les élèves perçoivent-ils ce lieu ? L'utilisent-ils ? Quels élèves ? Les réponses à ces questions correspondent à la manière dont les élèves définissent le CDI. Celle-ci n'est pas nécessairement conforme aux attentes de ceux qui contribuent à le faire exister et lui donner sa forme.

Etudier la fréquentation revient à mettre à l'épreuve la définition courante du CDI. Pour cela, il convient d'étudier non seulement la population des usagers mais également celle des non usagers c'est-à-dire de ceux qui ne viennent pas au CDI en dehors de visites en classe. Que veut dire le fait de ne pas venir ? Comment interpréter cet évitement du CDI ? Qu'en conclure par comparaison avec les discours et pratiques sur le CDI ?

 

Une enquête pilote

Comment à la fois mesurer la fréquentation des CDI et connaître les usages et les caractéristiques des usagers et des non visiteurs ? Nous avons bâti un questionnaire à destination de tous les élèves d'un même établissement. Il ne s'agit pas (comme c'est le cas dans certaines enquêtes[2]) d'interroger les usagers du CDI mais toute la population que celui-ci dessert. Pour y parvenir, nous avons opté pour un établissement de taille restreinte puisqu'il compte 480 élèves. Ceux-ci ont été interrogés de façon anonyme et par classes entières en présence de l'enquêtrice. Au total ce sont 427 questionnaires qui ont été recueillis soit 89% de la population de référence. Les 100% ne sont pas atteints du fait de l'absence de certains élèves au moment de la passation ou de certains questionnaires jugés inexploitables.

L'établissement est le lycée professionnel Emile Gallé de Thaon-les-Vosges. Il prend place dans une petite ville (7785 habitants en 1999) à une dizaine de kilomètres d'Epinal. Le choix d'un lycée professionnel permet d'accéder à un public dont les caractéristiques sociales et la trajectoire scolaire ne les conduit pas évidemment vers le CDI. Ce lycée présente en outre l'avantage d'être tertiaire (secrétariat, carrière sanitaire et sociale, métier de la mode et industrie connexe) et secondaire (électronique, outillage, micro-technique) et ainsi d'accueillir une population mixte d'élèves ce qui ouvre la possibilité de comparer les comportements des garçons et des filles.

Notre enquête porte sur la population des élèves d'un Lycée professionnel particulier. De ce fait, il paraît prudent de ne pas extrapoler les résultats obtenus à l'ensemble de la population des élèves ni même à celle des élèves de lycées professionnels. Il faudrait pour cela multiplier les enquêtes conçues sur le même modèle. Pour autant, nous pensons que certaines conclusions et surtout certaines questions ont une validité plus générale que le seul lycée à partir de l'observation duquel elles ont été formulées.

 

Les formes de fréquentation : « fréquentants » et « convaincus »

Pour mesurer la fréquentation dont les CDI font l'objet, il faut définir cette notion. On peut ainsi considérer que fréquentent le CDI ceux qui en franchissent le seuil quel qu'en soit le cadre ou le motif. Dans ce premier sens de la notion de fréquentation, les élèves sont en premier lieu définis par leur venue au CDI. C'est pourquoi nous les désignerons sous le terme de « fréquentants ». Avec cette définition on estime à 88% le taux d'élèves fréquentants. En effet, seuls 12% déclarent ne venir jamais. Ce niveau de fréquentation très élevé mesure en partie le degré d'incitation et d'accompagnement à la fréquentation dans le cadre des cours. Certains enseignants de disciplines variées utilisent le CDI comme un lieu ressource pour leur enseignement. Les Projets Pluridisciplinaires à Contenu Professionnel (PPCP) récemment mis en place en lycée professionnel engendrent un besoin d'information que le CDI peut satisfaire. Cette fréquentation inscrite dans le déroulement d'un enseignement concerne une partie non négligeable de l'activité des CDI. Dans l'enquête, ce sont 20% des élèves qui affirment être venus au CDI pour assister à un cours avec un professeur. La visite prend une connotation contrainte même si le CDI ne saurait se réduire à cette dimension car aucun élève n'ayant déclarer venir dans le cadre d'un cours ne s'est limité à cette description de sa visite. Ils ont tous motivé leur venue par une autre activité.

Une deuxième définition de la fréquentation émerge alors. Fréquentent le CDI ceux qui manifestent le souhait de s'y rendre. La venue dans ce lieu résulte alors d'un choix positif entre des solutions différentes. Nous désignons les élèves qui viennent au CDI dans cet état d'esprit les « convaincus ». Nous avons mesuré cette fréquentation par la question suivante : « Quand tu as une heure de libre, le plus souvent tu préfères : aller en salle multimédia, en permanence ou au CDI ? » La salle multimédia désigne une salle dotée d'ordinateurs et mise à disposition des élèves hors du cadre du CDI et des cours. 31% des élèves placés dans cette situation affirment préférer venir au CDI contre 48% pour la salle multimédia et 20% en permanence. Cette fréquentation résultant d'un choix apparaît comme « libre » contrairement à une partie de l'autre conduite dans le cadre des enseignements. Il existe bien une fréquentation « positive » ou « volontaire » du CDI mais qui touche une partie minoritaire (mais non négligeable) des élèves.

Ces deux définitions de la fréquentation soulignent l'ambiguïté du statut occupé par le CDI dans le regard même des élèves. Intégré dans le cadre scolaire, il peine à se débarrasser des contraintes et demandes que celui-ci génère. Parallèlement, la variété et la nature de son fonds (non exclusivement documentaire ou scolaire), les conditions d'accueil (mobilier, attitude du personnel) et sa ressemblance avec une bibliothèque publique lui confèrent un statut particulier que le cadre scolaire ne saurait réduire. Si certains élèves mettent l'accent sur une des deux formes de fréquentation, la majorité oscillent entre ces deux modalités passant de l'une à l'autre sans toujours éprouver de frontière entre les deux.

 

Les non fréquentants

 

Chaque forme de fréquentation que nous avons identifiée induit sa modalité de non fréquentation. Les « fréquentants » se distinguent des « non fréquentants » c'est-à-dire de ceux qui ne viennent jamais au CDI. On peut chercher à identifier ce qui distingue les uns et les autres. Quelles sont les caractéristiques des non fréquentants qui expliquent leur évitement du CDI ? Comment expliquer que ce service puisse encore ne pas desservir certains élèves ?

 

Un manque de familiarité avec les structures documentaires

J.-C. Passeron a construit le concept de « capital indigène de familiarité[3] » pour montrer que la fréquentation des bibliothèques publiques dépendait de l'acquisition d'une familiarité avec un lieu identifiable. Nous avons montré que la pérennité de la fréquentation des bibliothèques municipales par les jeunes dépendait de l'ancienneté de leur inscription dans ce lieu, les plus fraîchement inscrits étant également les plus susceptibles de les quitter[4].

La fréquentation du CDI semble répondre à des déterminants comparables. Les élèves qui se rendaient très rarement ou jamais au CDI au collège ont beaucoup plus de risques de ne pas fréquenter le CDI du Lycée professionnel que ceux qui s'y rendaient tous les jours ou presque (43% contre 1%). La fréquentation précoce du CDI apparaît comme un gage de continuité dans la fréquentation. Favoriser la fréquentation actuelle permet l'acquisition d'un capital de familiarité qui favorise la fréquentation à venir. Les dispositifs visant à familiariser dès le début du collège les élèves à la fréquentation des CDI contribuent à inscrire ce lieu dans leur espace fréquenté et fréquentable.

Le capital de familiarité ne s'accumule pas seulement dans le CDI. La fréquentation ou non de bibliothèque publique se révèle déterminante. Les élèves qui ne sont pas inscrits en bibliothèque fréquentent moins le CDI que ceux qui le sont[5] (86% contre 95%). Loin de constater un cloisonnement entre ces deux structures documentaires, on observe plutôt un cumul des pratiques de fréquentation. Si les élèves qui vont dans les deux endroits sont peu nombreux (9% de l'ensemble), ils multiplient leurs sources d'approvisionnement et tirent parti des spécificités de chacune.

La familiarité avec les structures documentaires s'acquiert par la fréquentation solitaire, amicale, scolaire ou familiale. Nous avons montré que la pérennité de l'inscription en bibliothèque municipale dépendait de l'exemple familial[6]. Les enfants dont les parents ou au moins un frère ou soeur sont inscrits en bibliothèque le restent plus longtemps que dans le cas contraire. On observe que la vertu de cet exemple familial touche aussi la fréquentation du CDI. Les élèves dont au moins un membre de leur famille est inscrit en bibliothèque ont plus de chances de fréquenter le CDI que ceux qui ne disposent pas d'un tel exemple (92% contre 82%). L'évidence de l'idée de se rendre au CDI, le sentiment d'être en mesure de s'y repérer, d'y trouver ce qu'on cherche, toutes ces conditions à la fréquentation s'acquièrent en partie dans le cadre de la socialisation familiale.

 

Le contournement du CDI

Le milieu social dans lequel les enfants grandissent leur fournit un intérêt, des compétences pour l'école qui sont inégales. Dans ce contexte, on pourrait s'attendre à ce que l'origine sociale se révèle très déterminante dans la fréquentation ou non du CDI tant celui-ci remplit une fonction d'accompagnement du travail scolaire. Il n'en est rien et la catégorie socio-professionnelle du père ou la combinaison de celles du père et de la mère n'ont pas d'effet significatif sur la fréquentation du CDI par les enfants.

F. de Singly[7] a montré que le rôle particulier des mères dans la socialisation livresque expliquait que leur niveau de diplôme était plus déterminant dans les pratiques de lecture de leurs enfants que celui du père. On observe un phénomène comparable pour la fréquentation du CDI : la catégorie sociale de la mère produit un effet léger alors que celle du père n'en produit aucun. Les élèves dont la mère est « profession intermédiaire » ou « cadre et profession intellectuelle supérieure » disent plus souvent ne jamais venir au CDI que ceux dont la mère est « employée » ou « artisan, commerçante, chef d'entreprise » (21% contre 10%). Ce résultat surprend par son caractère contre-intuitif. Les lieux du livre et plus généralement de « culture » sont largement fréquentés par les classes moyennes et supérieures. Les professions intermédiaires et cadres et professions intellectuelles supérieures possèdent plus souvent une carte d'inscription en bibliothèque que les autres groupes sociaux[8].

La fréquentation du CDI ne suit pas les mêmes déterminations sociales que celle des bibliothèques publiques. Une partie des non fréquentants se compose d'élèves qui, du fait de la profession et de la formation de leur mère, peuvent obtenir une information ou des lectures en se dispensant des services du CDI. Les prestations proposées par celui-ci sont contournées par des élèves qui disposent de ressources (des livres et des compétences) grâce à leur mère.

Ce résultat mérite d'être souligné car il montre que le CDI sait se rendre indispensable à ceux qui en ont le plus besoin c'est-à-dire qui ne disposent pas de ressources équivalentes dans le cadre familial. En cela, il contribue à satisfaire une « exigence d'équité » entre les élèves que C. Thélot[9] analyse comme un objectif transversal attribué au système éducatif dans la loi d'orientation sur l'école de 1989. Il génère une certaine égalité entre les élèves et forme certains d'entre eux à la fréquentation d'un lieu public de lecture aidant ainsi à ouvrir un peu la fréquentation des bibliothèques.

 

La distance des garçons

Les enquêtes sur la lecture mesurent toutes le goût plus fréquent pour la lecture chez les femmes que chez les hommes. Cette tendance générale explique largement la sur-représentation des femmes dans la fréquentation des bibliothèques publiques. La sélection informelle des élèves à l'entrée du CDI repose également sur la différence hommes-femmes. Si 90% des lycéennes fréquentent le CDI, c'est le cas de 81% des lycéens. Ce résultat montre que sous ce critère, la fréquentation des CDI et des bibliothèques publiques dépendent d'un même déterminant.

Cette différence puise sa source dans l'histoire du rapport des garçons et des filles aux CDI. Les garçons avouent presque trois fois plus souvent que les filles qu'ils ne venaient jamais ou très rarement au CDI quand ils étaient au collège (23% contre 8%). La population de ceux qui n'ont pas pris l'habitude d'y venir est d'abord masculine ce qui diminue ses chances de le fréquenter au lycée.

 

La moindre disponibilité des externes

L'enquête permet de constater l'effet du mode de fréquentation du lycée sur la fréquentation du CDI. Moins les élèves passent de temps dans l'établissement moins ils ont de probabilités de le fréquenter : les non fréquentants sont 18% chez les externes, 14% chez les demi-pensionnaires et 5% chez les internes  ! Le fait de séjourner longtemps dans le lycée augmente les chances de venir au CDI. La fréquentation n'est donc pas seulement contrainte par les demandes des enseignants, elle est également favorisée par le fait de devoir rester dans l'établissement. Nous entrevoyons des éléments d'un usage du CDI comme lieu de détente sans pour autant que la disponibilité dans l'établissement ne crée les conditions du goût pour la fréquentation de ce lieu puisque la préférence pour la visite au CDI est aussi fréquente chez les externes que chez les demi-pensionnaires ou les externes. Le CDI bénéficie d'un public captif.

 

L' « exit » des insatisfaits

La non utilisation d'un service peut prendre son sens dans le fait de ne répondre à aucune demande. Elle peut puiser sa source dans une insatisfaction à l'égard du service. Cette hypothèse[10] reçoit une certaine validation : les non fréquentants du CDI se recrutent particulièrement chez les moins satisfaits. Qu'il s'agisse de la collection proposée, de l'espace du CDI ou de l'ambiance qui y règne, les plus critiques sont aussi ceux dont la fréquentation est la plus fragile. Cette source de non fréquentation est limitée dans le cas de l'établissement étudié car le CDI bénéficie d'une image très largement positive chez les élèves.

 

La non fréquentation concerne peu d'élèves. Elle est alimentée par une faible familiarité avec les bibliothèques, la concurrence de sources familiales d'approvisionnement en livres et en conseils, la distance à la lecture et un jugement négatif du CDI. En revanche, contrairement à ce que l'on observe pour l'inscription et la réinscription en bibliothèque publique, le niveau scolaire semble sans effet. Certes, les élèves de première et terminale fréquentent presque tous le CDI alors que c'est moins le cas de ceux en seconde et terminale BEP (96% contre 83%). Mais les élèves qui se déclarent faibles ou mauvais ont autant de risques de ne pas fréquenter le CDI que ceux qui se déclarent très bons, bons ou moyens. La sélection informelle à l'entrée de ce CDI ne passe pas centralement par la proximité avec les valeurs scolaires : le fait de ne pas satisfaire aux critères de l'excellence scolaire n'entrave pas la fréquentation de ce lieu pourtant inscrit dans l'espace scolaire. C'est une des « surprises » de cette enquête qui place les CDI dans une position a contrario de certains discours : la lecture-plaisir promue par les bibliothèques publiques contre la contrainte de la lecture dans le cadre scolaire s'accompagne d'une sélection de leurs usagers davantage sur les critères scolaires que les CDI. La « chanson du plaisir » a moins de vertus que l'implantation d'un lieu de lecture assumant la dimension scolaire de la pratique sans toutefois la réduire à elle, dans le cadre même de l'école. Les CDI parviennent à promouvoir la pratique de lecture auprès d'un large public grâce à la définition large qu'ils en donnent notamment à travers les documents qu'ils proposent.

 

Les raisons de la faible fréquentation par les élèves

Comment les élèves qui viennent peu au CDI expliquent-ils la rareté de leurs visites ? Cela permet de cerner la manière dont ils justifient le séjour dans ce lieu.

Le premier argument avancé concerne l'existence d'autres sources d'approvisionnement en livres : « J'ai déjà tout ce qu'il me faut chez moi » (12%), « J'achète mes propres livres » (9%), « On me prête les livres dont j'ai besoin » (7%) et « On m'offre régulièrement des livres » (1%). Le CDI est perçu principalement comme un pourvoyeur de livres, inutile du fait de ces autres sources d'approvisionnement.

Les élèves cite ensuite la faible incitation des enseignants pour justifier leurs rares visites : « J'y vais seulement quand un professeur me le demande » (24%). Le CDI apparaît comme un espace dont la fréquentation puise son sens uniquement dans la prescription scolaire. Ces élèves préfèrent d'autres activités dans et hors de l'enceinte scolaire. La fréquence de cette explication signale, en creux, l'importance de l'injonction des enseignants pour que les élèves franchissent le seuil du CDI et en découvrent y compris des services insoupçonnés et susceptibles de les intéresser.

La troisième explication la plus avancée par les élèves pour justifier leurs faibles visites concerne le rapport à la lecture. « Je n'aime pas lire » affirme 20% des élèves peu visiteurs. L'offre du CDI est jugée superflue du fait de l'absence d'une demande. Ces élèves perçoivent le CDI comme un lieu de lecture qui, du fait de leur distance à la pratique, ne les concerne pas. Cet argument s'ajoute au premier pour confirmer l'association d'idées que les élèves font entre le CDI et la lecture.

Ce n'est qu'en quatrième position qu'arrive l'insatisfaction à l'égard du CDI pour justifier la rareté des visites : « On ne peut pas lire dans le calme » (5%), « l'accueil n'est pas agréable » (5%) et « on ne peut pas travailler dans le calme » (2%). La faiblesse de cet argument est renforcé par le fait que ce petit nombre de réponses est recueilli sur un nombre important de modalités proposées aux élèves (3 sur 9). Les conditions d'accueil dans le CDI ne forment qu'une explication marginale de la non fréquentation régulière.

 

 

Les « sceptiques »

 

Si on considère la deuxième forme de fréquentation, on peut distinguer les « convaincus » des « sceptiques » c'est-à-dire de ceux qui se rendent au CDI mais ne choisissent pas ce lieu en cas d'heure libre à occuper dans l'établissement. On différencie alors deux formes de fréquentants, pensant que leurs différences augmentera la précision de notre connaissance du CDI. Quels sont les ressorts de cette absence de « désir » à l'égard du CDI ? Sont-ils attirés par d'autres plaisirs que ceux offerts par le CDI ? Quelles sont les caractéristiques du CDI qui modèrent leur enthousiasme ? De façon complémentaire, on s'interroge sur les conditions de l'émergence du goût pour la fréquentation de ce lieu.

 

L'image et le sport contre la lecture

Le choix du CDI plutôt que de la permanence ou de la salle multimédia s'effectue en fonction des centres d'intérêt des élèves. Ceux-ci se déterminent de façon plus ou moins consciente en partant de leurs loisirs favoris. Cette fréquentation libre du CDI se nourrit de ce que les élèves éprouvent comme des pratiques librement choisies.

Les sceptiques se recrutent davantage chez les amateurs de télévision et cinéma. Ils peinent à investir le CDI avec leur goût pour l'image. Ces élèves seraient sans doute des amateurs d'une salle dans laquelle ils pourraient regarder la télévision. Ne pouvant satisfaire leur attrait pour l'image, ils se rendent un peu plus que les autres en permanence.

Les amateurs de sport choisissent moins le CDI que les autres. Leur parti pris contre le CDI est toutefois moins fort qu'à l'égard de la salle de permanence. La seconde les contraint peut-être davantage dans leurs déplacements que le premier. Ils peuvent plus facilement s'autoriser de bouger en prétextant la recherche de documents. Mais par dessus tout les amateurs de sport affectionnent la salle multimédia (71% contre 48% en moyenne) sans que l'on sache si les règles de comportement y sont plus souples ou s'ils trouvent plus captivante la navigation sur Internet que la lecture de documents papiers ou l'étude des cours. Le goût pour le sport révélerait une vigueur qu'il contribuerait à canaliser et qui entre mal en concordance avec la contrainte que l'institution scolaire fait peser sur les corps.

Les plus sceptiques à l'égard du CDI se recrutent parmi ceux qui expriment leur goût pour la navigation sur Internet. Ils trouvent dans la salle multimédia le lieu correspondant à leur passion. Mais Internet pouvant être utilisé à fin de multiples usages, on peut chercher lesquels sont les plus incompatibles avec la préférence pour le CDI. Ce sont les adeptes des jeux de type console sur Internet qui sont les plus distants suivis de ceux qui envoient des messages électroniques. Au-delà de la technologie, c'est ce qu'ils cherchent à travers elle qu'ils ne trouvent pas dans le CDI. Inversement, ceux qui vont sur Internet pour rechercher des informations pour faire leurs devoirs apprécient le CDI plus que la moyenne. Ce n'est donc pas tant la technologie qui éloigne du CDI que les usages que celle-ci rend possible. Il reste que les élèves acquièrent une familiarité avec un outil offrant un large éventail de fonctionnalités parmi lesquelles la recherche d'information. Le risque existe qu'ils prennent des habitudes qui les maintiennent hors du CDI. Une récente enquête aux Etats-Unis montre ainsi que « seul un tiers du temps consacré par les étudiants à la recherche d'information est passé en bibliothèque universitaire[11] » contre la moitié chez eux via Internet. Face à cette situation, le CDI, en intégrant Internet dans les services qu'il offre, peut escompter séduire les internautes en faisant miroiter une compétence particulière dans la recherche d'informations. Cela ne suffisant sans doute pas, il peut également tenter de faire venir les internautes par une offre attrayante de lecture sur papiers (périodiques et livres).

 A l'opposé, les convaincus se recrutent particulièrement parmi les élèves peu nombreux (5% de l'ensemble) qui font de la lecture de livres ou de revues leurs loisirs préférés. A l'appui de cette idée que le CDI recrute plutôt des lecteurs, on remarque que les élèves avouant une préférence pour la lecture de romans (de n'importe quel type) en bibliothèque ou CDI choisissent plus souvent ce lieu que ceux qui n'avouent pas cette préférence (43% contre 26%). Dans une moindre mesure, le CDI est approprié de façon privilégié par les amateurs de dessin, peinture et musique. Il dégage une atmosphère (culturelle ?) dans laquelle les élèves investis dans ces pratiques se reconnaissent. Il faudrait approfondir à la fois les définitions implicites que le CDI donne des livres, de la lecture et comment celles-ci sont identifiées par certains élèves qui les partagent sans en avoir une totale conscience.

 

La contrainte collective contre l'appropriation personnelle

Si les sceptiques fréquentent le CDI, c'est surtout parce qu'ils y sont poussés. Ce lieu ne fait pas partie de leurs anciennes habitudes. Ils ont plus souvent que les convaincus échappé au CDI au collège. De ce fait ils n'ont pas accumulé suffisamment de capital de familiarité pour que cette visite devienne plaisante. Quand ils viennent ils sont presque toujours accompagnés par des amis ou par leur classe : ils sont ainsi plus nombreux à venir au CDI « assister à un cours avec un professeur » ou « faire un travail de groupe ».

A l'inverse, les convaincus se recrutent parmi ceux qui ont acquis une familiarité avec cette institution grâce à une fréquentation régulière du CDI du collège. Leur aisance leur procure une autonomie plus grande à l'égard de leurs camarades : ils viennent deux fois plus souvent seuls (20% contre 10%). Ils ne dépendent plus des aléas de leurs relations avec leurs condisciples ni des attentes collectives du groupe qu'ils contribuent à former. Pour ces raisons, nous pensons que, comme nous l'avions remarqué pour les bibliothèques publiques[12], la visite solitaire est source de pérennité de la fréquentation.

 

Un usage moins varié et moins spécifique

Si les sceptiques fréquentent le CDI comme les convaincus, ils y viennent avec une autre démarche plus contrainte et moins enthousiaste. Comment cette différence d'état d'esprit dans la fréquentation se caractérise-t-elle dans les activités conduites dans ce lieu ? Outre le travail en groupe et la visite dans le cadre d'un cours, quelles sont les activités qui s'accompagnent d'un faible empressement à l'égard du CDI ?

Les sceptiques se recrutent d'abord chez les élèves (peu nombreux) qui utilisent le CDI d'une seule façon. La faible variété des usages effectués signale un faible engagement dans la fréquentation du lieu.

Les sceptiques utilisent le CDI sans bénéficier de la spécificité des services qu'il offre. Qu'il s'agisse de faire un travail en groupe, d'assister à un cours avec un professeur ou de chercher de la documentation pour un cours sur Internet, ces pratiques peuvent être conduites dans d'autres lieux de l'établissement (salle de permanence, de cours, d'ordinateurs). Les élèves bénéficient d'une fonctionnalité existante ailleurs ce qui se traduit par un faible investissement dans la fréquentation du lieu. Ce sont des élèves que certains qualifieraient de « consommateurs ».

A l'opposé, les convaincus proviennent plus souvent des élèves qui usent du CDI en lui reconnaissant sa spécificité : faire ses devoirs avec la documentation du CDI, faire des recherches pour un cours à l'aide de documentation papier, prendre un livre ou une BD pour la lire sur place ou pour l'emprunter. Le CDI capte et captive son auditoire le plus fervent en offrant des services qui n'ont pas d'équivalents ailleurs dans l'établissement. Ce public passionné ne se limite pas aux élèves les plus studieux, il s'étend jusqu'aux élèves qui veulent se détendre en lisant sur place ou en s'approvisionnant dans son fonds. Certains documentalistes peuvent regretter que les CDI fidélisent certains élèves par l'offre de BD ou de revues mais le constat paraît incontestable et ce n'est pas exclusif d'autres services.

 

L'appétit vient en mangeant

Les sceptiques sont d'autant plus nombreux qu'ils sont jeunes, au début de leur scolarité professionnelle et récemment arrivés dans l'établissement. L'effet du temps sur le goût pour le CDI est favorable. Comment rendre compte de cette évolution ?

La préférence pour la visite au CDI (plutôt qu'en salle multimédia ou en permanence) repose sur une connaissance du lieu qui se construit dans le temps. Les élèves repèrent non seulement les collections et l'espace mais aussi l'accueil et le fonctionnement du lieu. Chaque visite (encadrée ou informelle) fournit inconsciemment des éléments de connaissance qui sont appréciés (ou non) et incitent (ou non) à revenir régulièrement. Dans ces conditions les élèves les  plus fraîchement arrivés n'ont pas eu le temps de cerner les qualités du lieu qui leur est proposé. On constate ainsi que les élèves sont d'autant plus souvent sceptiques qu'ils sont arrivés récemment dans l'établissement : 23% en 2001, 38% en 2000 et 55% avant. Depuis le temps de leur arrivée, les « anciens » ont eu le temps de nouer une relation de confiance avec le CDI et son personnel ce qui crée les conditions d'une préférence plus fréquente.

Le lycée reçoit des élèves entre la 3ème technologique et la terminale Bac professionnel mais tous les élèves ne suivent pas la totalité du cursus. Certains quittent après le BEP, voire avant, alors que d'autres prolongent leur scolarité. Or on constate que les risques d'être sceptiques diminuent au fur et à mesure de l'élévation dans la scolarité

 

Tableau 1. Pourcentage de sceptiques (viennent au CDI mais préfèrent aller en salle multimédia ou en permanence) selon la classe suivie.

 

3ème technologique77

2nde BEP76

Terminale BEP69

1ère Bac Pro55

Terminale Bac Pro29

Note de lecture : 77% des élèves de 3ème technologique sont sceptiques alors que ce n'est le cas que de 29% des élèves de terminale Bac Pro.

Plus les élèves « survivent » à la sélection scolaire, plus ils ont de chances de préférer la visite au CDI[13]. On observe ce résultat chez les élèves très bons ou bons mais aussi chez les élèves moyens ou faibles survivre. Le maintien dans l'institution scolaire favorise l'attrait pour le CDI. Il reste qu'il convient de distinguer le rapport à l'école et le projet de formation. Ainsi, le souhait de poursuivre des études générales après le lycée s'accompagne d'un goût moins fréquent pour le CDI que celui de désirer poursuivre des études professionnelles ou d'entrer sur le marché du travail (respectivement 23%, 37% et 35%). Le CDI n'est donc pas le lieu d'accueil d'élèves nourrissant une ambition d'études générales. Au contraire, les élèves dans ce cas ne s'y attardent pas peut-être parce qu'ils se sentent en situation de décalage tant dans l'établissement que dans le CDI. Celui-ci est un lieu investi par les élèves bien insérés dans la scolarité professionnelle. En cela, il a su se construire en harmonie avec son environnement et s'adresser aux élèves de manière appropriée.

Entre leur arrivée et leur départ de l'établissement, les élèves ont non seulement acquis une familiarité avec le CDI et progresser dans leur scolarité, ils ont aussi pris de l'âge et de la maturité. Le goût pour le CDI grandit avec l'âge. Les élèves nés avant 1984 préfèrent plus souvent s'y rendre que ceux nés en 1985 et eux-mêmes plus que ceux nés avant 1984 (respectivement 55%, 33% et 24%). Avec les années, les élèves découvriraient au CDI des réponses à leurs nouvelles attentes. C'est ainsi qu'avec l'âge, ils sont plus nombreux à venir au CDI pour faire des devoirs ou des recherches pour un cours. Les demandes plus pressantes des enseignants donneraient lieu à une fréquentation plus intensive génératrice d'une préférence plus fréquente pour le séjour au CDI.

 

Etant donné la taille de l'échantillon d'élèves, on ne peut pas identifier laquelle de ces trois interprétations correspond le mieux à la situation réelle. Les trois processus de maturation, élévation dans le niveau scolaire et familiarisation avec le CDI cohabitent et se cumulent. Ils convergent pour montrer que le rapport que les élèves entretiennent au CDI n'est pas figé. Les élèves observés à un moment ont de fortes chances de changer et/ou d'avoir déjà changé. Ce résultat invite à la patience...

 

Un jugement défavorable du CDI

Parmi les conditions pour que les élèves préfèrent se rendre en permanence ou en salle multimédia plutôt qu'au CDI, figure le jugement qu'ils portent sur ce lieu. Assez logiquement, les plus sévères sont aussi les plus sceptiques.Mais quels sont les éléments de l'offre du CDI qui sont les plus discriminants ? A quoi les élèves sont-ils les plus sensibles ?

 Au niveau du fonds proposé, le degré de satisfaction des élèves a assez peu d'incidences sur le goût pour la visite au CDI. Ce sont surtout les avis sur les journaux d'informations et sur les revues de détentes qui fidélisent ou non les élèves. Ceux-ci apprécient de venir au CDI s'ils savent qu'ils trouveront les titres des périodiques qui les intéressent. Le fonds de romans et (plus étonnant) de bandes dessinées suscitent moins de clivages entre les élèves. Le rapport entre l'offre et la demande est peut-être moins tendu que pour les périodiques. Les 42 abonnements en cours pourtant très disparates (de Géo à Planète Foot en passant par Fait Main, l'Aide Soignante, Travail et Sécurité ou Les Clés de l'actualité) doivent servir un public varié aux intérêts divers. Il est difficile de satisfaire toutes les demandes dans un contexte d'émiettement et de fort renouvellement de l'offre éditoriale.

Il convient de signaler que les sceptiques se recrutent davantage chez les (rares) insatisfaits par les manuels scolaires proposés. Peut-être s'agit-il de la récrimination de quelques élèves n'ayant pas acheté leur(s) livre(s) de classe et qui ne le trouvent pas au CDI.

 S'agissant de l'espace du CDI, les élèves sont plus sensibles à l'organisation du « coin travail » qu'à celle du « coin lecture » ou du « coin Internet ». L'insatisfaction pour ces deux derniers espace ne produit pas un risque plus élevé de ne pas préférer le séjour au CDI. Au contraire, seuls 18% de ceux qui n'aiment pas l'organisation du « coin travail » choisissent le CDI contre 49% de ceux qui en sont très satisfaits. Le fait d'apprécier l'espace de travail du CDI favorise son usage régulier. Celui-ci entre en concurrence avec la salle de permanence qui s'offre aux élèves.

 Du CDI comme d'une bibliothèque se dégage une atmosphère que les élèves perçoivent et qui entre dans la manière dont ils jugent le lieu. Leur appréciation de l'ambiance détermine leur préférence ou non pour le CDI. Les élèves se révèlent sensibles à l'ambiance accueillante : ceux qui n'en sont pas satisfaits sont plus souvent sceptiques que ceux qui en sont très contents. Le caractère accueillant du CDI est discriminant alors que le caractère calme ou chaleureux ne l'est pas. A cette qualité générale les élèves en ajoutent d'autres plus spécifiques. Les élèves très satisfaits de l'ambiance pour lire et ceux très satisfaits pour l'ambiance de travail en groupe choisissent plus souvent le CDI plutôt que la salle multimédia ou de permanence. Ils se sentent à l'aise dans le CDI pour se livrer à leur activité. Remarquons que la lecture et le travail en groupe suppose des conditions assez contradictoires puisque le second nécessite la possibilité de parler alors que la lecture suppose un minimum de silence. La structuration de l'espace du CDI en « coins » permet de satisfaire ses demandes contradictoires et ainsi une diversité d'élèves.

 

Un lieu de filles

Nous avons montré que les garçons fréquentent moins le CDI que les filles. Nous établissons à présent que celles-ci choisissent de s'y rendre dans une proportion nettement plus forte que les garçons (42% contre 18%). Le CDI attire d'abord à lui les filles. Ce constat conduit à se poser deux séries de questions : quelles sont les caractéristiques des filles qui les poussent vers le CDI ? Quelles sont les caractéristiques du CDI qui lui font capter davantage le public féminin ?

Le livre et la lecture interviennent dans la construction de l'identité sexuelle. F. de Singly avait montré comment dès l'âge de 12 ans les filles se distinguaient des garçons du point de vue de cette pratique. Elles lisent davantage, préfèrent plus souvent cette pratique et lisent plus souvent des romans[14]. Cet engagement plus important dans la lecture les pousse à fréquenter les lieux de diffusion des livres. Les CDI bénéficient de la place plus importante occupée par la lecture chez les filles.

Reste que l'identité sexuelle n'est pas une donnée figée et que les garçons et les filles ne se ressemblent pas tous. C'est ce que montre l'incidence de la composition sexuelle de la fratrie sur les probabilités de choisir le CDI plutôt que la salle multimédia ou la permanence.

 

Tableau 2. Pourcentage de sceptiques (viennent au CDI mais préfèrent aller en salle multimédia ou en permanence) selon la composition sexuelle de la fratrie.

 

            Garçons dans une fratrie sans fille ou fils unique            89%

            Garçons avec au moins un frère et une soeur                 76%

            Garçons avec au moins une soeur                                  81%

            Filles avec au moins un frère                                                65%

            Filles avec au moins un frère et une soeur                 54%

            Filles dans une fratrie de fille ou fille unique  60%

Note de lecture : 89% des garçons fils unique ou dans une fratrie de garçons sont sceptiques contre 60% des filles uniques ou dans une fratrie de filles.

 

L'appartenance à un genre ne doit pas masquer la diversité des manières d'y appartenir. Les garçons qui ont grandi sans la présence de soeurs choisissent moins souvent le CDI que ceux qui ont été dans le cas contraire. Ils n'ont pas l'exemple potentiel d'une soeur engagée dans la lecture. A ce manque d'exemple s'ajoute une communication entre frères nettement moins fréquentes[15] qu'au sein d'une fratrie mixte ou composée uniquement de filles.

Les élèves les plus souvent engagés dans la lecture de romans comme dans la fréquentation du CDI sont des filles qui ont au moins une soeur et un frère. Il existe une émulation entre les soeurs stimulée par un souci de différenciation avec leur(s) frère(s).

 

Si les élèves de même sexe se différencient par la composition de la fratrie à laquelle ils appartiennent, ils se distinguent également par la filière de formation qu'ils suivent. En effet si les garçons et les filles, dans une très large majorité, sont dans des filières différentes, ils se répartissent entre plusieurs sections. Les garçons se distribuent entre les sections « outillage », « micro-technique » et « électronique ». Les filles se trouvent dans les filières « secrétariat », « métier de la mode » et « carrière sanitaire et social ». A l'intérieur de la population des garçons et des filles on peut observer si l'appartenance à une filière favorise le goût pour la visite au CDI.

Chez les garçons, la filière de formation ne semble pas déterminer la préférence pour le séjour au CDI. Chez les filles en revanche, les « carrière sanitaire et sociale » font nettement moins le choix du CDI que celles en « secrétariat » ou « métier de la mode » (25% contre 51% et 55%). Cette sous-représentation de ces élèves ne s'explique pas par un moindre engagement dans la lecture de romans mais par le fait qu'il n'existe pas de 1ère et Terminale dans la section « carrière sanitaire et sociale » alors qu'il en existe pour les deux autres. Les élèves sont plus jeunes et moins familières du CDI. Reste qu'à l'intérieur de la population des filles de seconde ou de terminale BEP, celles en « carrière sanitaire et sociale » sont plus souvent sceptiques que celles en « secrétariat » ou « métier de la mode » (75% contre 62% et 58%) sans que l'explication en soit évidente.

 

La fréquentation plus importante du CDI par les filles s'explique en partie par leur engagement plus grand dans la lecture. Il reste que, à partir des données de l'enquête Pratiques culturelles des Français[16], nous observons que, à niveau égal d'intensité de lecture (au moins 20 livres lus dans l'année) les femmes fréquentent plus souvent les bibliothèques que les hommes. C'est dire qu'il n'est pas possible de penser la fréquentation uniquement à partir d'influences externes et que la venue (ou non) de certaines catégories d'usagers est produite par ce que les bibliothèques (ici les CDI) leur proposent[17]. Dans ces conditions, on peut s'interroger sur les éléments du CDI qui favorisent la fréquentation plus importante des filles. Le personnel du CDI se compose de deux femmes et un homme, cela favorise-t-il la venue des filles ? L'offre abondante de romans y contribue-t-il ? Qu'a changé la mise en place récente de 6 ordinateurs dans le CDI sur la fréquentation des garçons ? Ces hypothèses ne peuvent être testées du fait de la méthodologie adoptée. Il faudrait plusieurs enquêtes sur plusieurs CDI différents mais placés dans des conditions comparables.

 

Une origine sociale faiblement influente

La préférence pour le séjour au CDI plutôt qu'en salle multimédia ou en permanence dépend assez peu de l'origine sociale des parents. On constate une tendance très légèrement accrue des enfants dont au moins un parent est cadre moyen ou supérieur à ne pas faire ce choix par rapport aux enfants. Ce résultat conforte l'idée selon laquelle le CDI ne recrute pas en premier lieu les enfants issus de parents les plus nantis en compétences scolaires. Ce service parvient de manière égalitaire à attirer à lui les élèves de l'établissement. Il convient de s'étonner de ce résultat qui tranche avec ceux portant sur la fréquentation par les jeunes des bibliothèques municipales. Comment expliquer cette absence d'effet de l'origine sociale au CDI ? Est-ce l'implantation dans un lieu fréquenté par tous les jeunes ? Cela tient-il aux services offerts, aux représentations que les élèves se font du lieu, etc. ?

 

Conclusion : CDI et bibliothèques publiques

Le CDI du lycée professionnel E. Gallé à Thaon-lès-Vosges fait l'objet d'une large fréquentation. Il conviendrait de conduire des enquêtes comparables de façon à cerner de façon plus extensive la réalité globale de la fréquentation des CDI de lycée professionnel en particulier et des établissement scolaires en général. En attendant, cette enquête conduit à plusieurs conclusions que l'on peut penser de portée plus large.

Si certains documentalistes discutent ou refusent la notion de « service » pour parler de leur mission[18], les élèves viennent (ou non) au CDI, préfèrent (ou non) venir dans ce lieu du fait de ce qui leur est proposé. De façon plus ou moins consciente et explicite, les professionnels savent que ce qu'ils offrent aux élèves décidera de la manière dont ceux-ci le percevront et finalement l'utiliseront (ou non). La mise à disposition des élèves de périodiques dont certains semblent assez éloignés de l'univers des valeurs scolaires[19] (par exemple Jeune et jolie ou Hard Rock), de BD ou d'un « coin lecture » confortable signale une attention portée aux élèves qui rend possible leur venue et la pérennité de celle-ci. Ce faisant le CDI offre un service aux élèves même s'il ne s'agit pas de l'apprentissage de l'autonomie dans la recherche et la sélection d'informations. Les CDI des lycées professionnels développent particulièrement cette attention aux élèves car ils savent qu'ils risquent sinon de ne pas voir les élèves et ainsi de ne pas être en mesure de leur délivrer le moindre des enseignements. Une mission de « familiarisation des élèves avec l'écrit » quelle qu'en soit la forme, gagne peu à peu les CDI et notamment dans les établissements accueillant un public scolaire éloigné de l'univers culturel de l'école. Les politiques d'acquisition s'assouplissent en laissant entrer des documents jusqu'alors interdits d'accès. Cette ouverture se justifie car, comme le note F. de Singly, « la bibliothèque ou le centre de documentation scolaires constituent un lieu important pour les jeunes qui investissent peu dans les livres[20] ».

Cette orientation des CDI se justifie également par la « concurrence » des NTIC. Que ce soit dans les familles (dans l'enquête : 62% des élèves ont un ordinateur et 30% une connexion Internet) ou au sein même des établissements, les élèves recourent de plus en plus souvent à Internet pour s'informer. La lecture sur écran se développe laissant les formes de lecture sur papier et le réseau des professionnels bâtis autour de lui dans une position fragilisée. Faire venir les élèves dans le CDI c'est l'occasion de leur montrer qu'il existe d'autres sources d'information et de détente que l'écran d'ordinateur et que la recherche d'information efficace suppose une démarche que les documentalistes peuvent leur apprendre.

L'évolution des CDI apparaît assez semblable à celle observable dans les bibliothèques publiques. Dans ces dernières, le souci du lecteur s'impose d'autant plus qu'il s'agit de le faire venir alors que les CDI touchent une population déjà « captée » par l'institution scolaire. Cette similarité des services offerts par les deux types de lieu explique la ressemblance des éléments qui en déterminent la fréquentation. L'identité sexuelle féminine, la familiarité avec le lieu, l'engagement et le goût pour la lecture vont dans le sens d'un accroissement des chances de fréquenter les CDI et bibliothèques publiques. Il reste que la fréquentation de ces dernières dépend aussi du niveau scolaire et de la familiarité des parents avec l'école[21] ce qui ne semble pas le cas de la fréquentation du CDI. Cela signifie que l'offre publique de lecture touche une population plus hétérogène dans les CDI que dans les bibliothèques. Celles-ci peuvent s'interroger sur les manières de faire venir le public qu'elles peinent à toucher. Les CDI, partiellement concurrents, peuvent fournir des éléments sur les manières de capter ce public. Il est probable qu'il serait nécessaire de développer la dimension « détente » hors du cadre scolaire c'est-à-dire en prenant une distance avec la dimension « culturelle » des bibliothèques qui reste indissociable de l'univers scolaire.

Les points communs entre CDI et bibliothèques publiques expliquent leur situation de « concurrence » mais devraient également conduire à penser leur complémentarité. La fréquentation du CDI ne dure que celle de l'Ecole alors que les bibliothèques publiques ont vocation à s'adresser à toutes les catégories d'âge. Tout ce qui peut permettre de créer des passerelles entre le CDI et les bibliothèques semble de nature à favoriser la fréquentation des secondes après le départ de l'école. La situation de « concurrence » n'est qu'un effet d'optique sur une période courte de la vie des citoyens, tant qu'ils sont élèves.

 

 

 



[1] F. Chapron, Les CDI des lycées et collèges, Paris, PUF, 1999, p. 215.

[2] Cf. par exemple l'intéressante enquête de J.-F. Morin, « Fonctions du CDI  : une approche par les élèves de lycée » in Inter-CDI, n°132, Nov-déc. 1994, pp. 9-13.

[3] J.-C. Passeron, « Images en bibliothèque, images de bibliothèque » in Bulletin des bibliothèques de France, t. 27, n°2, 1982, p. 73.

[4] C. Poissenot, « Les raisons de l'absence » in Bulletin des bibliothèques de France, t.  38, n°6, 1993, p. 23.

[5] Ce résultat confirme celui observé par F. de Singly dans son enquête sur « les jeunes et la lecture ». Cf. tableau in F. de Singly, Matériau sur la lecture des jeunes, Paris, Ministère de l'Education Nationale (Dossiers éducation & formations), n°25, janv. 1993, p. 187.

[6] C. Poissenot, Les adolescents et la bibliothèque, Paris, BPI/Centre G. Pompidou, 1997, p. 117.

[7] F. de Singly, Lire à 12 ans, Paris, Nathan, 1989, p. 32.

[8] Cf. O. Donnat, Pratiques culturelles des Français, Paris, La documentation Française, 1998, p. 194.

[9] C. Thélot, L'évaluation du système éducatif, Paris, Nathan, 1993, p. 11.

[10] Cf. A. O. Hirshman, Face au déclin des entreprises et des institutions, Ed. Ouvrières, Paris, 1970.

[11] A. Albanese & N. Oder, « Web has changed Campus Library » in Library Journal, vol. 127, n°11, p.21.

[12] Voir « Formes de sociabilité et avenir dans la bibliothèque » in C. Poissenot, Les adolescents et la bibliothèque, Op. Cit., pp. 239-307.

[13] Ce résultat contredit celui obtenu à partir de l'analyse que les documentalistes faisaient de leur fréquentation et selon lesquels « les élèves de BEP et baccalauréat professionnel s'y rendraient autant que les autres » (R. Verdon, « Les documentalistes de centre de documentation et d'information » in Note d'information, Ministère de l'Education Nationale, n°94.42, octobre 1994, p. 3).

[14] F. de Singly, Lire à 12 ans, Op. Cit..

[15] Cf. E. Widmer, Les relations fraternelles des adolescents, Paris, PUF, 1999, p. 106.

[16] Source : Département des études et de la prospective, Ministère de la Culture et de la Communication, Cédérom Pratiques culturelles des Français, enquête 1997.

[17] Pour plus de détails sur cette hypothèse, Cf. C. Poissenot, « Penser le public des bibliothèques sans la lecture ? » in Bulletin des bibliothèques de France, t. 46, n°5, 2001, pp. 4-12.

[18] Cf. par exemple M. Mollard, Les CDI à l'heure du management, Villeurbanne, ENSSIB/FADBEN, 1996, pp. 86-89.

[19] Les revues de détente sont achetées sur les crédits du foyer pédagogique et non sur celui de CDI. Il reste que les revues font partie de ce que le CDI propose.

[20] F. de Singly, « Les jeunes et les bibliothèque scolaires » in Argos, n°10, 1993, p. 45.

[21] Nous évoquons ici une tendance générale démontrée par toutes les enquêtes quantitatives. Il reste que les bibliothèques jouent pour certains jeunes improbables ou « miraculés » un rôle décisif (Cf. M. Petit, De la bibliothèque au droit de cité, Paris, BPI/ Centre G. Pompidou, 1997.