Guerre en Irak : les journalistes à découvert

Bruno David  LERASS Toulouse III

 

 

Pour l'armée des Etats-Unis la guerre en Irak est un tournant, elle constitue une 3ème étape de son histoire guerrière contemporaine. Tout d'abord, il y eut la guerre du Vietnam et la liberté totale des médias sur le terrain qui généra les images violentes de l'enlisement de l'armée et du même coup sous la pression de l'opinion publique la  faillite des militaires et des politiques de l'époque. 1991 le commandement militaire américain a tiré les leçons du Vietnam, la guerre du golfe s'impose comme une guerre du contrôle absolu des médias, objectif maîtriser les images, interdire, filtrer, manipuler, la vaste supercherie du Golfe sera abondamment commentée dès la fin de la crise. Troisième temps, la guerre en Irak cherche à réaliser une synthèse délicate entre la volonté de contrôle stratégique des messages médiatiques et la recherche d'une transparence complète des opérations menées sur le terrain en intégrant des équipes de journalistes dans les différents bataillons engagés dans le conflit.

Du point de vue des journalistes engagés sur le terrain irakien en ce mois de mars 2003, il est impossible de ne pas avoir en mémoire l'épisode médiatique traumatisant de la guerre du Golfe de 1991 : même ennemis, même décor...De plus, cette nouvelle page du journalisme de guerre va s'écrire à la suite d'une série d'affaires médiatiques qui ont marqué la profession ces dix dernières années. La désormais célèbre affaire du faux charnier de Timisoara a stigmatisé le fonctionnement pervers du système médiatique, interrogé le rôle même du journaliste, le credo « j'y étais, j'ai vu », pilotis du journalisme de reportage a été balayé par les effets dévastateurs d'un coup monté et a semé le doute dans les rédactions. Deux ans plus tard, échaudés par le piège roumain les journalistes ont redoublé de précautions face aux images troubles de la guerre du golfe mais se sont laissés bernés par les fausses performances d'une guerre en direct livrée clef en main par l'armée américaine et CNN. Cette télévision du vide, saturée d'images obscures, a célébrée une glorification du dispositif technologique médiatique et a laissé entrevoir une profession fascinée par elle-même. D'éminents intellectuels démontent les mécanismes de cette guerre « virtuelle » qui a consacré l'illusion du temps réel et un mirage technologique (Baudrillard, 1991 ; Virillo, 1991 ; Ferro, 1991).

Dans les années 90  la guerre dans les Balkans fera l'objet de nombreuses études qui analyseront avec précision la manière dont les médias se positionnent  par rapport aux forces en présence, comment  se construisent des images, des stratégies narratives qui façonnent des formes de réalité (Mathien dir., 2001, Pedon, Walter dir., 2002). Les productions journalistiques sont disséquées, comparées par des spécialistes qui s'appliquent à rendre visible et intelligible un travail médiatique assujetti à une actualité ontologiquement instable et volatile. C'est donc avec d'infinies précautions que les journalistes ont abordé, en 1999 le conflit du Kosovo. La presse n'aura de cesse d'interroger sa place et son rôle dans le cours des événements, et les possibles manipulations dont elle pourrait être victime. La télévision multiplie vérifications et avertissements.

 

Forts de ces diverses expériences, les journalistes français ont abordé le conflit irakien avec prudence et scepticisme, regardant l'armée de Bush organiser l'intégration de pool de journalistes à grands renforts de communication, multipliant l'emploi du conditionnel et les références systématiques aux sources. Au delà de ces précautions, somme toute classiques pour un journaliste, ce qui me semble également caractériser le traitement télévisuel de ce conflit, c'est le nombre important de sujets consacrés à l'explicitation du dispositif et des pratiques journalistiques en temps de guerre. La réflexivité journalistique définie comme tous les moments de télévision dans lesquels les journalistes parlent d'eux-mêmes, directement ou indirectement, de leurs pratiques, du système auquel il participent ou dans lequel ils sont insérés, n'est pas une chose nouvelle à la télévision. Dans les premières actualités de l'après guerre puis dans la fameuse émission d'information des années 60 5 colonnes à la Une, des sujets ont été consacrés aux modalités de fabrication des reportages (moyens techniques mobilisés, explicitation de l'activité journalistique sur le terrain). Mais ce travail réflexif est d'une nature particulière ; emprunt d'émerveillement et de fascination pour ce médium naissant qu'est la télévision de l'époque, il s'applique surtout à décrire les spécificités d'une nouvelle forme de journalisme, les fantastiques potentialités qu'offre ce nouveau média. Par la suite, dans l'histoire de l'information télévisée on trouve régulièrement, à l'occasion d'une innovation technologique ou d'un anniversaire[1], des sujets consacrés  au journalisme de télévision. Par ailleurs, des espaces de débat critiques s'ouvrent ponctuellement  à l'occasion des affaires, dérives, dérapages divers qui affectent de manière récurrente l'information télévisée[2] (David, 1998 ; Spies, 2001). 

Ce qui est notable dans le traitement de la guerre en Irak c'est l'ampleur du phénomène et sa singularité. Cette réflexivité journalistique est originale dans la mesure où elle est étroitement intégrée à l'événement lui-même, elle accompagne et structure le processus de production d'information durant le déroulement des événements irakiens et n'intervient pas dans l'après coup comme cela arrive habituellement. C'est ce journalisme réflexif que je voudrai ici qualifier et analyser. Je donnerai dans un premier temps quelques repères méthodologiques concernant l'élaboration du corpus d'émissions étudiées. Je présenterai ensuite quelques éléments extraits de l'analyse quantitative de ce corpus, puis je décrirai les formes, les lieux et les thèmes de ce journalisme réflexif. Je rapprocherai enfin ce discours réflexif de la question de l'identité des chaînes. En conclusion j'interrogerai le rôle et les fonctions de ce discours réflexif pour le journalisme de télévision.

 

 

Repères de méthodes

Une coupe temporelle

J'ai décidé de borner le corpus de cette étude à tous les sujets qui ont été consacrés à la guerre en Irak à la télévision hertzienne française entre le 5 et le 30 mars 2002. En dehors du fait que lors de la réalisation de cette étude au mois de mai 2002, j'étais tributaire des contraintes liées au délai minimum de 2 mois qu'impose l'archivage des images de télévision récentes par l'INA[3], et que sur le seul mois de mars, le nombre de sujets produit par la télévision sur cet événement est considérable, il m'est apparu que cette unité de temps permettait de rendre visible de façon suffisamment explicite les orientations médiatiques que je cherchais à mettre au jour. Cette coupe (qui me prive inévitablement d'une partie du matériel télévisuel de l'événement) à l'avantage d'éclairer un processus qui est pour moi d'autant plus significatif qu'il apparaît prégnant sur un temps court.

La focalisation sur ces trois semaines du mois de mars 2003 souligne une effervescence médiatique maximale, elle permet, autour du déclenchement « officiel » de la guerre le 20 mars, de situer trois temps médiatiques assez clairement repérable quant au nombre et à la teneur des sujets consacrés par les différentes chaînes à la guerre. Une première période précède le 20 mars c'est le moment de la montée en puissance des tensions entre les Etats-Unis et l'Irak, du 20 au 25 mars, second temps, durant une semaine la mobilisation des médias est totale et quasi continue, enfin troisième temps, la fin du mois de mars se caractérise par une baisse sensible du nombre de sujets consacrés au conflit irakien. A ces trois moments correspondent trois manières pour la télévision de se mettre en scène sur le terrain irakien et en France dans les rédactions : la préparation à la guerre (présentation et mise en place du dispositif médiatique), la couverture du déclenchement officiel de la guerre (éprouver le dispositif médiatique), le suivi des confrontations quotidiennes entre les belligérants (analyses des limites ou glorification des performances du dispositif médiatique).

 

Réduction d'un échantillon générique

Le système d'archivage de l'INA s'organise autour d'une unité d'archive de base qui est appelé « sujet ». Les sujets archivés sont parfois des émissions complètes, mais ce sont surtout toutes les séquences télévisuelles qui composent un programme et qui font l'objet d'une réalisation à par entière. Ainsi l'émission « Envoyé spécial » de France 2 peut constituer un sujet si elle fait l'objet d'une thématique générale unique, tout comme les différents reportages qui la composent ou les interview en plateau qui émaillent l'émission seront eux aussi considérés comme des sujets à part entière. Concernant les JT, ils sont découpés en différents sujets : plateau, duplex, reportages pré-enregistrés... Ces modalités d'archivage de l'INA permettent, dans  le domaine de l'information télévisée, de pointer assez précisément les thématiques qui intéressent le chercheur. Dans le cadre de cette étude, j'ai procédé en trois étapes pour fabriquer un échantillon de sujets pertinents. Les premiers descripteurs utilisés ont été les mots-clefs (guerre & irak), le résultat de la sélection sur la période qui nous concerne débouche sur un total de 1951 sujets. A partir de ce premier ensemble j'ai utilisé un second descripteur (médias) qui a permis de cerner un échantillon de 264 sujets. La lecture des fiches descriptives des différents sujets a enfin permis d'extraire 70 sujets consacrés, de près ou de loin, à l'activité journalistique pendant la guerre en Irak (plus un Arrêt sur Images du 20/04)[4].

 

Quelques tendances générales

Malgré le problème d'archivage mentionné ci-dessus, les différentes données quantitatives triées par le logiciel Médiacorpus (le nombre et le type de sujet produits par les chaînes ainsi que leur répartition sur la période considérée sont transformés en histogramme), autorisent quelques commentaires.

On note une montée en puissance du nombre total de sujets diffusés du 5 au 20 mars 2003. Le 20 mars constitue évidemment un pic important. Les différentes chaînes créent un régime d'attente vis-à-vis du déclenchement officiel de la guerre (accroissement de la tension dramatique). Durant cette période, les chaînes se préparent à la guerre au sens propre puisqu'elles s'apprêtent à embarquer dans les bataillons de l'armée américaine, comme au sens figuré chaque rédaction fourbit ses armes, et se prépare à une guerre du scoop, des exclusivités. (cf. sur Canal + dans + Clair le 22/03 un sujet sur les scores médiamétriques réalisés le jour de l'entrée en guerre des Etats Unis qui résonne comme une célébration du jeu médiatique concurrenciel).

Le rythme de production des sujets se maintient très haut pendant 5 jours puis décline. On remarquera quelques augmentations sporadiques du nombre de sujets à l'occasion d'événements ponctuels dans le déroulement du conflit. Quand on regarde le nombre de sujets produits par les différentes chaînes on note que TF1 et F2 arrivent assez largement en tête. Le rapport entre le nombre du sujets traitant du thème des médias par rapport au nombre total de sujets consacrés au conflit nous montre que pour Canal+,  F5 et Arte, le pourcentage de sujets médias est plus important que pour les autres chaînes.

 

Formes et thématiques du discours réflexif

Durant la période considérée, la réflexivité affleure tout d'abord de manière diffuse dans la mise en forme télévisuelle des écrans d'information : bandeau déroulant, icônes et textes divers précisant l'origine du document diffusé ... constituent un infra texte (Jacobi, 1999) qui vise à indiquer les sources et mettent en évidence les précautions prises pour interpréter les documents. La réflexivité diffuse apparaît également dans les commentaires qui émaillent le discours des présentateurs qui éclaire les conditions de production des informations : que ce soit des allusions aux conditions périlleuses de travail sur le terrain. Au terme d'une liaison directe avec un reporter , Daniel Billalian, F2, 13h : « Faites très attention à vous », Pernaud, TF1, 13h, : « Allez vous abriter avec votre équipe », diffusés dans le Zapping de Canal + du 29 mars, ou dans le commentaire dans l'édition spéciale de Canal+ du 21 mars à 12h 30par Bruce Toussaint, dévoilant le dispositif : «  des caméras ont été embarquées dans ces blindés, les chaînes d'information peuvent donc suivre en direct l'avancée des troupes. Le monde entier vit cette offensive minute par minute... ».

De façon explicite ensuite, de nombreux sujets rendent compte directement des modalités d'exercice du journalisme de guerre. Cet explicitation des pratiques affleure également dans sujets qui n'ont pas pour thème principal l'activité journalistique proprement dite.

 

Le discours réflexif développe 3 thèmes différents qui s'éclairent mutuellement :

  1. La présentation explicitation du dispositif médiatique déployé pour couvrir l'événement. Dans ce thème il est question tout à la fois des différents statuts des journalistes : indépendant, embarqués, de leur affectation dans les régiments, les régions. Les moyens techniques mis en oeuvre ainsi que les visites guidées des centres de presse (Arte info, Arrêt sur images, On aura tout vu, C d'ans l'air, Envoyé spécial...) visent à mettre en lumière le dispositif. Enfin dans ce thème on trouve la présentation du travail dans les coulisses des rédactions : les relations avec les terrain, ex : 24 h dans les rédactions de LCI,( Plus clair, canal+) ou parallèle entre i-tv et France 2, ou encore la couverture du conflit part LCI et TF1. et le jeu d'alliance-concurrence entre les médias français et sur la scène médiatique internationale.

 

  1. Le quotidien du journaliste de guerre. On distingue deux sous-thèmes : les conditions de travail des journalistes sur le terrain : le journaliste, à l'instar d'un touriste est promené dans Bagdad et découvre la ville, ses habitants, les préparatifs de la population à la guerre. Autre sous-thème, le contrôle de l'information, la manipulation des médias : le journaliste est clairement présenté aux prises entre la stratégie de communication américaine et la propagande irakienne, ex : les warblogs, mais également les photographes en action dans Envoyé spécial (27/03), l'entretien avec Aymeric Caron dans Plus clair (29 mars) ou Carnets d'Irak (Arte info, 27 /03).

 

  1. La guerre des images. Plus précisément que dans le thème 1, on trouve ici les compte rendus de la manière dont les belligérants utilisent les médias dans leur stratégie militaire et les analyses critiques de certaines images : la polémique autour de la diffusion par la chaîne Al Jazeera, des images de prisonniers  de guerre avec la justification, l'explication, la position de toutes les chaînes sur ce sujet se développe sur plusieurs jours. Arrêt sur images (20 /04) revient en détail sur la question de la manipulation des imagesdans « une histoire de cadrage ».

 

Réflexivité et identité

Le discours journalistique réflexif de chaque chaîne (critique, ironique, empreint d'émotions, faisant l'apologie du dispositif...) a une tonalité dominante que l'on peut rapprocher de leur identité. Par identité je fais référence à l'esprit, le ton, les valeurs, l'âme (Jost, 1999) qui se dégagent dans les choix programmatiques, l'attitude des animateurs, l'habillage visuel, le regard porté sur le monde et sur les autres. L'identité transparaît de manière privilégiée lorsque des représentants de la chaîne s'expriment sur leurs pratiques, leur vision du métier, leurs missions. Derrière les analyses, commentaires et réflexions c'est un peu de la chaîne dont il est question.

 

TF1 : le culte de la performance

Si TF1 parle de sa manière d'aborder l'événement c'est d'abord pour valoriser et conforter une position de leader en terme d'audience sur le marché de l'information télévisuelle. La chaîne fait l'apologie du dispositif qu'elle déploie dans le monde pour rendre compte du conflit. L'information est un match, une compétition, et TF1 revendique la première place. Les plus rapides, les plus endurants, les mieux informés, c'est avec un net complexe de supériorité que la chaîne se décrit, fascinée par le grand frère de LCI, le très puissant CNN et surtout vers eux-mêmes. (cf. Dassier, directeur général de LCI, qui motive ses troupes filmé par Canal + pour + clair, sujet « Sur le pied de guerre », le 22/03 : « On est loin devant... La 2, ils sont à la ramasse »), ou la puissance de l'Internet qui soutient le travail d'information des journalistes en temps de guerre dans Les coulisses de l'économie, TF1, 27/03 ).

 

France 2 / France 3 : La conscience du travail bien fait

Pendant le mois de mars, France 2 présente au  public quelques espaces de réflexion bien balisés dans la grille de programmes (Envoyé spécial, communiqués officiels dans les JT). France 3 pour sa part, ne propose pas de sujets réflexifs à part entière. Prise dans la polémique développée autour de la diffusion des images des prisonniers de guerre, la chaîne ménage des moments d'expression dans les rendez-vous d'information pour que les responsables s'expliquent sur leurs choix  (Hervé Brusini, Soir 3, 23/03) ; des communiqués sont diffusés de manière très solennelle (comme sur F2). Toutefois, les efforts réflexifs des deux chaînes se tiennent à distance du travail d'information quotidien. C'est un peu comme si dans le service public on faisait globalement à peu près comme dans le privé, la différence résidant dans le souci affiché de rendre des comptes au public. Le discours journalistique réflexif de France 2 et France 3 est très localisé (Envoyé spécial, quelques sujets JT...) et ponctuel (se concentre lors des polémiques) et s'oriente vers une recherche de crédibilité (discours de justification). Ce niveau de réflexivité minimale renforce un malaise persistant, une position hésitante entre jeu concurrentiel et mission de service public

 

France 5 : Une culture du débat contradictoire et de la pédagogie

Dans le service public, France 5 développe une activité réflexive importante. La chaîne ne possède pas de programme d'information quotidien. Le travail journalistique de la chaîne comprend une réflexion et une analyse de la profession dans son ensemble. L'activité réflexive ne vient pas en plus du travail journalistique de la chaîne, elle est constitutive de ce dernier. On aura tout lu, C dans l'air, Ripostes, Arrêt sur images , 4 types de programmes proposent un regard surplombant qui n'est pas du côté des news mais du côté de l'explication, de la pédagogie de l'information.

 

Canal + : L'information décryptée

Les multiples programmes d'info de la chaîne (info continue avec i-tv, info quotidienne avec les journaux de milieu et de fin de journée, l'info décentrée à la marge de l'actualité avec Le contre journal, la réalité dévoilée par Le vrai journal et le regard satirique acéré des Guignols sur les événements politiques du jour) donnent l'impression d'une réalité décomposée par le prisme d'une grille de programmes d'info qui favorise différentes lectures de l'actualité. En tournant autour des événements, en multipliant les regards portés sur le conflit, la chaîne semble vouloir en donner un peu plus, se rapprocher de la complexité des événements du réel en proposant une succession de regards qui chacun en saisissent -par effet de point de vue et de cadrage- des fragments de réel.

 

Arte : Un regard branché et décalé sur le monde

La vision de la chaîne se veut planétaire. Quand Arte s'occupe des médias c'est pour parler de la position des différents grands médias dans le monde. Les événements irakiens sont commentés en prenant soin de les inscrire dans le jeu médiatique mondial. La diffusion du documentaire « Carnets d'Irak » (format 22 minutes, Arte info, 27/03) est l'occasion d'expliquer les contraintes qui encadrent l'enregistrement des images de reportages, de valoriser le travail risqué des journalistes indépendants, une manière de marquer sa différence en privilégiant les images troubles d'un réel volé aux autorités irakiennes. Les programmes d'info de la chaîne croisent les regards sur l'événement, redonnent un peu de complexité et d'incertitude au travail d'information, cherchent à montrer autre chose que ce que l'on voit à peu près partout sur toutes les autres chaînes.

 

Rôle et fonction du discours réflexif

Cette activité réflexive importante atteste que les journalistes dans leur ensemble ont été attentifs à anticiper, prévenir, limiter les dérapages qui les guettent dans le traitement à vue de ce genre d'événement où la concurrence entre les médias est exacerbée. La fonction régulatrice de l'activité réflexive agit à trois niveaux :

D'une part elle consiste à s'extraire du jeu de la propagande des belligérants en donnant à voir le dispositif déployé sur le terrain et les contraintes qu'exercent chacune des parties sur ce dernier et permet d'assumer une position conjointe d'acteur (les journalistes sont inévitablement pris dans les stratégies de communication guerrières) et de narrateur de l'événement (le désir de rendre compte de ces stratégies).

D'autre part, l'activité réflexive permet aux journalistes d'exprimer les malaises ressentis face aux contraintes qui leur sont imposées.

Enfin, parler de soi c'est aussi produire de l'information. Le travail réflexif, en donnant des éléments de contexte, produit une autre qualité de regard sur l'événement et en affine la compréhension.

 

L'attitude réflexive comme un axe d'évolution des pratiques journalistiques

On pourra objecter que cette analyse évacue les conditions particulières de travail des journalistes français mis à l'écart par les autorités militaires américaines à la suite de la position diplomatique anti-guerre de la France. Les journalistes français, concentrés dans les bataillons arrières, confrontés au vide relatif d'une routine militaire assez pauvre en information, retournent leurs caméras sur eux-mêmes, et ainsi racontent leur guerre dans la guerre. La place importante de ce discours réflexif dans le traitement du conflit irakien dépasse le simple jeu de circonstances conjoncturelles. Elle illustre à mon sens un déplacement de la mission journalistique originelle de la mise au jour de l'événement caché vers un travail d'information qui  dévoile la machinerie médiatique et le contexte de production de l'information. De la recherche de la « vérité », le journaliste, tenu depuis toujours au strict respect d'une sacro-sainte objectivité, s'oriente aujourd'hui vers un journalisme transparent (Aubenas, Benasayag, 1999), un journalisme du doute qui s'applique à rendre intelligible un réel saisi par bribes. Dans cette tâche, le journaliste se découvre (pris au deux sens de se mettre à découvert et de se regarder) pour comprendre qui il est et ce qu'il fait.

Finalement ce travail réflexif est salvateur, il valorise un rôle actif du téléspectateur dans le processus de production du sens de l'information. Par les effets de transparence que génère ce discours réflexif le journaliste favorise une réception critique des messages médiatiques dans un jeu de dé-construction, re-construction d'une information télévisuelle du coup plus instable, hétérogène et polyphonique.


 

 

Références bibliographiques

AUBENAS F. et BENASAYAG M., La fabrication de l'information. Les journalistes et l'idéologie de la communication, La Découverte, Paris, 1999.

BAUDRILLARD J., La guerre du golfe n'a pas eu lieu,Galilée, Paris, 1991.

BEAUREGARD C., CANUEL A., COUTARD J., Les médias et la guerre. De 1914 au World Trade Center, éditions du Méridien, Québec, 2002.

CHARAUDEAU P., LOCHARD G., SOULAGES J.C., FERNANDEZ M., CROLL A., La télévision et la guerre. Déformation ou construction de la réalité ? Le conflit en Bosnie (1990-1994), collection Médias recherches INA, De Boeck Université, Bruxelles, 2001.

DAVID B., « Réflexivité et télévision. L'exemple de l'affaire Khaled Kelkal », in BEYLOT P. dir., La télévision au miroir, Champs Visuels, n°8, L'Harmattan, 1998, p. 135-149.

DE LA BROSSE R. dir., Les médias de la haine, Reporters sans frontières, La Découverte, 1995

JACOBI D., La communication scientifique. Discours, figures, modèles, PUG, Grenoble, 1999.

JOST F., Introduction à l'analyse de la télévision, Ellipses, Paris, 1999.

LES CAHIERS DE MEDIOLOGIE N°8, Croyances en guerre, L'effet Kosovo, Gallimard, Paris, 1999.

BEYLOT P. dir., La télévision au miroir, Champs Visuels, n°8 et 9, L'Harmattan, 1998.

MATHIEN M. dir., L'information dans les conflits armés. Du Golfe au Kosovo. Paris, L'Harmattan, coll. Communication, 2001.

FERRO M., L'information en uniforme. Propagande, désinformation, censure, et manipulation,  Ramsay, Paris, 1991.

PEDON E., WALTER J. dir., Les médias et les guerres en ex-yougoslavie. Débats, théories, méthodes,  Questions de communication n°1, Presses Universitaires de Nancy, 2002.

VIRILIO P., l'écran du désert. Chroniques de guerre, Galilée, Paris, 1991.

SPIES V, « De l'autre côté du miroir. Une critique de la télévision par elle-même ? », Médiamorphoses n°7, INA, janvier 2001, p. 49-52.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Voir par exemple les différents programmes consacrés en 1999 par les différentes chaînes hertzienne à l'histoire du JT afin de rendre compte de 50 ans d'information à la télévision.

[2] Voir entre autres  l'affaire Khaled Kelkal, la vraie /fausse interview de Fidel Castro, le faux charnier de Timisoara...

[3] Le mois de mars était à cette époque tout juste disponible à la recherche. Il faut préciser ici que l'INA, face aux événements qui bénéficient d'une ampleur médiatique exceptionnelle, modifie les modalités d `archivages des images de télévision. Pour le cas présent, tous les programmes de la télévision hertzienne pour le mois de mars sont archivés y compris les JT de 13 heures qui en temps normal ne sont pas conservés. Malheureusement un bug dans le système des archives à fait passer à la trappe tous les programmes de TF1 pour la journée du 21 mars, c'est pour cette raison que je n'utiliserais pas les tableaux et graphiques qui récapitulent les données chiffrées (nombre de sujets par chaîne, par jour etc...) dans ce texte car ils sont faussés par ce défaut d'archivage du 21 mars. Il n'empêche qu'ils donnent des indications précieuses pour le repérage des grandes tendances quantitatives de chaque chaîne et que même si j'ai été quelque peu frustré par ce trou dans le matériel archivé je reste conquis par le travail réactif et performant de l'INA qui doit faire face au flot d'images permanent que déverse chaque jour la télévision française.

 

[4] Il faut préciser que durant toute ma période de travail à l'INA, les programmes « les guignols de l'info », « le vrai journal » sont restées indisponibles, retenues  pour une autre recherche. Je n'ai donc pu visionner et analyser plusieurs de ces sujets que j'avais retenus dans la sélection finale de mon étude.  Il est évident que pour Canal +, et la télévision hertzienne en générale, ces programmes de la chaîne cryptée diffusés en clair, contiennent de nombreux moments réflexifs qui de manière satirique pointent souvent avec pertinence les travers et les excès du système médiatique. Dans le cadre du « vrai journal » un travail d'investigation journalistique souvent poussé et engagé permet de soulever parfois des questions écartées par les autres chaînes. Concernant la guerre en Irak, les guignols et le vrai journal ont régulièrement mis en scène les journalistes pris au piège des jeux de propagande américaine et irakienne.