Texte de la communication pour le

Dixième colloque bilatéral francoroumain. 2003

 

Communication des organisations : « Paysage des recherches dans l'espace francophone »

 

Logistique et symbolique du faire ensemble dans les organisations

 

Sylvie Bourdin, Lerass, Université Toulouse III

 

 

La présente communication revendique son inscription dans le champ de la recherche « critique » en Communication des organisations.

Une telle annonce mérite des précisions tant l'expression recouvre des approches diversifiées[1]. Le discours dominant, véhiculé par les entreprises et relayé par les médias présuppose une fonction à l'organisation  (faire des bénéfices, être rentable). Ce discours qui tend à s'imposer présuppose un acception gestionnaire, économique de l'organisation : la définition de l'organisation, sa finalité, son rôle (utilité) social(e). Cette conception de l'organisation centrée sur la recherche de rentabilité et de profit, implique la rationalisation des activités pour favoriser leur maîtrise et leur efficacité.

Ce point de vue, évident et légitime pour un dirigeant, un consultant, un acteur de l'organisation (ou de l'économie) est prégnant. Sur le plan scientifique et universitaire, il conduit à une forme de recherche prescriptive, « appliquée », fonctionnaliste, utilitaire (dont l'objectif demeure de « d'améliorer l'efficacité, d'optimiser le fonctionnement, de rendre l'entreprise meilleure ») qui flirte l'expertise ou le conseil.

La posture critique consiste à se détacher de ce modèle dominant. Pour cela, il s'agit dans un premier temps de rompre avec les précatégorisations des professionnels qui construisent le champ dans une perspective instrumentale (objets, postes, pratiques de communication sont identifiées et pré définies.). Une seconde rupture s'effectue à propos de l'approche objet qui préside à la logique professionnelle du champ des organisations abandonnée au profit d'une démarche et une approche processuelles pour analyser l'organisation (F . Bernard, 2000). Une autre manière de se déprendre du cadre fonctionnaliste, consiste à mobiliser des démarches et des méthodes, en l'occurrence la médiologie et l'approche du C.S.I.[2], qui n'ont pas pour terrain d'investigation  les organisations mais dont les apports et les conditions d'emprunt ont été discutés (Bourdin, 2000 ; David, Bourdin, 2002). L'appui théorique sur ces deux courants de recherche permet de renouveler les questions et les éclairages. D'autres cadres d'analyse sont également sollicités par ailleurs et les différents éclairages constituent de manière informelle ce que l'on peut appeler le courant critique en communication des organisations.

 

Ce changement de point de vue, ce décalage de l'angle d'observation font rupture et conduisent à une redéfinition de l'organisation elle-même. L'organisation est considérée en tant que terrain d'observation du passage du dire au faire. Elle se présente en effet, comme un espace privilégié d'expérimentation, modeste du faire ensemble : un lieu l'actualisation quotidienne de l'efficacité symbolique (Bourdin, 2000). Les ressorts de l'efficacité symbolique sont ici interrogés à partir de deux axes si l'on peut dire, tant il est en réalité question du tressage de ces instances : d'une part la logistique ; le matériel, les formes communes et générales d'inscription, de stockage et de diffusion des messages, les outils de la pensée, d'autre part le symbolique ; la croyance, le sens, l'engagement, l'adhésion, la contrainte, ....

 

Il sera question ici d'un outil de l'action collective, un intranet, saisi à un moment crucial et aisément observable de l'action collective : le lancement, la mise en oeuvre. L'objectif autant que la thèse, consistent à éclairer les ressorts de l'action collective par la mise en lumière des interrelations qui relient les forces en présence, toutes celles (techniques et sociales, humaines et non humaines) qui participent à l'implantation de cet objet. Soit le complexe constitué par la mise en présence et les relations qui s'établissent entre des acteurs tels que : la Direction de l'organisation, le service informatique, la technique informatique qui préside à la conception d'un intranet, les ressources nécessaires pour concevoir une telle application, la mobilisation des pilotes du projet et l'usager.

 

Se pencher sur la logistique du faire conduit également à mettre au jour les enjeux qui président au lancement d'un intranet :  en effet, le recours à un objet technique aux fins d'améliorer le fonctionnement de l'organisation mérite une véritable problématisation. Il y a une réelle étrangeté à convoquer un objet technique de traitement des informations pour réduire des tensions internes, créer un sentiment collectif d'appartenance...

 

  1. Présentation de l'objet et du terrain

 

En première analyse, l'objet de l'enquête a une matérialité et une fonctionnalité apparentes qui peuvent apparaître rassurantes : il s'agit d'un objet professionnel ; l'intranet que l'on peut définir comme « un réseau informatique interne à une entreprise, qui s'appuie sur les technologies d'internet pour faciliter la communication et le partage de travail entre collaborateurs. ». Les applications les plus fréquentes sont la diffusion d'informations générales d'organisation et de fonctionnement (organigramme, coordonnées de chaque salarié, notes de services, procédures, actualités de l'organisation, documents types, ...), des services partagés et/ou en accès réservé : agenda, congés, fichiers clients, tableaux de gestion, ...)[3] et les forum (espaces d'échanges).

La plupart des définitions de l'intranet, telles qu'elles sont apparues au terme d'une investigation sur le web, émane pour une écrasante majorité d'informaticiens et sont orientées vers le versant technique de l'application. La minceur du champ sémantique attaché à cet objet conduit à s'attacher à mieux en définir les contours[4].

L'article s'appuie sur un mémoire de maîtrise[5] qui portait sur la place attribuée à l'usager lors de l'implantation d'un intranet dans un IUT de la région Midi Pyrénées.

 

Présentation  rapide :

L'initiative de ce projet d'intranet revient à la direction de l'IUT. Les objectifs explicites sont alors de centraliser l'information, de tendre vers le zéro papier, de diffuser, stocker, archiver l'information. Il s'agit également de développer un outil participant aux échanges entre les utilisateurs (de l'intranet, de l'IUT). Dans ce sens l'objectif final était de créer ou de renforcer un esprit de communauté.

Le phasage :

o                                           mai 2001                                     proposition du projet intranet en Conseil de Direction

o                                           janvier 2002                         lancement, constitution d'une équipe et formalisation du projet

o                                           début Mai 2002                        mise en service estimée selon les documents de cadrage

o                                           fin mai 2002                         mise en service effective

 

Le développement (c'est-à-dire la conception et la réalisation de l'intranet) a été fait en interne par un informaticien contractuel, arrivé depuis 3 mois (un jeune homme de 22 ans, en contrat pour une année, orienté vers la production technique au sens strict). Il a été le pilote de l'opération, le chef de projet.

 

Le projet a été mené à bien dans un temps très court.

Il est considéré comme un échec par les initiateurs du projet, compte tenu du faible nombre des connexions(fréquentation) et de l'absence de production de contenu éditorial par les usagers.

 

Quelques commentaires s'imposent en ouverture :

-          le terrain d'étude est un véritable objet technique mais n'est déjà plus un objet professionnel dans la mesure où il est envisagé dans un processus, une dynamique dont il fait partie mais qui le dépasse et l'englobe (la politique de la direction, les objectifs affichés, la démarche et le processus utilisés). Ce redimensionnement de l'objet professionnel constitue une étape centrale dans la construction de celui-ci en objet scientifique.

-          L'objet intranet est irréductiblement pris dans une logique organisationnelle, il s'inscrit dans un objectif managérial. Il n'apparaît cependant pas que la direction ait pris toute la mesure des interactions entre cet outil (l'intranet) et les objectifs plus larges qu'elle poursuit. En effet, le projet intranet est lancé à l'issu d'une intuition de la direction (développer le sentiment d'appartenance par le développement des ressources partagées) mais celle-ci ne s'est pas traduite par un projet stratégique. La mise en oeuvre de l'outil prend place dans le fonctionnement de l'organisation, en constitue un épisode singulier et classique. En effet, il s'agit d'un objet à créer (le contenu d'un intranet n'est pas stabilisé) à développer, à faire vivre. Chaque étape renvoie à l'organisation, ce qu'elle est, ce qu'elle veut être, son mode de fonctionnement habituel et spécifique.

-          On peut dès lors compléter la définition de l'intranet qui est aussi, fondamentalement :

o        un dispositif technique au contenu variable, obéissant à des procédures de conception et de mise en oeuvre,

o        un dispositif interactif d'échanges qui nécessite la participation de l'usager.

o        d'un outil de management : la création (mais aussi l'animation, l'évolution) d'un intranet concentre (peut concentrer) des projets d'optimisation, de changement organisationnel.

o        d'une occasion de faire ensemble (création), un outil de faire ensemble (après, une fois l'outil en place).

 

L'enquête de terrain a consisté à mettre en place une grille d'analyse à partir des catégories d'acteurs sous la forme de la représentation du réseau telles que les définissent le C.S.I.

A la lecture des documents administratifs comme lors des entretiens, les acteurs en présence tels qu'ils se définissent mutuellement sont : la direction (directeur, directrice adjointe, responsable administrative), le service central informatique (2 salariés) et un jeune contractuel. L'usager apparaît très faiblement défini par les autres acteurs et fort peu présent. Il a été difficile de contacter, c'est-à-dire de saisir, cet acteur du projet. L'enquête a dû élaborer une procédure de (re)construction de l'usager[6].

La mise en oeuvre de l'intranet s'est effectuée entre les acteurs tels qu'ils s'étaient définis depuis le lancement de cette idée. Et, force est de reconnaître que l'intérêt porté à ce projet en tant que tel est fragile ou pour le moins limité. Dans le cadre de l'action il ne constitue pas un projet important ni mobilisateur.

On observe deux figures, ou deux temps dans le réseau de l'intranet. Dans la première représentation, l'usager figure à peine. Il est cité en tant que cible du projet. Des informations lui sont destinées, les objectifs du projet le concerne mais il est à peine identifié, à peine ébauché et assez inaccessible dans la phase de conception, réalisation. Une fois l'objet mis en ligne, l'usager redevient un acteur central : la réussite de la réalisation repose sur son intéressement pour l'objet proposé et le constat de son faible intérêt pour l'application mise en place constitue pour les pilotes le signe définitif de l'échec de la réalisation.

 

  1. Le spectre de l'usager

 

De nombreux auteurs constatent que la consultation des utilisateurs fait partie des représentations de base des informaticiens : l'analyse de la demande et incluse, celle des utilisateurs, est considérée comme relevant de l'évidence (Mayère, 2003)[7].

Dans le cas précis, l'intranet est explicitement conçu, pour partie pour eux (développer le sentiment d'appartenance, faire des usagers des concepteurs de contenus, créer les conditions par des ressources partagées d'un mode de fonctionnement plus collectif). Or, dans le processus, la présence de l'usager reste spectrale.

L'analyse de la demande par exemple est réduite à sa plus simple expression ; elle se limite à un rituel déconnecté de la conception effective de l'intranet. Elle se borne à un questionnaire sur les attentes (non validé sur une population test), adressé par mail alors que le projet intranet n'a pas donné lieu à une information large, et que les usagers ne le connaissent pas. Le mode d'administration n'a pas été pensé et entre en contraction avec le projet pour plusieurs raisons : d'une part il se déroule pendant la phase de développement, parallèlement à l'activité même de réalisation du projet, ce qui rend ses éventuelles réponses inexploitables et inutiles. D'autre part, il transite par la voie du mail : cela réduit la notion d'usager aux salariés qui utilisent dores et déjà leur mail et qui ne sont pas majoritaires dans l'organisation. Enfin, les questions posées aux usagers sont très étroites et se limitent aux choix des services offerts, ceux-ci étant déjà inscrits dans les possibles identifiés par les informaticiens à partir des objectifs de la direction.

Il y a une contradiction dans la sollicitation de l'usager : le double discours de l'informaticien le place, d'une part, au centre du dispositif, en fait un acteur et somme de le prendre en compte. D'autre part, fondamentalement -au regard des modalités d'analyse de la demande comme de son absence aux différentes étapes de conception- dans le discours même des informaticiens, l'usager est considéré a priori comme incompétent, résistant au changement.

Certains auteurs (Mayère, 2003)  ont souligné l'effet de leurre que peut susciter la mobilisation d'une procédure de consultation alors que les décisions sont prises et que les attentes exprimées ne seront pas prises en compte.

La nécessité acquise de faire appel à l'usager conduit à instaurer un processus d'information que l'on pourrait qualifier de contraint et aboutit à un maigre relevé des attentes ; la participation de l'usager se borne à une simple consultation, très en amont et le développement la mise en oeuvre fonctionnement toujours comme une boîte noire. L'usager, omniprésent, demeure insaisissable et est maintenu à distance de l'application qu'on lui prépare.

La visée de rationalisation des procédures se double d'objectifs plus flous : assumer des fonctions de ciment identitaire, construire une appartenance. Or, le projet reste silencieux sur les modalités de mise en oeuvre de ces objectifs. Des méthodologies d'analyse de la demande existent (approche marketing) qui permettent de prendre en compte les cibles, plus précisément le niveau d'utilisation de l'informatique, les pratiques professionnelles effectives, permettant ainsi d'ajuster effectivement le contenu aux publics concernés et visés.

 

  1. Logique objet, déni du processus

 

Pour les acteurs opérationnels, il y a d'abord un objet : l`intranet conçu comme une application informatique, des lignes de code, une interface graphique, un espace sur le serveur, une procédure de sécurisation des accès. Ensuite il y a un projet de production : des délais à tenir (à peine dépassés, ce qui constitue une fierté pour les pilotes), des étapes et un phasage (développement, test, lancement, administration). Envisagée ainsi, l'implantation d'un intranet se réduit à la rencontre objective d'une directive managériale, de ressources et de compétences techniques, une activité de développement parmi d'autres relevant du quotidien du service informatique et ayant pour but de produire un objet. On en voit une illustration dans le fait que le chef du projet choisi, largement autonome, n'est pas en mesure de saisir ni d'assumer les enjeux organisationnels et sociaux de ce projet collectif qui se réduit ici à un projet individuel, personnel, de production.

Ce qui caractérise cette expérience c'est la non prise en compte de la dimension processuelle du projet. L'intranet, a fortiori en tant que réponse à des problèmes structurels, relève autant de la démarche collective de conception, de suivi, d'accompagnement, que d'une action technique de conception (cf. Bernard, 2000, avec l'objet limite qu'est le projet d'entreprise.). On sait que la frontière est floue entre processus de conception et processus d'utilisation (Mayère, 2003) eux-mêmes pris dans un processus d'accompagnement (qui va de la sensibilisation à l'appropriation). Dans ce cas, le statut intrinsèquement androgyne de l'intranet (objet et processus) n'est pas envisagé.

L'analyse de l'usager, de ses besoins, la période de lancement (mixte entre la conception, le test, la mise en ligne progressive), l'adaptation des contenus et, plus généralement la réflexion sur l'outil, l'ergonomie de l'interface, ses potentialités à la fois en terme de configuration spécifique du dispositif (choix des services offerts) mais aussi en terme d'insertion de ces applications dans le fonctionnement de l'organisation, ne constituent pas des annexes, des points secondaires. La dimension processuelle méconnue de l'intranet qui opère sur les versants de la conception, la réalisation et de la mise en service n'apparaît pas aux yeux de la direction comme une occasion de résoudre les dysfonctionnements et de relancer le débats, les échanges, faire émerger un collectif, une identité. Pas plus que l'implantation n'a été perçue comme une occasion de modifier les procédures habituelles de fonctionnement. A aucun moment le projet intranet n'est pris comme une occasion d'expérimenter le changement dont l'organisation a besoin et qu'elle attend magiquement, de l'avènement d'un nouvel outil. Les problèmes organisationnels trouvent à se résoudre non pas tant avec l'outil installé mais dans sa conception et la mise en commun auquel toute la conception-développement-insertion peut donner lieu.

 

  1. L'illusion technologique : la force des présupposés enchantés de la technologie

 

 

De nombreuses attentes convergent vers un outil technologique « déjà là », réalisé, dont on postule qu'il résoudra, par sa seule présence-existence des problèmes structurels. Le déni du processus, les attentes vis-à-vis de l'intranet ainsi que le constat d'un échec (une fois l'application implantée) mettent en évidence les fortes exigences dont l'intranet est investi, soit une idéalisation des outils techniques. Problèmes et changements  organisationnels trouveraient leur résolution de manière quasi-magique par l'instauration de dispositifs techniques. Ce surinvestissement de la technique confine à un fétichisme technologique qui affleure non seulement dans les objectifs explicites mais également dans l'implicite de la demande : la mise en conformité de l'organisation. La liste est longue des attendus de l'arrivée de l'intranet qui doit compenser la dispersion spatiale, transformer le collectif, en opérant une convergence des cultures des différents départements aux cultures variées et souvent en position de repli par rapport aux autre départements et à la structure IUT[8].

Ces multiples attentes se développent sans que jamais soit envisagé le « comment » : comment ça opère, comment ça marche. Comment advient le sentiment d'appartenance via l'intranet ? Comment ce dispositif peut-il générer des relations sociales apaisées (vis-à-vis de la direction, des autres départements et services ?). Les modalités de ce faire ensemble restent tues. L'intranet, boîte noire, agit de manière magique.

 

Le fétichisme technologique dont l'intranet est ici l'objet se double d'une illusion performative qui s'observe sur deux points :

-          le faire est dans la droite ligne du dire : le faire n'est pas faire l'intranet, mais la résolution des problèmes que rencontre la structure. L'intranet apparaît comme le moyen de résoudre ceux-ci. Il semble en l'occurrence que par une curieuse équivalence performative, la réalisation et la mise en place d'un intranet soient en mesure par sa seule existence de résoudre des problèmes organisationnels, structurels et relationnels (cf. Giddens (1994) qui pointe l'irréductible différence entre conscience pratique et conscience discursive).

-          Au delà du cas, et comme le précise Anne Mayère (2003), tout projet informatique complexe, et en l'occurrence un projet intranet, repose sur :

o        La croyance en la possible exhaustivité du formalisable,

o        Le postulat que la diversité peut se réduire à quelques processus standards.

Suivant l'auteur, l'informatique, et l'intranet ici, recèle un espoir de rationalisation parfaite du jeu économique et social.

 

La conception techniciste qui a présidé à la réalisation de cet intranet est un autre symptôme de l'illusion technologique : le seul plan sur lequel le projet est investi est le versant technique comme si cela suffisait à obtenir de l'intranet les résultats attendus. Pour les concepteurs, la réalisation est réduite à de la programmation dans le langage php (temps passé, problèmes rencontrés, ...). On en voit pour exemple que la production de contenus pour l'intranet (spécifique à ce média) n'est pas dans le projet et que les choix (rubriques, interface, navigation) ont été opérés en dehors des attentes et des besoins des usagers.

Mais le fétichisme technologique n'est pas seulement un frein à l'insertion d'une technique, un handicap qui grève le projet. La dynamique du faire (l'idée, le projet, la mobilisation des acteurs) repose sur cette illusion technologique et cette croyance est opérante pour rendre attractif et même nécessaire le projet intranet. En effet, la technologie a un caractère profondément récursif : conçue par des acteurs qui lui attribuent des significations et des caractéristiques privilégiées, une fois déployée elle incorpore ces croyances et du même coup réifie certaines règles et ressources de l'organisation (Mayère, 2003).

 

5. « Le temps long des usages sociaux »

 

Aux yeux des acteurs opérationnels (service informatique et direction) l'intranet, moins d'un an après sa mise en service, est un échec. Il paraît intéressant de revenir sur cette évaluation apparemment sans appel, fondée sur la faible fréquentation de l'outil. Les trois points précédents permettent d'éclairer le résultat mais également de nuancer le jugement. Celui-ci repose, encore, sur la méconnaissance du processus et l'irréductible approche objet qui caractérise le monde professionnel. L'outil existe, se décline, se développe, se met à jour ; le processus sur poursuit : l'occasion manquée d'une rencontre et d'une construction collective de l'intranet n'est pas irrémédiable. Direction, concepteurs et usagers sont embarqués, le projet reste largement ouvert.

Si le mélange de fétichisme technologique, de sous-estimation des ressources du dispositif intranet et des potentialités socio-techniques produit une tension, c'est que l'intranet est un objet ambigu : considéré comme un objet, réduit à un simple instrument, ce dispositif de transmission de l'information est sommé d'être un opérateur de changement organisationnel (opératoire et culturel) alors que les implications en termes de fonctionnement collectif, les modalités de mise en oeuvre de cette médiation, restent négligées. 

L'expérience de cette implantation met en évidence que la technique est toujours sociale. C'est au sens fort du terme une médiation : on attend d'elle qu'elle assure cette fonction (qu'elle génère des échanges, de la solidarité, de l'appartenance, de la cohésion ...), sa mise en oeuvre constitue un moment central où se rencontrent la volonté de la direction, la culture des opérationnels, les usagers. Enfin,  inextricablement liée aux acteurs sociaux, l'implantation d'un dispositif technique renvoie autant aux aspects  strictement techniques (programmation, sécurisation, matériel utilisé, ...) qu'à la politique générale de l'organisation, au mode de management. L'intranet est un outil du management symbolique (Floris, 1996) : il permet un management à distance des salariés en formatant les données disponibles, en fixant les circuits de circulation de l'information, en fixant les modalités d'échanges et les pratiques professionnelles. Ce dispositif de contrôle soft est un élément de mise en conformité des salariés et la période observée ici, la conception et le lancement constituent des étapes d'une mise en acceptabilité de ce nouveau management.

 

La mise en oeuvre de l'intranet est un exemple du faire ensemble tel que les organisations le développent et de la place qu'y occupent des techniques toujours sociales qui se déploient à la fois lors de l'implantation et prennent place ensuite, dans le temps long des usages sociaux.

Le point d'impact sur les pratiques professionnelles que constitue l'implantation d'un intranet a été enregistré. Reste à suivre le processus en cours selon la théorie de la structuration, qui pose qu'un dispositif continue d'évoluer tout au long de son existence. Le dispositif étudié poursuit son évolution.

S'il est plutôt question ici du faire ensemble tel qu'il se donne aisément à voir dans le cadre du processus d'implantation d'un nouveau dispositif technique, fonctionnel et social, il faut compléter l'investigation en analysant les recompositions organisationnelles (hiérarchie, circulation de l'information, pratiques professionnelles) qui s'instaurent une fois l'intranet mis en place. Ou, pour le dire autrement : comment l'intranet intervient-il dans le faire ensemble ? Ce second niveau d'analyse n'est pas strictement distinct du processus de mise en oeuvre ; dans le cas spécifique envisagé ici il devra cependant s'effectuer ultérieurement.


 

 

Éléments pour la définition d'un intranet

 

La question de la définition de l'objet d'étude est au coeur des développements de cet article. Les avancées dans l'investigation sur le statut de l'objet se sont développées au fil des points soulevés. Je propose ici, rassemblés, les différents étapes de définitions et les différents éléments qui permettent de caractériser un intranet.

 

Un intranet est un réseau informatique interne à une entreprise, qui s'appuie sur les technologies d'internet pour faciliter la communication et le partage de travail entre collaborateurs. Les applications les plus courantes sont : informations générales (organisation, fonctionnement) et ressources partagées.

 

C`est aussiune formalisation de la production d'informations et de rationalisation des activités de communication pour favoriser leur maîtrise et leur efficacité (Mayère, 2003) dans une démarche de centralisation des informations administratives.

 

Ce dispositif (technique) au contenu variable (applications développées, données stockées, production des contenus, procédures de mise à jour) obéit à des procédures de conception et de mise en oeuvre. Il peut ainsi, également, constituer un espace d'échanges, de confrontation, de débat, ...

 

L'intranet introduit une mutualisation des informations qui permet ou conduit à une coordination en temps réel qui transforme les relations à l'espace et au temps

 

Fondamentalement l'intranet est un processus qui démarre à la phase de conception et se poursuit tout au long de l'existence du dispositif (cf. la théorie de la structuration).

 

Ce dispositif interactif  nécessite la participation active de l'usager dans une logique pull de recherche et de construction de l'information, versus l'approche push).

 

L'intranet est un outil de management : la création (mais aussi l'animation, l'évolution) d'un intranet concentre des projets d'optimisation, de changement organisationnel.

 

L'intranet figure l'organisation , constitue une mise en visibilité, une représentation. Toutes les composantes rassemblées, uniformisées par la charte graphique et le cadre général sont rassemblées sur  l'intranet qui offre une représentation holiste d'organisation souvent éclatée (géographiquement et fonctionnellement)

 

C'est également une occasion de faire ensemble (création) autant qu'un outil du faire ensemble (après, une fois en place)

 

Enfin un intranet est bien une médiation sociotechnique.


 

 

Bibliographie

 

 

 

Bernard, F., « Objet professionnel et objet scientifique : divergences et convergences », Communications organisationnelles : objets, pratiques dispositifs, dir. P. Delcambre, PUR, 2000, 149-148.

 

Bougnoux, D., Introduction aux sciences de la communication, Repères, 1998 126p.

 

Bouillon, J-L.,  « De l'approche conventionnelle à l'approche communicationnelle des mondes organisationnels », colloque Gréco, « Coexister dans les mondes organisationnels », Juin, 2003, Gré/Co, Bordeaux, 17p.

 

 

Sylvie Bourdin « Pour une médiologie des organisations », in Communications organisationnelles : objets, pratiques, dispositifs, dir P. Delcambre, PUR, Rennes, 2000, p243-262.

 

David B., Bourdin S. et  « La sociologie de la traduction et les recherches en Sic, une agaçante attraction », in Actes du XIIIeme congrès des SIC, Marseille, 2002, p 337-344.

 

Debray, R., In Cahiers de Médiologie n° 6, « Histoire des quatre M », Gallimard, 1998, p 7-26.

 

Giddens  A., Les conséquences de la modernité, éd. L'Harmattan, 1994, 192p.

 

Floris, B., La communication managériale, PUG, Grenoble, 1996.

 

Latour B. La science en action, La découverte, 1989, 451p.

 

Mayère A. « Rationalisation de la communication et organisations contemporaines le cas de projets d'implantation de PGI/ERP », colloque Gréco, « Coexister dans les mondes organisationnels », Juin, 2003, Gré/Co, Bordeaux, 17p.

 

Michel, S., « Place de l'usager dans l'insertion des TIC en milieu professionnel », Mémoire de Maîtrise en SIC, Université de Toulouse 1, Juin, 2002.

 

Loneux C., Bourdin, S. « Construction et modes de stabilisation d'un nouveau monde organisationnel : la relation actionnaire d'entreprise / communicant (« chargé de relations avec les partenaires investisseurs » ou «Relation investor ») », colloque Gréco, « Coexister dans les mondes organisationnels », Juin, 2003, Gré/Co, Bordeaux, 12p.

 

 



[1]Je renvoie aux productions du groupe d'études et de recherches de la SFSIC sur les communications organisationnelles, Org & Co depuis une dizaine d'années.

[2] Centre de sociologie de l'innovation sous la direction de Michel Callon compte parmi ses membres Bruno Latour, auquel il est fait référence ici.

 

[3] Cf. une étude réalisée par Ispsos Médiangle, en décembre 2002 sur les usages de l'intranet, les rubriques les plus utilisées par ordre décroissant sont : les services de l'annuaire, les documents d'ordre technique, communication interne, travail collaboratif, recherches privées et informations syndicales.

[4] Voir les éléments de définitions épars dans le texte et rassemblés en fin d'article.

[5] Mémoire réalisé par Sandrine Michel, Université de Toulouse I Sciences sociales, Juin 2003.

[6]  Dans le cadre de ce mémoire de maîtrise l'enquête a dû s'intéresser plus particulièrement aux usagers en construisant des rencontres (présence dans la salle multimédia pour contacter le public étudiants et entretiens avec les personnes ressources des différents département). La procédure d'administration des entretiens a permis d'élargir le cadre de l'observation au personnel présent lors des visites-entretiens.

[7] Cette remarque a été formulée dans le cadre de l'étude des E.R.P. Pour un intranet, dont le contenu est flottant, le recours et la place de l'usager est plus encore centrale, peut-on penser.

[8]Il est intéressant de noter que le département le plus en rétif à une intégration dans le collectif es IUT est d'ores et déjà doté d'une culture et d'une pratique informatiques qui lui donnent un avantage sur l'utilisation (l'appropriation) de l'outil. La mise en acceptabilité du projet intranet, aisée ici pourrait, aux yeux de la direction, constituer un facteur d'intégration de ce département à l'organisation.