Territoire, Tic et citoyenneté :

Vers une réduction de la fracture socio-numérique

Une approche expérimentale

 

Franck Bulinge

Enseignant-chercheur en sciences de l'information et de la communication

Laboratoire LePont

Université de Toulon et du Var

bulinge@univ-tln.fr

 

 

 

 

Introduction

La société de l'information n'est certes pas un phénomène nouveau. Dès 1948, le cybernéticien Wiener en dressait une première esquisse. Il faut cependant attendre les années 70 et l'avènement d'une information de masse pour en deviner les contours réels. Ce n'est pas un hasard si la société de l'information, projection des idéaux cybernéticiens, s'est d'abord construite, notamment aux Etats-Unis, sur la base d'une architecture matérielle, en l'occurrence l'ordinateur. Avec l'avènement des autoroutes de l'information, suggérées par Al Gore (1994), on trouve l'origine de l'évolution programmée de la société de l'information vers une économie de l'information au sein de laquelle l'information-produit est devenue une marchandise (Mowshowitz, 1997), un bien de consommation, source de convoitise et enjeu de pouvoir géopolitique (Mattelard, 2001).

L'Europe et la France en particulier, ont développé une approche plus philosophique que commerciale de ce concept. De fait, l'homme trouve sa place non derrière les ordinateurs mais aux commandes d'un outil informationnel ; nul ne peut en effet nier le besoin fondamental pour tout individu intelligent d'être informé dès lors qu'il évolue dans un contexte environnemental. L'information n'est plus référencée comme une donnée fluide transitant dans des tuyauteries mais comme une construction signifiante au service d'un objectif : la réduction de l'incertitude et de l'état d'ignorance (Dufour, 1997).

Une définition de l'UNESCO, citée par Brouste et Cotte (1997), fait de l'information un élément de connaissance, Petit (1998) ajoute qu'elle s'inscrit dans un rapport social et qu'elle ne prend sens que par rapport à ce lien social ; quant à l'échange d'information, il est lui-même une composante majeure de ce lien. De ce point de vue, l'accès libre à la connaissance via les technologies de l`information et de la communication peut être considéré comme un droit fondamental du citoyen et une condition de son intégration au territoire.

 

1- La fracture socio-numérique

La réalité de la révolution numérique est caractérisée par une transition douloureuse, quoique inévitable : le développement de la société de l'information est devenu un enjeu majeur. La suprématie américaine dans le domaine du traitement de l'information est aujourd'hui incontestable, elle se traduit par un effet de puissance à ce jour inégalé. Cette vision géostratégique engendre malheureusement une fracture entre les nations et touche particulièrement les pays sous-développés, creusant un fossé socio-culturel entre les peuples que Mattelard (2001) désigne comme un techno-apartheid.

 Il serait cependant trompeur de croire que les nations comme la France sont épargnées. En effet, malgré les discours euphoriques de la nouvelle économie et après l'éclatement de la bulle Internet, un constat s'impose : la culture de l'information ne se développe pas de façon homogène dans les régions françaises. Cela se traduit par un décalage entre les citoyens d'un même territoire lorsqu'ils ne disposent pas des même possibilités d'accès aux outils informationnels en tant que vecteurs de connaissance, d'intégration et de progrès social.

Nous définissons ce phénomène sous le terme de « fracture socio-numérique ». Au-delà de la fracture numérique, d'origine structurelle, qui touche les entreprises situées hors des zones urbaines équipées en haut débit, la fracture socio-numérique se caractérise par l'inégalité sociale d'accès aux technologies de l'information et de la communication. 

Ce phénomène touche les couches les plus diverses de la population et il n'est pas a priori localisé : il n'existe pas à notre connaissance d'étude scientifique sur les facteurs liés à l'appropriation de l'information. En l'état actuel des recherches, on peut étayer les hypothèses sur des constats de terrain : tel chef de Pme développe une culture informationnelle à l'inverse de son concurrent ; tel étudiant ignore l'usage des Tic. Absence de culture, facteurs socio-économiques, intellection des technologies et des usages informationnels, facteurs extrinsèques (politiques nationales ou locales, notamment en matière d'éducation, vitesse d'évolution des systèmes), les liens de cause à effet s'avèrent plus complexes qu'ils n'y paraissent.

Certes, à l'échelle de l'humanité, cette fracture ne devrait être qu'un phénomène passager considéré dans une période de transition. Faut-il pour autant accepter comme une fatalité le risque d'inégalité voire de sélection socio-numérique entre les citoyens ? 

 

2- Le projet Epices

Notre recherche dans le domaine de l'intelligence informationnelle exclut l'hypothèse d'un élitisme numérique. Elle se fonde sur l'hypothèse selon laquelle tout citoyen est en mesure d'accéder à l'information sans discrimination. Aujourd'hui, réduire la fracture socio-numérique devient une priorité pour assurer le développement d'une culture collective de l'information.

Le projet Épices[1], développé dans le cadre du pôle technologique de l'université de Toulon et du Var, sous la direction du laboratoire LePont[2], se propose d'étudier et d'expérimenter des méthodologies de recherche et de traitement d'information au sein des petites et moyennes organisations (PMO) dans le cadre de projets accompagnés.

Ce projet vise la création d'un centre de ressources interactif dans le domaine de l'intelligence informationnelle. On entend par ce terme la faculté de développer des compétences dans l'usage de l'information : identification des besoins, recherche, évaluation et traitement en vue de son exploitation.

A plus long terme, l'objectif est de promouvoir une culture de l'information auprès des acteurs socio-économiques de la région Paca.

Dans sa phase expérimentale, il s'agit de mettre en place des partenariats avec quatre types d'acteurs : les laboratoires et les départements de l'université (activation et pilotage d'une cellule de veille), les PME-PMI, les collectivités territoriales et les associations.

Le choix des partenaires est basé sur la diversité des acteurs et sur leur volonté réelle de développer un projet autonome. La diversité est un critère qui nous permet de mesurer la capacité d'adaptation et de réaction nécessaire à la résolution de problèmes informationnels, tant au niveau des stratégies développées qu'au niveau de l'organisation et de la structure des systèmes d'information.

Ces partenariats expérimentaux contribuent à la validation de nos recherches. En retour, nous nous engageons à soutenir et à accompagner les projets de nos partenaires dans les domaines pédagogiques et techniques.

 

3- Un partenariat avec l'association Les Amis de Jéricho

3.1 présentation générale

"Les Amis de Jéricho", Association loi 1901 est située dans le secteur de Toulon-Est, à Saint-Jean du Var. Créée en 1984, son but est de lutter contre la précarité et l'exclusion. Elle obtient en 1992 l'agrément "Boutique Solidarité" par la Fondation Abbé Pierre. Il existe actuellement 27 Boutiques réparties sur tout le territoire français, y compris dans les départements d'outre-mer.

L'objectif de ces boutiques solidarité est de venir en aide à des populations adultes démunies, confrontées à des situations de pauvreté, de détresse économique, sociale ou morale, et ce dans le respect de l'anonymat.

Le public accueilli à Jéricho est très hétérogène ; il se caractérise par des différences d'âges, d'origines, de cultures, ainsi que par la diversité des problèmes rencontrés (familiaux, sociaux, psychologiques, de santé, drogue, alcoolisme, illettrisme etc)

On distingue 4 tranches d'âge dont la majorité sont des hommes :

* les moins de 25 ans représentent en moyenne            20 % de la population accueillie,

            * les 26-35 ans près de...........................            30 %

            * les 36-50 ans environ...........................            45 %

            * les plus de 50 ans sont en minorité...........            5 %

 

La majorité des accueillis bénéficient de minimas sociaux tels que le revenu minimum d'insertion (R.M.I.), l'allocation adulte handicapée (A.A.H.), ou encore une retraite, une pension, une allocation chômage et dont une large part développe une "économie de survie".

Au sein de l'association, on peut constater que l'exclusion marque davantage les hommes situés dans la tranche d'âge 36-50 ans, car cette situation les affecte plus durement au regard de la norme sociale, qui veut que l'homme à cet âge travaille, et apporte la contribution la plus importante au budget familial. Ici, ce sont les trajectoires personnelles qui jouent un rôle décisif dans la sociabilité des individus confrontés à des situations de précarité et de marginalisation.

Les jeunes connaissent également d'importantes difficultés ; essentiellement des hommes le plus souvent en échec scolaire suivi d'une rupture familiale. Ils ont déjà vécu des périodes de placements en foyers ou dans des familles d'accueil et connaissent bien les dispositifs d'aide ainsi que les services sociaux.

Sans revenus, ils vivent le plus souvent dans des squats et gagnent leur vie en faisant la manche et des "petits boulots".

 

3.2 Un projet d'insertion citoyenne

Dans le cadre des activités, l'association développe un projet de borne multimédia qui a retenu notre attention. L'objectif de ce projet est de donner accès aux Tic aux publics défavorisés en vue de les accompagner dans une démarche de réinsertion autonomisante.

Il comporte deux phases distinctes :

- La création d'un atelier pédagogique multimédia centré sur Internet

- Le développement d'un centre de ressources multimédias

 

3.2.1 L'atelier multimédia

a) Présentation

L'idée d'un atelier multimédia est née du croisement de deux projets développés en interne par deux membres de l'équipe de Jéricho : Romuald Manotte (atelier informatique) et Nathalie Barrère (atelier Internet, développé dans le cadre de sa formation BEATEP).

Le projet final s'inscrit dans une optique de socialisation et d'apprentissage comme vecteurs de réinsertion.

Cette phase comprend notamment une partie pédagogique pilotée par Nathalie Barrère et soutenue par l'équipe Epices qui a mis en place une activité de veille pédagogique (recherche des solutions existantes).

A terme, il s'agit de créer des modules d'animation centrés sur l'utilisation d'Internet à des fins éducatives. Chaque module fera l'objet d'une évaluation concertée : modèles pédagogiques, tests de faisabilité, contrôle en amont des solutions Internet.

 

b) Exemples de thèmes :

- recherche de sites Internet : informations et formalités sociales et administratives (Trésor public, ANPE, logement...); informations de presse (Le Monde, L'équipe...) ; recherche d'informations développée autour d'un centre d'intérêt individuel et/ou partagé (aquariophilie, philatélie, aviation...).

- Participation à des forums et groupes de discussion (socialisation par la communication écrite structurée)

L'activité des accueillis permettra à terme d'alimenter et d'enrichir une base de données qui servira au développement d'un centre de ressources.

 

c) Le public visé

Un questionnaire a été distribué aux accueillis de l'association. A ce jour, vingt personnes ont bien voulu répondre et les résultats sont à bien des égards encourageants. 100% des interrogés se déclarent intéressés par le projet d'atelier multimédia. 60% ont déjà des connaissances en informatique. 16% connaissent Internet et l'ont déjà utilisé. Entre 50 et 60% des interrogés considèrent  Internet comme un outils de recherche d'information (emploi, santé, actualité, culture, logement) et de communication (emails). Enfin 60% pensent que l'utilisation d'Internet n'est pas compliquée.

Le résultat de cette enquête mérite bien entendu d'être enrichi et évalué dans la réalité mais il semble bien que ce projet suscite un intérêt évident. Il confirme notre hypothèse sur l'égalité d'accès à l'information.

 

d) Prérequis techniques

Le projet d'atelier nécessite la mise en place dans une salle dédiée de trois postes informatiques de type PC, de packs logiciels adaptés et d'un accès haut débit à Internet. L'investissement informatique initial nécessaire est estimé à 10 000 €, auxquels il convient d'ajouter les abonnements ADSL.

 

3.2.2 Le centre de ressources multimédias

La capitalisation des recherches développées dans les ateliers devrait permettre de constituer rapidement une base de données Internet directement utilisable par les usagers de Jéricho. La notion d'usagers marque l'intégration du concept de service d'information à usage public. Il s'agit en effet de créer un espace informationnel qui permettra à Jéricho (équipe, bénévoles et accueillis), mais également aux associations partenaires, d'acquérir une autonomie d'accès à l'information. En terme de gestion, cette autonomie devrait se traduire par une efficacité accrue dans la résolution de problèmes informationnels sociaux et administratifs.

Méthodologie 

Reprenant l'approche d'accompagnement adapté, développé par Arnodo (2000) en terme de mise en perspective des méthodologies de veille et de pédagogie constructiviste,  Ce projet comprend une première phase de recherche et de tri des solutions (alimentée par les ateliers) ; en second lieu il s'agit de structurer les solutions à partir de thématiques prédéfinies par l'équipe de direction en fonction des orientations souhaitées.

Des bookmarks seront ainsi constitués, ils permettront de capitaliser le résultat des recherches. A terme, il est possible d'envisager la création d'un portail interne d'accès à l'information sur Internet (borne multimédia) puis, dans un futur proche, la création d'un site Internet préfigurant un futur réseau des Maisons de la Solidarité.

 

 Conclusion

A ce jour, le partenariat entre le laboratoire LePont et l'association Les amis de Jéricho est officiel, comme le démontre la présence d'une équipe commune à ce colloque. La salle informatique sera disponible après les travaux d'aménagement prévus cet été. L'équipe de recherche d'Epices à d'ores et déjà constitué un corpus d'information et développe les outils nécessaires à la mise en place d'une borne multimédia. Par ailleurs nous soutenons la formation de la future équipe d'animation.

Il reste à régler la question toujours épineuse du financement pour l'achat des matériels et la gestion des coûts de fonctionnement. Un appel à participation sera prochainement lancé auprès des partenaires socio-économiques.

Ce projet représente, en regard du faible investissement nécessaire, une véritable opportunité de réconciliation entre des citoyens marginalisés et leur territoire, par une sorte de raccourci extraordinaire que leur offrent les technologies de l'information et de la communication dans une perspective d'autonomisation d'un public habituellement en état de dépendance sociale.

Le prochain colloque sera, souhaitons le, l'occasion de faire un premier bilan de ce projet.

 

Bibliographie

 

Mattelard A., 2001, Histoire de la société de l'information, Paris, La Découverte

Gore A., 1994, Remarks Prepared For Delivery by Vice-President Al Gore to the  International Telecommunication Union (Buenos Aires, March 21, 1994), Washington, Department of State

Mowshowitz A., 1997, Le meilleur des marchés: marchandises informationnelles et changement de société, in (Mayère, 1997)

Dufour D., 1997, Information, incertitude et comportements: pour une réévaluation des transactions relatives à l'information dans le contexte d'une économie de l'ignorance, (Mayère,1997)

Brouste P., D. Cotte, 1997, Définition de l'information, Les tablettes d'Obrouk, n°2, septembre 1997

Petit P., 1998, L'économie de l'information, Les enseignements des théories économiques, Paris, La Découverte

Mayère A., 1997 (sous la direction de), La société informationnelle, Paris, L'Harmattan

Arnodo J., 2000, L'intégration des technologies de l'infomation et de la communication dans les formations d'adultes en situation d'illetrisme, Thèse de doctorat, Université d'Aix-Marseille

 

 



[1] Etudes prospectives en intelligence compétitive, économique et stratégique

[2] Laboratoire d'étude pour l'ouverture aux nouvelles technologies