Samia MIHOUB  

Doctorante à Paris 7 sous la direction scientifique du Pr. Baudouin JURDANT

Mail : mihoub@cicrp.jussieu.fr

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Particularités de l'appropriation du réseau Internet en Tunisie : Les Publinets, espaces de manifestation du lien social, de reconstruction d'une oralité d'avant l'écriture et de "jeu" avec les autorités

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cet article a été rédigé dans le cadre d'une recherche doctorale que je prépare à l'université Paris 7 Denis Diderot. Le sujet de ma thèse porte sur les "dynamiques d'appropriation/réappropriationdes Technologies de l'Information et de la Communication dans un contexte arabo-islamique : Le cas de la Tunisie". L'objectif de cette recherche est de mieux comprendre le phénomène d'appropriation des T.I.C. par les Pays arabo-islamiques, l'intérêt des réseaux ouverts de communication pour eux ainsi que la manière dont ces technologies sont perçues et assimilées au sein de ces pays. L'étude se concentre sur la Tunisie. Elle vise à comprendre l'évolution des T.I.C. dans ce pays et à mettre en évidence les problèmes qui l'entravent ou la ralentissent.

 

Les processus d'appropriation des T.I.C. seront observés à travers le phénomène des Publinets. On verra ensuite comment, de façon progressive et incertaine, s'entrelacent les micro-mondes et les subjectivités associées aux pratiques toujours singulières qui s'effectuent sur et à partir du réseau Internet et les micro-mondes hérités, c'est-à-dire ceux qui constituent le milieu dominant dans lequel s'insèrent les micro événements du réseau. Cet entrelacement est dynamique. Il suscite résistances et engouements, il modifie les modes d'association, les manières dont se nouent les liens socio-culturels en même temps que ces derniers transforment notre appréhension toujours locale et singulière du nouvel espace numérique. Ce creusement de nos mondes, leur enrichissement se fait "par multiplication des points de contacts internes et externes"[1].

 

Deux enquêtes par questionnaires ont été effectuées : l'une auprès de cent usagers d'un Publinet qui se trouve dans la ville de Tunis, et l'autre auprès de cent autres usagers d'un Publinet qui se trouve dans la ville de Gafsa au Sud Ouest de la Tunisie. Ces enquêtes se sont déroulées du 14 au 23 février 2001. Une série d'entretiens semi-directifs ont été menés ensuite auprès de neuf responsables d'organismes protagonistes de l'introduction des T.I.C. en Tunisie. Ces entretiens ont eu lieu du 5 au 6 septembre 2000 et du 21 au 27 février 2001[2]. La première des trois parties de cet article décrit les Publinets (structure, règles, affluence). La deuxième réfléchit sur la manifestation du lien social, la convivialité ainsi que la reconstruction d'une oralité pré-scripturale au sein de ces structures d'accès à Internet. La troisième propose une démonstration de l'interpénétration des usages d'Internet et du contexte socioculturel en décrivant les disparités des pratiques et les tactiques de détournement des difficultés d'accès et de navigation. 

 

La Tunisie s'est connectée à Internet en 1991 à travers un noeud EARN/BITNET en utilisant une liaison X25. Cette connexion a été établie avec l'INRIA en France. En 1993 le Réseau National de Recherche et de Technologie a été créé pour connecter les centres de recherches tunisiens. Le réseau Backbone tunisien offre 7 points de présence et permet l'accès à Internet par les technologies : ATM, Frame Relay, RTC, lignes spécialisées et RNIS (www.Tunisie.com). Aujourd'hui, la capacité de sa bande passante s'élève à 155 Mbps.

 

Avec une densité téléphonique estimée à 14,6 lignes pour 100 habitants, la Tunisie pourrait ainsi faire exception dans une région (Moyen-Orient et Afrique du Nord) connue pour sa faible connectivité à la société de l'information. Pourtant, malgré ces chiffres, la Tunisie est considérée comme étant faiblement connectée à Internet. En fait, en se référant aux nombres d'hôtes Internet par 1000 habitants--ceci étant l'unité de mesure de la connectivité à Internet--on réalise que ce pays ne compte que 0,10 hôtes Internet pour 1000 habitants (Banque mondiale, 2001). Le nombre d'ordinateurs personnels y est très faible et ne s'élève à peine qu'à 22,9 pour 1000 habitants. La Tunisie se présente ainsi comme étant très faiblement connectée à Internet, arrivant largement derrière certains pays de l'Afrique subsaharienne, du Moyen Orient et de l'Afrique du Nord (le Zimbabwe compte 2,61 hôtes Internet pour 1000 habitants.) (Banque mondiale, 2001). Pourtant, la Tunisie organise en 2005 le sommet mondial de la société de l'information.

 

Les statistiques nationales estiment à 37000 le nombre d'abonnés à Internet (www.Tunisie.com). La banque mondiale parle d'un nombre d'utilisateurs équivalent à 100 000 en 2002[3] y compris le nombre d'usagers des Publinets (centres publics d'accès à Internet) qui s'élèvent à 30000. Le nombre de comptes de messagerie électronique est estimé à 65464 alors que le nombre de connexions est équivalent à 23000. La majorité des connexions à Internet sont privées (52 %). 21 % relèvent de l'éducation nationale et 16 % de l'enseignement supérieur et de la recherche scientifique (www.ati.tn). Par ailleurs, on note une faiblesse des connexions individuelles (domestiques). Celles-ci ne représentent que près de 15 % de la totalité des connexions dans le pays (www.ati.tn). Cette faiblesse des connexions individuelles pourrait expliquer la faiblesse des nombres d'hôtes Internet. Nonobstant, ce que l'on remarque est qu'Internet jouit d'une importante popularité, essentiellement parmi les jeunes de 18 à 25 ans (étudiants et lycéens). Ceux-ci vont se connecter principalement dans les Publinets.

Les Publinets

 

Les Publinets sont des centres publics d'accès à Internet. Ils ont vu le jour en Tunisie au milieu de l'année 1998. Ils connaissent un essor grandissant dans tout le pays. Ils offrent une modalité pratique de connexion à Internet pour les personnes ne disposant pas de connexion individuelle et pour ceux qui se trouvent loin de leur lieu de connexion habituel (travail, maison). Le prix d'une connexion à Internet y est de l'ordre de 2 D (1 €70) l'heure dans la capitale avec un tarif réduit atteignant 1 D500 (1 €20) pour les étudiants, journalistes et  handicapés. À Gafsa le prix s'élève à 2 D mais les réductions pour les étudiants n'atteignent que 1D800 (1 €50) l'heure. Les formules d'abonnement sont généralement de l'ordre de 10 D (8 €) les 6 heures, 20 D (18 €) les 12 heures, 30 D (28 €) les 20 heures, etc. Ces prix doivent être considérés à la lumière de la capacité d'achat d'un Tunisien moyen surtout lorsqu'il s'agit d'un étudiant. Cette catégorie sociale étant celle qui fréquente le plus les Publinets.

 

Les chiffres de l'ATI mentionnent l'existence de 300 Publinets dans tout le pays[4]. L'ATI parle d'un Publinet à Gafsa, mais, à notre avis, ce chiffre est un peu ancien car la ville de Gafsa compte en 2002 trois Publinets, dont un clandestin[5]. D'après l'ATI, les prix des connexions à Internet dans les Publinets ont baissé de près de 50 % depuis 1999 et de 30 % en 2000. Celle-ci parle également d'une baisse considérable des tarifs des connexions individuelles et des abonnements familiaux ainsi que d'une baisse des coûts de la communication téléphonique[6]. Loin du concept américain du "cybercafé", le Publinet en Tunisie est une structure réservée uniquement à l'usage d'Internet. On ne peut y boire ou manger. Le responsable du Publinet peut offrir pour ceux qui le demandent, une formation à Internet. Ils sont gérés par le Ministère des Technologies de la Communication, contrôlés par l'ATI et exploités par de jeunes diplômés.

 

Le terme "Publinet" n'a pas d'équivalent sémantique en arabe tunisien. La traduction du terme Publinet en arabe littéraire donnerait markaz oumoumi li al Internet ce qui veut dire "un centre public d'Internet". Les Tunisiens disent "Publinet" tout court. Les horaires d'ouverture des Publinets varient selon le choix des propriétaires. La loi stipule qu'ils sont libres d'ouvrir quand ils le veulent, tout en précisant "de 8h à 20 h". Certains Publinets veillent jusqu'à une heure tardive de la nuit. Les "habitués" des Publinets préfèrent y aller la nuit car les connexions sont plus rapides et les tarifs moins chers. La loi stipule qu'un Publinet doit compter au moins 10 PC. Une seule personne exploite le Publinet mais elle peut employer d'autres personnes allant de deux à trois pour s'occuper de la distribution des postes, du chronométrage et de la surveillance. Elles veillent à ce que les internautes ne consultent pas les sites interdits par la loi. Dans chaque Publinet, une pancarte est généralement accrochée sur laquelle on peut lire la mention suivante "Il est interdit de consulter les sites pornographiques et faire de la téléphonie électronique." Chacun d'entre eux (Publinet) a sa propre manière de s'exprimer sur cette question en utilisant une terminologie particulière pour désigner les sites pornographiques tantôt par "sites X", tantôt par "sites interdits" ou encore "sites prohibés par la loi". L'article 13 du cahier des charges fixant les conditions techniques et administratives de l'exploitation des Publinets stipule que l'exploitant est tenu "d'informer les clients par affiche visible au public de leurs obligations et leurs responsabilités des infractions aux dispositions légales et réglementaires en vigueur et notamment celles relatives au contenu des services"[7]. L'article 12 du même cahier des charges stipule que les ordinateurs du Publinet doivent être "dépourvus de lecteurs de disquettes". Cependant, le responsable d'un Publinet doit fournir à sa clientèle au moins un terminal permettant l'enregistrement (sur un support informatique) et l'impression. Toutefois, c'est le responsable qui doit effectuer les enregistrements et les impressions lui-même[8].

 

Il y a eu grande affluence dans les Publinets pendant et en dehors de la période de déroulement de mes enquêtes[9]. Les heures d'affluence sont essentiellement les heures de sortie des bureaux (employés), des classes (lycéens) et des cours (étudiants). Ainsi de midi jusqu'à 13 h et à partir de 16 h jusqu'à 19 h, l'affluence est à son comble. Par contre à 10 h du matin et à partir de 20 h l'affluence est moins importante. Celle-ci est de plus en plus grande pendant les fins de semaine, dès vendredi après midi. Pour ces employés, étudiants et lycéens, le Publinet est un endroit de décompression et de loisir où ils peuvent passer leur temps libre après le travail ou les cours. Les enquêtes effectuées ont mis en évidence des valeurs positives concernant la popularité des Publinets en Tunisie et le rôle qu'ils jouent auprès de la communauté des internautes tunisiens. Six parmi les cent usagers interviewés du Publinet tunisois Jean Jaurès disposaient d'une connexion individuelle à Internet (chez eux) alors qu'il n'y en avait qu'une seule à Gafsa parmi la communauté d'usagers retenus pour l'enquête.

 

Les protagonistes des T.I.C. en Tunisie expliquent différemment la faiblesse des connexions individuelles. Pour les fournisseurs privés de services Internet (Global Net et Planet Tunisie) ceci est dû à la mentalité du Tunisien qui manifeste de la réticence et de la "paranoïa" à l'idée de se connecter car "les rumeurs prétendent qu'il existe un contrôlé exercé par les autorités tunisiennes sur les contenus circulant sur le Web". Ils ajoutent que les prix des connexions elles-mêmes ne sont pas élevés contrairement à ce que pensent les Tunisiens. Ils sont en constante réduction. Le problème émanerait plutôt des tarifs des communications téléphoniques donc de Tunisie Telecom. Tunisie Telecom estime qu'il faut "incriminer" le prix élevé des ordinateurs ainsi que la mentalité du Tunisien pour qui "une antenne parabolique vaut mieux qu'un PC." Les usagers considèrent, toutefois, que le problème est d'ordre matériel essentiellement car s'ils avaient les moyens ils auraient installé Internet chez eux sans attendre. Cette difficulté matérielle est due à la fois à la cherté de la connexion et de l'équipement nécessaire. Les fournisseurs de services Internet offrent des forfaits de connexion familiale allant en général de 60 (40 €) à 120 D (100 €) par an. Les prix de la communication téléphonique sont de l'ordre de 1,2 D l'heure (0,90 €) du lundi au samedi et de 8h à 19h55 et de 0,8 D (0,50 €) l'heure de 20 h à 7h 59 et le dimanche toute la journée. Le prix d'un ordinateur fixe s'élève à 1000 D (700 €), ce prix a baissé depuis 2001 suite à une mesure gouvernementale. Avant cette date, il fallait compter 1500 D au moins (1200 €) pour pouvoir se procurer un PC. Pour un prix beaucoup moins élevé le Tunisien moyen préfère se procurer une antenne parabolique qui lui ouvre les portes du monde extérieur[10]. Si les tarifs de connexion eux-mêmes ne sont pas élevés, les prix de la communication téléphonique et de l'ordinateur posent un problème. Représentant 70 % de la population tunisienne[11], la classe moyenne dispose d'un revenu moyen estimé à 2,032 US$ (Banque mondiale, 2000)[12].

 

La plupart des usagers des Publinets sont des étudiants à Tunis et des lycéens à Gafsa. Cette catégorie socioprofessionnelle ne dispose que d'un faible budget. L'observation courante montre qu'en Tunisie les jeunes n'acquièrent leur indépendance financière qu'une fois qu'ils commencent à travailler et quittent le foyer parental. Or, ces jeunes ne commencent à travailler qu'à l'approche de la trentaine. D'autant plus que généralement dans la société tunisienne, le jeune (garçon ou fille) ne quitte le foyer parental que lorsqu'il se marie. Ici comme dans le reste des pays arabes le rôle de la famille est prépondérant dans l'organisation même de la vie de l'individu[13]. Par conséquent, la fréquentation des Publinets par les jeunes est compréhensible. Un étudiant tunisien ne dispose que d'un budget mensuel à peu près égal à 50 D[14] (30 €). L'absence d'autonomie financière est ici un important handicap au décollage des connexions individuelles. Hormis les jeunes dont les parents se sont connectés à Internet pour des raisons professionnelles (chercheurs, universitaires, cadres supérieurs, médecins, etc.), le reste trouve dans les Publinets le moyen de connexion le plus approprié. Le Publinet représente donc un moyen de connexion à Internet relayant l'incapacité matérielle de se connecter chez soi. D'ailleurs, son succès grandissant est ici révélateur de cette incapacité et, par la même, de la faiblesse des connexions individuelles.

 

Par ailleurs, il ressort des enquêtes que hormis le fait d'avoir augmenté leurs dépenses, l'usage d'Internet a concouru à changer les habitudes des usagers quant à leur rapport avec le téléphone et la poste ainsi que la consommation des média classiques (journaux, télévision). Vu ce qui précède, il est possible de constater qu'Internet relaye deux aspects de la vie sociale en Tunisie :

-         la communication entre les individus via le téléphone et les lettres (relayée ici par la messagerie électronique, le chat et les forums de discussion) ;

-         l'accès aux informations (relayée par la consultation des journaux en ligne et structures différentes de diffusion de l'information présentes sur le Web : agences de presse, média différents).

 

Cette fonction de relais se comprend mieux quand on sait que les tarifs des communications téléphoniques surtout vers l'étranger sont chers et que les média nationaux sont soupçonnés de répéter la langue de bois. Selon Mohamed Hamdane "la presse tunisienne requiert une grande importance aux yeux de l'autorité politique car elle lui permet de faire sa propagande, d'encadrer l'opinion publique et de légitimer son existence"[15]. Le boycott de la télévision nationale s'est traduit dès le début des années 90 par l'équipement massif en antennes paraboliques qui permettent de capter les chaînes étrangères[16] et de boycotter les chaînes nationales.

 

 

 

 

 

 

Le Publinet : lieu de convivialité, de manifestation du lien  social et de reconstruction d'une oralité pré-scripturale

 

L'observation courante révèle que depuis leur création, les Publinets se multiplient à travers tout le pays. À Tunis (qui représente la plus grande agglomération urbaine du pays), il y a un Publinet dans presque chaque quartier. La popularité du Publinet vient du fait qu'il représente un véritable lieu de communication et d'accès à l'information et au savoir. Celui-ci doit s'entendre d'abord sous sa forme écrite puisque le World Wide Web est un espace de circulation du signe écrit. Durant la période qu'a duré l'enquête, les attitudes suivantes ont été observées : 

-         les usagers viennent en majorité à deux ou même parfois plus ; rares sont ceux qui viennent seuls ;

-         les usagers sont pour la plupart des "habitués" du Publinet ; ils discutent avec les responsables, ceux-ci les informent sur l'affluence du jour, discutent avec eux sur d'autres sujets (Nouveaux MP3, derniers films sur le Web, études, etc.) ;

-         des relations de convivialité se nouent facilement entre les usagers eux-mêmes lorsqu'ils se croisent plus d'une fois dans le Publinet ;

-         lorsqu'ils viennent à deux (ou même à trois), les usagers se mettent à deux (ou à trois) par poste pour consulter parfois une seule messagerie, émettre ensemble des e-mails, naviguer sur le Web, télécharger des fichiers (musique), etc. ; ils rient fort, discutent et font des commentaires à haute voix ;

-         étudiants et lycéens font souvent les recherches documentaires à deux ou plus.

 

Le savoir mis en scène dans ces Publinets ne se réduit pas à l'écrit mais acquiert une dimension relationnelle expliquée par Pierre Lévy (1997) comme un "... savoir-vivre, ... indissociable de la construction et de l'habitation d'un monde, il incorpore le temps long d'une vie."[17] Ainsi, dans leur interaction deux personnes échangent compétences, connaissances et savoirs. Chacune d'elle est source de connaissance pour l'autre et réciproquement. Outre cet aspect de la relation basé sur l'échange de la connaissance et du savoir, il est possible de relever un aspect convivial qui caractérise la relation des usagers entre eux et avec les responsables. Cette convivialité se manifeste à travers rires, discussions à haute voix, navigation sur le Web à deux ou plus, accompagnée de commentaires divers, consultation de la messagerie à deux ou plus, etc. Cet aspect convivial suggère de s'aventurer sur le terrain du lien social décrit par Pierre Lévy (1997) comme étant le véritable moteur de l'intelligence collective. En conséquence de quoi, on pourrait peut-être avancer l'idée que les attitudes relevées chez les usagers des Publinets témoignent d'une manifestation du lien social ?

 

On s'attendait à ce qu'Internet isole les gens et fragmente le tissu social. D'ailleurs les tenants de ce discours se basent sur cet argument pour rejeter le réseau. Pourtant, en Tunisie, de nouvelles conditions de navigation sur Internet sont apparues. Elles ont la particularité d'évoluer dans un contexte de convivialité et de faire ressortir le lien social. Il est particulièrement intéressant de relever cet aspect de la pratique du réseau qui rompt avec les thèses de la solitude et de la pratique individualiste d'Internet. Il est clair que le Publinet se présente comme un nouvel espace concret où peut se déployer un nouveau type de convivialité. C'est un espace de discussion et de connaissance des autres en plus d'être un espace de connexion à Internet. La connaissance des autres s'entend ici comme un tissage de liens avec d'autres internautes (chat, messagerie, forums) mais aussi, et peut-être même surtout, avec les autres usagers et avec les responsables du Publinet eux-mêmes. C'est également un espace où se manifestent des relations d'amitié ou familiales à travers les groupements à deux ou plus lors de la navigation sur le réseau.

 

Le lien social tel qu'observé dans un Publinet ne se tisse pas uniquement sur le Web, dans le cyberspace. Il se manifeste également à travers les discussions et les échanges entre les usagers eux-mêmes et avec les "surveillants". Ce tissage se fait à une échelle locale et immédiate. Les usagers sont en présence les uns des autres. Ils n'attendent pas de se mettre sur les ordinateurs pour être entendus ou pour discuter ; ils discutent avec leur voisin de machine. Dans les Publinets, le lien social se crée en dehors du cyberspace mais dans une structure censée lui permettre l'accès. Bien avant qu'ils se mettent à naviguer et que le lien social se noue à travers des échanges électroniques, celui-ci se tisse dans l'espace concret de leurs interactions vivantes. Ces internautes manifestent de la convivialité notamment lorsqu'ils entrent, attendent leur tour, consultent leur messagerie à deux et s'apprêtent à sortir ou à payer leur connexion. Le global et médiat présenté par Internet donnerait une dimension supplémentaire au local et à l'immédiat (ici le Publinet). Le lien social acquiert une dimension nouvelle dans le cadre de cette nouvelle confrontation généralisée au savoir. Partant essentiellement et avant tout du local il peut devenir global lorsqu'il se prolonge ou peut-être même se retisse dans le cyberspace.

 

Peut-on dire pour autant que ce tissage du lien social est dû à la nature même du Publinet en ce qu'il est un espace de connexion collective à Internet dont la structure même serait favorable à cette convivialité ? Celle-ci peut s'expliquer par une tradition orale propre à la société tunisienne dans sa dimension arabe ainsi que par une contrainte matérielle. La société arabe est une société fondée depuis son origine sur l'oralité. Héritant de la tradition orale, le Maghreb, tout comme, " ... le Machreq, le Sahara... est le territoire d'une fresque orale gigantesque"[18]. L'oralité imprègne encore aujourd'hui toute la culture arabo-islamique. Elle représente un patrimoine. Elle est vécue et exprimée à travers maintes habitudes. Malek Chebel (1993) précise que "la tradition orale arabe présente la particularité d'être encore vivante dans la conscience et l'agir collectifs d'une nation dont la venue à l'écrit est finalement tardive si l'on excepte la frange des érudits."[19]. Elle est essentiellement observable dans l'habitus arabo-islamique à travers la discussion à haute voix ou encore l'association d'une éloquente et riche gestuelle aux mots lors de la narration chez les conteurs[20]. Seulement, l'on voit bien qu'entre oralité préislamique et oralité post-islamique, il existe une différence. Celle-ci se résume dans la spontanéité caractéristique de l'oralité pré-scripturale, celle qui régnait en péninsule arabique aux temps de la Jâhiliya. Même si l'oralité s'est maintenue en terre arabe, elle a dû s'imprégner de l'écriture coranique.

 

En effet, l'écriture n'avait presque pas de place en Arabie préislamique. Les poètes disaient leurs poèmes au public dans les foires et les marchés. Le marché de 'Oukadh était sans doute le plus célèbre. Il tenait lieu à de nombreux concours de poésie. Les poèmes vainqueurs étaient écrits en lettres d'or sur des peaux de gazelle[21] et suspendus "dans l'enceinte des lieux de pèlerinage"[22] aux murs de la Ka'aba (La Mecque) : ce sont les Mou'allaqat[23]. D'ailleurs ceux-ci représentent les seuls textes écrits de l'époque. Les poètes les plus émérites étaient sans doute les sa'alik[24]. Ce sont des poètes-brigands chassés de leurs clans et qui vivaient au jour le jour dans le grand désert d'Arabie[25]. D'ailleurs les thèmes de leurs poésies portaient souvent sur le désert, la faune et la flore du désert, la vie dans le désert, la témérité du poète, le combat, la solitude, les femmes, etc. Les poèmes étaient transmis oralement : "Il revenait à des transmetteurs professionnels de mémoriser et de diffuser de grandes quantités de vers"[26]. Par ailleurs, l'oralité préislamique ne se limitait pas à la lecture des poésies et leur transmission. Elle se manifestait également dans la narration des batailles et des rhapsodies. Certains poètes même se sont spécialisés dans la narration des batailles à tel point qu'ils ont eu la réputation de "journalistes des batailles" tels que Al-Nâbigha Al-Dhoubyani : "Ils sont aussi les journalistes de l'époque"[27]. L'oralité préislamique se caractérisait par sa plus grande spontanéité. La négociation de la vie quotidienne et de l'ordre social se faisait dans la spontanéité et se dégageait des contraintes du livre. De cette oralité préislamique, l'oralité issue du livre n'a pas gardé grand-chose. Même la poésie a dû changer de registre ou de particularités.

 

Avec l'apparition de l'islam, ce ne sont pas seulement les prescriptions religieuses qui sont venues instaurer une nouvelle tradition d'écriture mais sont également apparus des textes qui réglementaient la vie en société comme la Constitution de Médine. Celle-ci était la première constitution écrite élaborée en terre arabe. Inspirée du Coran, elle a établi codes et règlements pour déterminer une auto-organisation de la vie en communauté. L'oralité post-scripturale perd de sa spontanéité. L'écriture planifie, l'ordre social est préétabli. Baudouin Jurdant (1984) explique : "Nous sommes invités à passer d'un monde fondé sur des traditions orales à un monde fondé sur des idées soigneusement planifiées mises ensemble par des intellectuels de telle sorte qu'elles puissent faire fonction de modèle de référence pour l'ordre social. Les sociétés humaines deviennent des constructions qui ont été travaillées mentalement par des politiciens et des philosophes grâce à l'usage de stratégies d'écriture"[28].

 

La pratique de la poésie en Arabie préislamique s'effectuait dans un climat de spontanéité et de collectivité. Le savoir se mettait ainsi en scène dans ce même climat presque folklorique. La spontanéité et la convivialité qui entourent la pratique du réseau dans les Publinets pourraient s'identifier à cette oralité préislamique dans la mesure où la pratique du réseau se détache de sa forme préétablie et acquiert un aspect complètement imprévisible. Ceci est observable dans le rapport qu'ont les internautes entre eux et dans leur rapport avec les surveillants. La négociation des normes et des contraintes se manifeste dans son sens le plus concret et le plus local. Elle s'élabore dans le chaos. D'ailleurs, elle émerge et évolue dans ce chaos caractéristique de la confrontation entre internautes et surveillants. C'est ce chaos même qui est négocié. Autour de la pratique collective du réseau, l'oralité se développe également en confrontant les individus au savoir. Elle accompagne l'accès et le partage de celui-ci. Le rapport au savoir devient lui-même imprévisible et complètement inattendu. L'"orthodoxie" dans le rapport au savoir et aux surveillants est ici presque absente. Elle est revue et négociée.

 

À travers cette pratique tout à fait particulière du réseau, les internautes tunisiens tentent, peut-être, de renouer avec cette tradition orale préislamique. Ils inventent un monde nouveau dans lequel ils négocient leur accès au réseau, leur accès au savoir, leurs actes de communication, etc. La pratique d'Internet s'effectue dans la négociation et, d'ailleurs, grâce à elle. C'est cette oralité pré-scripturale qui permet de négocier les contraintes et les normes instaurées par les prescriptions du livre[29] : le code moral, les textes de lois, les bonnes moeurs. Je m'aventure à dire que le Publinet devient ici espace de réconciliation de l'individu arabo-islamique avec son histoire. C'est un espace de réconciliation avec la mémoire. L'islam a instauré une importante dépréciation de l'époque préislamique à cause des moeurs contraires à la morale islamique, des pratiques animistes, de l'hostilité à l'islam, etc. La mémoire islamique porte mal l'époque de la Jâhiliya[30]. Elle la déprécie tout en sachant qu'elle représente l'origine, le commencement. En renouant  avec l'oralité préislamique, on pourrait dire que c'est toute la mémoire arabo-islamique qui se réconcilie avec son passé et ses origines. Par ailleurs, la convivialité observée, visible notamment à travers les groupements à deux ou plus lors de la connexion à Internet se voit également poussée par une contrainte matérielle. Le prix de la connexion se partage par deux personnes (ou plus). La convivialité dans l'usage d'Internet s'exprime aussi à travers cette ruse de nature économique qui vise à détourner la cherté du coût de la connexion ou l'incapacité des usagers de supporter les prix individuellement. Les représentations collectives ou individuelles du réseau ne sont pas forcément les mêmes dans des contextes socioculturels ou sociopolitiques différents. Ce qui a été révélé concernant la convivialité régnant dans les Publinets n'est pas forcément observable dans un cybercafé américain ou français par exemple. Pourtant apparue en Occident, la notion de cybercafé a été réappropriée en Tunisie sous la forme de Publinets au sein desquels une véritable culture des usages (ruses et héritage) prend vie et se développe. L'ambiance de convivialité qui y règne n'est pas ici une nouveauté en elle-même : dans la société tunisienne nombreux sont les lieux où l'on peut relever des caractéristiques de convivialité[31].

 

Cependant, ce qui mérite d'être souligné est bien, d'abord, la nature du lien qui lie les usagers à un espace de connexion à Internet censé [rappelons-le] être un lieu où l'on consulte un ordinateur souvent le visage tourné au mur et où l'on est absorbé par une consommation d'images, textes et sons. La présence du responsable du Publinet n'est interactive qu'à partir du moment où l'usager requiert une formation pour la navigation sur Internet. Ensuite, la nature du lien entre les tenants de l'adoption et les répresseurs qui sont censés les surveiller et les sanctionner. Même si la convivialité s'explique par la reconstruction de l'oralité pré-scripturale et par une contrainte matérielle, on voit bien que le Publinet est un espace particulier. Il est différent dans sa fonction et sa structure de tous les autres lieux publics (Hammam, cafés, bibliothèque, etc.). D'ailleurs l'oralité qui y règne ne peut pas être assimilée à n'importe quelle autre oralité qu'on peut observer ailleurs dans la société tunisienne. Censé être un lieu de cybercommunication et d'accès au réseau et au savoir, il devient lieu de communication présentielle, de négociation des normes et des contraintes et de reconstruction de l'oralité d'avant l'écriture.

 

Interpénétration de l'élément technique et de l'élément social : de "l'invention" des pratiques

 

Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980) expliquent que "le principe de toute technologie est de montrer qu'un élément technique reste abstrait, tout à fait indéterminé, tant qu'on ne le rapporte pas à un agencement qu'il suppose. Ce qui est premier par rapport à l'élément technique, c'est la machine : non pas la machine technique qui est elle-même un ensemble d'éléments, mais la machine sociale ou collective, l'agencement machinique qui va déterminer ce qui est élément technique à tel moment, quels en sont l'usage, l'extension, la compréhension, etc."[32]

 

Cet entrelacement entre machine technique/machine sociale proposé par Deleuze et Guattari exprime la complémentarité des pratiques et des organisations[1]. Notre réflexion sur l'interpénétration des usages d'Internet et des contextes socioculturels est née de l'examen des disparités existant entre les usagers tunisois et gafsiens des Publinets. Quoique ces disparités ne soient pas nombreuses, celles qui ont été révélées ne sont pas pour autant moins significatives. La majorité des usagers tunisois (53,75 %)  utilisent Internet pour consulter leurs e-mails alors que la majorité des usagers gafsiens (30 %)[2] l'utilisent pour faire de la recherche documentaire ou professionnelle. Le chômage est plus visible à Gafsa qu'à Tunis. Plusieurs jeunes gafsiens déclarent chercher des contrats de travail à l'étranger sur Internet. Plus généralement, l'augmentation du chômage en Tunisie (près de 16 %) contraint les jeunes à chercher du travail à l'étranger. Ce phénomène date de la moitié des années 80 avec la vague des contrats de travail offerts par les pays du Golfe, alors, en quête de main d'oeuvre et de cadres moyens (essentiellement dans les deux secteurs de la santé et de l'enseignement). Aujourd'hui avec la diminution de la demande de ces pays, le regard des jeunes sans emploi (Tunisiens en particulier et Nord-africains en général) se tourne vers les pays d'Europe occidentale. Plus que l'antenne parabolique [toute numérique qu'elle soit] la "toile" offre au jeune internaute tunisien un espace de communication à travers forums, e-mail, chat, etc., mais également un moyen de rechercher un travail. Parallèlement, 8,75 % et 7,5 % de la population d'étude gafsienne déclarent chercher "l'âme soeur" sur Internet et discuter dans les forums. Ils sont par contre respectivement 1,25 % et 2,5 % à Tunis. A Gafsa, il existe nettement moins de lieux de loisirs et de rencontres qu'à Tunis. Gafsa est une ville industrielle et peu touristique. C'est aussi une ville du Sud connue pour son conservatisme et la rigueur de son climat. L'utilisation d'Internet en se mariant ainsi aux besoins des usagers, témoigne des particularités inhérentes à leur contexte socioculturel et leur statut professionnel.

 

Les disparités révélées peuvent être analysées et comprises d'un point de vue socioculturel. La Tunisie, de superficie modeste dont le nombre d'habitants ne s'élèvent qu'à près de 10 millions, est considérée comme un pays culturellement homogène[33]. Comme l'explique Halim Barakat (1993), elle n'a que peu d'ethnies et de groupes religieux et tribaux. Toutefois, il existe une différence socioculturelle entre les habitants du Sud et ceux du Nord. La disparité entre le Nord et le Sud s'expliquerait, à notre sens, par deux facteurs : 1- une importante présence européenne à Tunis et sur le littoral depuis l'époque coloniale et jusqu'à l'indépendance, ce qui a favorisé le développement économique de ces régions et l'imprégnation d'une culture occidentale ; 2- une politique du premier gouvernement post-indépendance qui a favorisé le développement du Nord et du littoral ainsi que leur ouverture sur l'extérieur au détriment du Sud.

 

L'imprégnation d'Internet du contexte local peut s'observer également à travers les tactiques auxquelles recourent les usagers des Publinets afin de contourner la loi en vigueur. Celle-ci régule de près l'accès à Internet dans les Publinets ainsi que les usages qu'on en fait. Partant de cela, la surveillance des responsables de ces centres publics d'accès à Internet est courante. Dans plusieurs Publinets, les postes des ordinateurs sont positionnés de manière à ce que le responsable regarde tout ce qui s'y affiche. La consultation de sites pornographiques dans les Publinets est interdite par la loi. Toutefois, cela n'empêche pas les internautes d'accéder aux sites expressément interdits par la pancarte affichée dans le Publinet au su ou à l'insu du responsable local. Lors du déroulement de l'enquête à Gafsa, un incident a eu lieu entre la personne secondant le responsable du Publinet et un usager. En lui posant la question la personne relayant le responsable (c'était une fille) a expliqué que l'usager s'est mis sur un ordinateur pour se connecter. En ouvrant la fenêtre de connexion, la page a affiché des photos pornographiques. L'usager a manifesté sa colère car, qui plus est, il était avec sa soeur. L'internaute nocturne a ainsi oublié de fermer le site pornographique auquel il a accédé et a simplement réduit sa fenêtre. La responsable a expliqué que les internautes qui viennent tard dans la nuit accèdent, entre autres, aux sites pornographiques au su du responsable qui assure la surveillance la nuit. Outre le rôle important qu'ils jouent auprès de la communauté des usagers et qui va d'un espace de connexion à Internet à un espace de convivialité et de reconstruction d'une oralité d'avant l'écriture, les Publinets deviennent ici lieux de "jeux" avec l'autorité.

 

Esquivant les règlements en vigueur, les usagers nocturnes bénéficient de moins de surveillance et de contrôle surtout lorsqu'ils s'agit d'usagers connaissant déjà bien le responsable (ses amis, ses connaissances, ses voisins)[3]. Les responsables des Publinets qui sont chargés, selon le texte de loi, de veiller à l'application et au respect de ces lois adoptent une attitude de "laisser faire" quand l'usager accède aux sites pornographiques la nuit. Certains internautes expliquent que les responsables des Publinets sont plus vigilants lorsque l'accès aux sites pornographiques a lieu pendant la journée et surtout lorsqu'il y a du monde. Ces responsables se présenteraient ici comme une autorité de surveillance permissive. Tout en représentant la loi, ils peuvent ne pas veiller à la faire respecter. Ce laxisme rappelle celui des autorités vis-à-vis de l'application des lois adoptées pour le contrôle de l'installation des antennes paraboliques.

 

Les ruses et différents "arts de faire" des usagers tunisiens sont observables également au niveau de l'usage collectif d'un seul e-mail. Cet usage collectif représente une manière de dépasser la difficulté de disposer d'une messagerie électronique personnelle. Un e-mail personnel ouvert chez un FSI n'est pas à la portée de tout Tunisien. La difficulté d'avoir un e-mail personnel ne concerne pas uniquement les jeunes étudiants ou lycéens. Plusieurs universitaires utilisent les comptes e-mail des membres de leur famille car ils n'en possèdent pas un. La revendication d'un "e-mail pour chaque enseignant" a été émise par L'économiste maghrébin depuis 1998[34]. Plusieurs employés et cadres moyens dans des banques ou des entreprises tant du secteur privé que public ne possèdent pas un compte e-mail pas plus qu'un accès à Internet de leur lieu de travail. Par conséquent, l'usage collectif d'une seule messagerie remédie à cette difficulté d'en avoir une personnelle. Les différentes méthodes utilisées par les internautes et usagers des Publinets représentent ce que de Certeau (1990) appelle "tactique". Se dérobant aux règlements et stratégies de dissuasion, ces usagers jouent "avec les événements pour en faire des occasions"[35]. Ils saisissent "au vol des possibilités de profits"[36]. Leurs tactiques sont comparables à toutes les tactiques quotidiennes auxquelles on se livre. Outrepasser la difficulté d'avoir un compte e-mail en s'associant à un membre de sa famille ou à un ami pour un même compte, voler au surveillant du Publinet un instant d'inattention pour consulter un site interdit, sont là des tactiques bien propres aux internautes tunisiens face à une législation rigide gérant l'accès et l'usage d'Internet ainsi qu'un organisme de contrôle représenté dans ce cas par le responsable du Publinet. Plus les contrôles se multiplient et la répression s'accentue, plus les tactiques de contournement et de compensation se multiplient et se renouvellent. Outre le fait qu'elles témoignent d'un état de crise que de Certeau (1990) appelle "l'effritement des stabilités locales" et qui dans notre cas serait la restriction, "ces tactiques manifestent aussi à quel point l'intelligence est indissociable des combats et des plaisirs quotidiens qu'elle articule, alors que les stratégies cachent, sous des calculs objectifs, leurs rapports avec le pouvoir qui les soutient, gardé par le lieu propre ou par l'institution"[37].

 

Internet est une technologie qui trouve en Tunisie un important écho. Elle représente un moyen de dépasser les difficultés quotidiennes de communication et d'information. S'intégrant dans des contextes socioculturels différents, ses pratiques sont conditionnées par les besoins et soucis inhérents à la situation socioprofessionnelle et matérielle des personnes qui l'utilisent. Régulés par une loi pourtant stricte, ces usages échappent parfois à la sanction car les internautes usent de tactiques et bénéficient d'un laxisme des "surveillants" (les exploitants des Publinets). Pourtant, le décollage d'Internet en Tunisie reste encore difficile. La faiblesse des connexions individuelles empêche la diminution des prix et notamment ceux de l'équipement requis pour une connexion chez soi. Ce coût élevé de l'équipement entrave à son tour l'augmentation des connexions individuelles. La rumeur de contrôle et de surveillance répandue parmi les internautes[38] représente un deuxième obstacle à l'expansion de cette technologie. La mentalité du Tunisien moyen selon laquelle une antenne parabolique vaut mieux qu'une connexion à Internet contribue dans une certaine mesure à maintenir faibles les connexions individuelles.

 

Il est urgent pour la Tunisie comme pour plusieurs pays arabo-islamiques d'engager sérieusement le débat sur les réseaux ouverts de communication. Celui-ci doit être engagé au sein même des structures de l'État ainsi qu'à toutes les échelles de la société. Aussi, les milieux savants et érudits doivent-ils être mêlés au débat afin de profiter de leur savoir et compétence en matière d'exploitation de celui-ci. Il ne s'agit pas de spéculer sur le rôle d'Internet dans le développement des pays en développement et la réalisation du "saut économique" tant attendu. Internet et les réseaux ouverts de communication doivent être considérés à la lumière de leurs apports pour la conservation de la mémoire culturelle collective et du savoir. Ils doivent être appréhendés en fonction des besoins de chaque pays dans un contexte de mondialisation et d'intégration des marchés. Ainsi, le développement d'Internet et des réseaux de circulation/production du savoir pourrait faire de la Tunisie une exception dans toute la sphère arabo-islamique. La Tunisie a longuement (et continue) à miser sur l'éducation et l'instruction des masses. Ce pays dispose d'un code du statut personnel [garant des droits de la femme et de la famille] considéré comme étant le plus libéral de toute la sphère arabo-islamique. Il serait ainsi dommage de ne pas profiter des réseaux ouverts de communication pour la consolidation de ses choix et le développement de ses acquis sociaux.

 

 

 

 

 


Références

 

1.       BARAKAT, Halim, The arab world, Society, Culture, and State, California, University of California Press, 1993.

2.       BERQUE, Jacques, Les dix grandes odes arabes de l'anté-islam, Paris, Sindbad, 1995.

3.       CERTEAU, Michel de, L'invention du quotidien. I. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990.

4.       CHEBEL, Malek, L'imaginaire arabo-musulman, Paris, PUF, 1993.

5.       DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Mille plateaux, Paris, Ed. de Minuit, 1980.

6.       HAMDANE, Mohamed, Madkhal ila tarikh essahafa fi tounis (Introduction à l'histoire de la presse en Tunisie) 1838- 1988, Tunis, Ed. de l'IPSI.

7.       HAMORI, Andreas, La littérature arabe médiévale, trad. de CHEDDADI, Abdesselam, Actes Sud, 2002.

8.       JURDANT, Baudouin, Language control, science and power, Churchill College, 1984.

9.       KHAWAM, René (R), La poésie arabe à nos jours (anthologie établie, traduite et présentée, par.), Paris, Phébus, 1995.

10.   LÉVY, Pierre, Cyberculture, Rapport au conseil de l'Europe, Paris, Ed. Odile Jacob, 1997.

11.   LÉVY, Pierre, L'intelligence collective, pour une anthropologie du cyberspace, Paris, La Découverte, 1997.

12.   STIEGLER, Bernard, La technique et le temps, T. II, Ed. Galilée, 1996.

13.   Journal Officiel de la République Tunisienne n°100, 15 décembre 1998.

14.   "Communications : Internet pour tous", in La Presse du 10 février 1998.

15.   L'économiste maghrébin n° 203, du 25 février au 8 mars 1998, PP. 54-56.

16.   Données de l'institut national de statistiques tunisien (www.ins.nat.tn).

17.   www.ati.tn

18.   http://lnweb18.worldbank.org/mna/nsf/Countries/Tunisia

19.     http://devdat.worldbank.org

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Ce point mériterait d'être approfondi.

[2] Cette valeur est la plus importante de toutes celles qui sont ressorties en réponse à la question 11 relative aux motifs de la navigation sur Internet lors de l'enquête auprès de la population gafsienne (27,5 % ; 10 % ; 10 % ; 30 % ; 7,5 % ; 8,75 % ; 5 % ; 1,25 %).

 

[3] Curieusement, ce sont les hommes qui représentent l'exclusivité de la clientèle nocturne du Publinet.



Notes de fin

 

[1] STIEGLER, Bernard, La technique et le temps, T. II, Ed. Galilée, 1996.

[2] J'ai moi-même effectué les enquêtes et les entretiens. 

[3] http://devdat.worldbank.org

[4] www.ati.tn

[5] Il vient d'être fermé par les autorités à la fin de l'année 2002.

[6] Ibid.

[7] Journal Officiel de la République Tunisienne n°100, 15 décembre 1998.

[8] Ibid.

[9] Ces enquêtes figureront dans ma thèse, celle-ci sera soutenue le 19 décembre 2003 à l'université Paris 7 Denis Diderot.

[10] Dès le début des années 90, un important trafic d'antennes de réception par satellite a vu le jour en Tunisie, se déroulant essentiellement sur les frontières algériennes et libyennes. Ces antennes sont importées clandestinement dans la mesure où elles échappent à la taxe douanière, elles sont pour cela vendues à un prix très bas.

[11] Données de l'institut national de statistiques tunisien (www.ins.nat.tn) 

[12] http://lnweb18.worldbank.org/mna/nsf/ Countries/Tunisia

[13]Cf. BARAKAT, Halim, The arab world, Society, Culture, and State, California, University of California Press, 1993, PP. 97-118.

[14] Bourse mensuelle offerte par le gouvernement tunisien aux étudiants qui remplissent des conditions particulières (revenus modestes des parents, dès que l'étudiant redouble il n'a plus le droit à la bourse durant l'année refaite, etc.) 

[15] HAMDANE, Mohamed, Madkhal ila tarikh essahafa fi tounis (Introduction à l'histoire de la presse en Tunisie) 1838- 1988, Tunis, Ed. de l'IPSI.

[16] Il est pertinent d'évoquer la popularité en Tunisie de la chaîne quatari Al Jazira,chaîne d'informations qui a commencé à diffuser en 1996. Cette chaîne est connue et fortement appréciée par les Tunisiens et les Arabes en général, car elle recourt à la critique des régimes politiques de la région et suscite des débats autour des sujets tabous (classés ainsi par les média arabes). Elle répond aux attentes des Arabes quant à la dénonciation des régimes autoritaires qui les gouvernent et de l'hégémonie américaine sur la région et dans le monde et emprunte un discours anti israélien, ce qui rappelle le Panarabisme.     

[17] LÉVY, Pierre, L'intelligence collective, Pour une anthropologie du cyberspace, Paris, La Découverte, 1997,  p. 28.

[18]Ibid. p. 249.

[19]Ibid. p. 248.

[20]Ibid. p. 251.

[21] BERQUE, Jacques, Les dix grandes odes arabes de l'anté-islam, Paris, Sindbad, 1995, p. 10.

[22] KHAWAM, René (R), La poésie arabe à nos jours (anthologie établie, traduite et présentée, par.), Paris, Phébus, 1995, p. 17.

[23] Littéralement : les suspendues.

[24] Littéralement : brigands ou clochards.

[25] KHAWAM dit à leur sujet : "Parmi les poètes-brigands de cette période ancienne, on peut citer Ta'abbata-Charrane "celui qui porte le malheur sous son aisselle", considéré comme le fléau de la contrée où il fait son séjour. Les poèmes de Charrane sont arrimés d'un souffle puissant. Hatim de la tribu de Tayy était renommé pour sa générosité sans limite. Il razziait les ennemis et, au retour, distribuait son butin aux indigents, ne gardant pour lui que de quoi se nourrir jusqu'au lendemain. 'Ourwah le bandit avait fondé un hospice ambulant où il accueillait les vieillards, les veuves, les orphelins. Ses razzias lui assuraient les revenus nécessaires pour donner à manger à tous ses protégés. Un prince errant, Imrou'l-Qays attire notre attention en ces temps troublés que les musulmans ont appelé le Djâhiliyya--le temps de l'Ignorance et de l'Indiscipline. Chassé de sa tribu, il parcourt le monde en quête d'aventures galantes ou d'exploits guerriers. Recherché par les femmes et toujours malheureux, il noue de nombreuses intrigues pour venger son père assassiné et fait même un séjour à la cour de Byzance. Délicat, sensuel, c'est un passionné d'amour." (KHAWAM, René (R), La poésie arabe à nos jours, op. cit. P.17)

[26] HAMORI, Andreas, La littérature arabe médiévale, trad. de CHEDDADI, Abdesselam, Actes Sud, 2002, p. 18.

[27] KHAWAM, René (R), La poésie arabe à nos jours, op cit. p.16.

[28] JURDANT, Baudouin, "Language control, science and power", Churchill College, 1984, p. 7. 

[29] Dans ce propos, le livre représente aussi bien le Coran que la Constitution.

[30] Littéralement : Ignorance et Indiscipline.

[31] Cf. dans ce sens CHEBEL, Malek, L'imaginaire arabo-musulman, op cit. pp. 53-64.

[32] DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Mille plateaux, Paris, Ed. de Minuit, 1980, p. 495.

[33]Cf. BARAKAT, Halim, The Arab World, Society, Culture and State, op cit. p. 15.

[34] "Internet. L'université tunisienne ne peut se tenir à l'écart du mouvement", in L'économiste maghrébin n° 203, du 25 février au 8 mars 1998, pp. 54-56.

[35] CERTEAU, Michel de, L'invention du quotidien. I. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, pp. XLVI-XLVII.

[36] Ibid.

[37] Ibid.

[38] Le directeur d'un fournisseur de services Internet tunisien auprès duquel j'ai effectué un entretien, a parlé de "la mentalité paranoïaque du Tunisien qui croit que dès qu'il se connecte à Internet, les autorités surveillent ce qu'il envoie et reçoit sur le Web". Human Rights Watch dans son rapport 1999 ("The Internet in the Mideast and North Africa : free expression and censorchip" [Hrw.Internet.Report/report.htm]) a estimé qu'en l'absence de confirmation de la part du gouvernement tunisien, il n'est pas possible de confirmer l'existence du contrôle et de la surveillance. Lors de mes enquêtes, je n'ai pas pu vérifier l'existence de surveillance de la circulation d'informations sur le Web tunisien.