Bernard IDELSON

UMR-8143 du CNRS

Université de la Réunion

 

 

La recherche en SIC à l'Ile de la Réunion : importation et adaptation des modèles

 

 

Dix ans de recherche en sciences de l'information et de la communication à l'île de la Réunion permettent de prendre un peu de recul quant à l'utilisation de problématiques utilisant des modèles venus de « l'extérieur ». Il s'agit d'adapter les outils de recherche à une société créole, qui bien que département français et région européenne, n'en reste pas moins singulière. La communication propose un état des lieux synthétique des travaux réalisés. Elle souligne les adaptations théoriques et méthodologiques nécessaires à l'analyse d'objets d'études communicationnelles réunionnais, mauriciens et malgaches[1]. A travers quelques objets d'étude, elle présente les contextes insulaires et suggère comment les recherches en SIC peuvent intégrer leurs dimensions sociohistoriques. 

 

 

I)                   DES CONTEXTES INSULAIRES

 

Dans l'espace régional du Sud-est de l'océan Indien, La Réunion, Madagascar et Maurice font parfois l'objet d'études communes (Simonin, 2002).Ces trois îles partagent une histoire coloniale qui a vu s'affronter deux empires coloniaux, l'Angleterre et la France. Mais les phénomènes communicationnels et les médias se situent aujourd'hui dans des contextes sociopolitiques fort différents. Nous nous intéressons principalement à l'île de la Réunion d'où est conduite la majeure partie des recherches en sciences de l'information et de la communication dans la zone. Des déclinaisons malgaches et mauriciennes en font néanmoins partie intégrante.

 

Une île en mutation

 

D'ancienne colonie, la Réunion a accédé au statut de département en 1946, puis de région (monodépartementale) en 1982, et appartient actuellement aux régions ultrapériphériques de l'Europe.

Les années 60-70 ont représenté une période d'accélération de transferts publics financiers sans précédent depuis la métropole vers l'île, précisément au moment où les îles voisines accédaient à leur indépendance (1960 pour Madagascar, 1968 pour Maurice). Dans un contexte international de Guerre froide, une bipolarisation de la scène politique locale s'est instaurée, opposant communistes autonomistes et départementalistes. Il s'agissait alors pour le pouvoir en place (symbolisé par la présence dans l'île du député Michel Debré) de transformer la Réunion. L'objectif, en renforçant les structures de l'état (équipement, santé, éducation), était d'éloigner toute velléité de sécession des opposants (Idelson, 2002). En quelques années (moins de deux décennies), la société locale a subi des transformations identiques à celles qu'ont connues les pays d'Europe pendant leur industrialisation. Mais la différence réside dans le fait que l'île est passée directement d'une société agricole à une société du tertiaire, sans étape intermédiaire de révolution industrielle. Dans ce contexte particulier, on observe alors des processus d'émergence d'un espace public dans lequel les médias jouent un rôle marquant (Watin & Wolff, 1995).

 

Le concept d'espace public local en émergence

 

Les travaux des chercheurs locaux ont ainsi porté sur le thème de l'émergence d'un espace public à la Réunion à partir des années 70. Les recherches se réfèrent généralement à une variation entre « un modèle rationnel et normatif développé par J. Habermas et un modèle heuristique et esthétique exposé par H. Arendt » (Watin, 2001 : 55). Le  concept trouve son origine dans la cité grecque pour aboutir en Europe à la sphère publique bourgeoise, notamment avec les idées de la Révolution Française et les nouvelles formes de lien social qu'elles génèrent en Europe.

Dans une société créole comme la Réunion, qui n'a pas connu une bourgeoisie industrielle s'opposant à un Etat monarchique, l'espace public apparaît beaucoup plus récemment, et surtout, sous une forme différente. Cette émergence se manifeste dans trois sphères distinctes dont le développement est lié au renforcement des institutions en général : l'école, l'univers de l'urbain et les médias :

   *  le système éducatifréunionnais a connu un essor très rapide, tant en infrastructures qu'en personnels. En trois décennies à peine, un retard considérable a été rattrapé avec des résultats qui tendent vers la moyenne nationale. La construction des lycées, par exemple, a modifié la sociabilité des jeunes réunionnais, leur permettant de découvrir d'autres comportements d'être en public (Wolff, 1996).

   *  l'urbanisation qui a également engendré un développement important, en particulier avec la construction massive de logements sociaux[2], l'apparition de cités et la densification des villes, a produit une nouvelle forme d'habitat. D'autres modes de vie, en rupture avec l'organisation de l'espace domestique traditionnel, sont apparus (Watin, 1991). Cette sphère concerne l'aspect physique de l'espace public réunionnais.[BG1] 

   *  les médias : durant la première période de la départementalisation, ilssontentièrement sous l'influence des deux forces politiques en présence, autonomiste et départementaliste. L'Etat contrôle alors la radio et la télévision (Idelson, 1999, 2002). L'apparition d'un nouveau titre, Le Quotidien de la Réunion (1976) apporte du pluralisme dans la presse écrite. Les premières radios libres (1981), l'avènement d'une télévision « pirate », Télé Freedom (1986), puis de nouvelles chaînes publiques et privées (1991) remettent en cause le monopole audiovisuel de l'état. L'espace médiatique va peu à peu s'ouvrir, libérant un débat public médiatisé, limité jusqu'alors à la question omniprésente du statut de l'île.

Les prémisses d'un espace public local vont peu à peu apparaître, suivant un processus de transfert de sphères. E. Wolff (1996, 1998) a illustré ce transfert en décrivant l'univers des néo-lycéens qui, appartenant à des familles récemment logées dans les cités des quartiers est de Saint-Denis, devenaient également acteurs de nouveaux débats publics au sein même de l'institution scolaire. Ils y créaient ainsi des premiers journaux lycéens aux titres évocateurs : Boum Jeunesse, Cactus, Pourquoi Pas ? Puis, certains d'entre eux devenaient journalistes et s'inséraient dans les rédactions de l'île. Avec des conceptions nouvelles de pluralisme, ils participaient de la sorte, en tant qu'acteurs, au processus d'ouverture médiatique.

 

Le développement des TIC

 

Le développement des technologies de l'information et de la communication a pu atteindre des sociétés créoles qui, jusqu'à une période récente (années 60), étaient restées relativement enclavées.

Ces nouvelles technologies, ainsi que les transformations sociopolitiques (départementalisation pour la Réunion), ont modifié considérablement les pratiques communicationnelles. Avec l'apparition de médias de diffusion de masse et de médias interactifs (téléphone fixe et mobile, internet), les rapports sociaux traditionnels, basés essentiellement sur l'interconnaissance, ont été modifiés par la généralisation des communications. Mais cette mutation ne s'est pas effectuée de manière linéaire : on ne peut parler de substitution d'une société dite traditionnelle par une société dont la modernité ferait table rase des interactions de face à face. On assiste plutôt à un métissage entre des pratiques traditionnelles et des pratiques communicationnelles plus récentes.

La société créole réunionnaise, en raison de cet état d'hybridation (Simonin, 1999), constitue un terrain d'étude - laboratoire social - particulièrement fécond.

Les chercheurs locaux se sont intéressés à des situations de communication médiatisée avec des postures théoriques en fonction desquelles ils se positionnent. Par exemple, le point de vue phénoménologique peut être utilisé pour définir une situation de communication, avec ses trois composantes liées : « les structures sociales, les pratiques sociales et les perceptions sociales » (Simonin, 2001 : 82). Parmi les différentes études, les émissions locales interactives radiophoniques ou télévisuelles laissent bien apparaître ces phénomènes langagiers propres à la société locale (par exemple avec l'utilisation du créole et du français sur les ondes). Les différentes situations de communication lors d'une émission de Télé Freedom peuvent aussi être analysées en empruntant l'apport théorique d'E. Goffman qui permet de mettre en évidence les règles de conduite dans un espace public télévisuel (idem : 97). Les dispositifs, formats ou encore cadres participatifs de l'émission, ainsi que les interventions des différents protagonistes (téléspectateurs, animateurs, et directeur de la télévision), sont alors abordés à l'aide d'un cadre analytique préalablement défini.

Autre exemple et autre terrain d'étude : l'arrivée des Tic dans le petit territoire isolé du cirque de Mafate, auquel on ne peut accéder qu'à pied, par des sentiers escarpés, ou en hélicoptère. E. Wolff (2003) a eu recours à l'approche ethnographique pour observer l'arrivée dans le cirque des paraboles satellitaires, du téléphone portable et d'une « maison des services » qui propose un accès public à internet. Cette recherche « mafataise » s'inscrit dans une problématique générale des usages et vise « à une meilleure connaissance des pratiques et représentations des technologies de l'Information et de la Communication à la Réunion » (idem : 6). Une posture méthodologique spécifique au terrain d'étude est cependant utilisée ici ; la focale est dirigée sur des pratiques d'individus. Il est également tenu compte du fait que ces usagers appartiennent « à une communauté territorialisée, inscrite dans un contexte, une histoire et une identité locale spécifiques » (ibid. : 7). La dimension temporelle est prise en compte : l'étude se déroule sur cinq années, afin de mieux observer les processus d'appropriations des Tic par les habitants de Mafate.

Toujours d'un point de vue méthodologique, c'est le même constat de nécessité d'adaptation que dresse E. Wolff lorsqu'elle conduit le volet réunionnais d'une enquête européenne sur les jeunes et l'écran. En préalable, l'auteur souligne l'inadéquation frappante du questionnaire destiné à des foyers européens, avec les réalités réunionnaises. Certaines réponses témoignent ainsi d'une hostilité aux questions, perçues comme s'adressant à un autre monde, plus riche :  « Lors de l'enquête, les jeunes issus de milieux défavorisés affirment ne jamais téléphoner (25%), ni lire une BD (44%), ne jamais jouer à un jeu vidéo (50%), utiliser un ordinateur (69%), faire du sport dans un club (63%), ou aller au cinéma (46%) » (Wolff, 1999 : 222). Pour mieux appréhender les questions d'usages et de réception dans un contexte en profonde mutation, et dont les données évoluent en permanence, le chercheur a alors recours à une approche de type ethnographique. Il entend donner « la parole aux acteurs que sont les familles et les enfants (afin) de permettre une compréhension fine de processus mouvants, qu'il s'agit de préserver de toute pensée trop fortement prédictive ou de questions implicitement prescriptives. » (Proulx & Wolff, 2001 : 142-143).

 

L'espace physique en société créole

 

Dans la société créole traditionnelle réunionnaise, le rapport au territoire implique une organisation basée sur une sociabilité de l'interconnaissance, au sein du « kartié »[BG2] , marquée par la parenté et le vécu commun (Watin, 1991). Un contrôle social « primaire » s'effectue ici « de visu » (Watin & Wolff, 1995 : 20). Avec l'urbanisation soutenue, le rapport au territoire va se modifier. Les nouveaux découpages administratifs engendrent une « reterritorialisation », modifiant les espaces de sociabilité. Les réseaux de communication modernes vont accélérer des processus de transformations des villes et de l'espace créole en général. Mais cette mutation ne s'effectue pas de manière linéaire. On observe un phénomène d'hybridation entre différents modes de sociabilité et des activités - modernes vs traditionnelles - qui se développent, quelle que soit la période, dans une aire géographique toujours limitée.

M. Watin s'est intéressé au développement des réseaux à la Réunion, dont le modèle est calqué sur celui de la métropole. Il constate que dans l'île comme ailleurs, la société en réseaux ne produit guère les effets prometteurs souvent annoncés par les décideurs. Le lien social ne se tisse pas dans le sens d'une plus grande égalité entre les citoyens : au contraire, la concentration urbaine, renforcée par les réseaux, à l'échelle d'un petit territoire comme la Réunion, ne va pas dans le sens d'une accessibilité partagée entre tous les îliens. Sont évoqués alors les « ghettos communicationnels et urbains » (Watin, 2002 : 34), et les effets de ces mutations technologiques : « Ainsi, le kartié, lieu de la proximité géographique disparaît petit à petit au profit d'espaces permettant l'exercice de nouvelles proximités structurées par les réseaux. De fait, les solidarités « mécaniques » et le lien social spécifiques qui prévalent dans les kartié s'affaiblissent, modifiant radicalement les principes fondant la créolité » (Watin, à paraître).

 

Extension dans la zone

 

La nécessité de contextualiser les objets d'étude apparaît également dans les travaux menés dans la zone. Une recherche comparative concernant les médias régionaux a été effectuée à l'occasion de la visite du Pape Jean-Paul II dans l'océan Indien en 1989. L'événement, de grande envergure, avait été couvert par les médias de chacune des trois îles, Réunion, Maurice, Madagascar. L'analyse a permis de comparer des dimensions régionales, tout en utilisant des problématiques exogènes adaptées à cet objet local (Simonin, 2000a).

Plusieurs chercheurs locaux, malgaches, mauriciens, et aussi européens ou nord-américains ont pu croiser leur regard[3]. « C'est ainsi que la construction médiatique d'événements dans un espace public local, qui fait l'objet d'une analyse sociopolitique et textuelle des performances médiatiques, guide l'ensemble de ces travaux. » (Simonin, 2002 : 7). Cet événement, mis en contextes, a permis de faire ressortir les similitudes et les différences des trois îles. Un modèle « heuristique pluridimensionnel » (idem : 10) a été élaboré pour l'analyse. Les traits contextuels majeurs  ont été soulignés : histoire coloniale parallèles[BG3] , systèmes politiques contrastés, paysages médiatiques différents, espaces publics en émergence. Est apparue enfin la caractéristique de « communautés périphériques », commune au trois pays. L'histoire de ces trois îles les a souvent conduites sous la dépendance d'un centre situé en Europe, alors que la tendance actuelle « semble s'orienter vers un « polycentrisme » régional, indo-océanique, mais selon des stratégies politiques et économiques contrastées » (ibid. : 17). Le tour du monde papal, qui passe par l'océan Indien, illustre bien ce que D. Dayan appelle « le nomadisme de ce centre global ». La version india-océanique du périple de Jean-Paul II relève d'un genre sans doute universel, celui de la « télévision cérémonielle » (Dayan & Katz, 1996), mais traité dans des espaces insulaires particuliers.

 

 

 

II)                 AUTRES APPROCHES QUALITATIVES : MEDIAS ET JOURNALISTES REUNIONNAIS

 

La nécessité d'adopter, dans les travaux, une posture anthropologique prenant en compte les contextes insulaires dans lesquels ils sont menés, a été évoquée. Il s'agit d'appréhender ces espaces socio-historiques, particulièrement en mutation pour la Réunion, du point de vue des structures comme des acteurs. Les chercheurs s'emploient donc à décrire les processus de structuration et de restructurations de la société réunionnaise, tout en s'intéressant aux acteurs et à leurs représentations. Les études sont menées avec une visée explicative, et portent davantage, pour le moment, sur la construction d'une connaissance qualitative, ethnographique et biographique.

Concernant les médias réunionnais, deux exemples de recherche ayant adapté des modèles externes d'analyse, notamment sur le plan de la méthodologie, sont présentés dans cette partie. Il s'agit d'une monographie d'un journal, Le Quotidien de la Réunion (Idelson, 1999), et d'une sociologie des professionnels des médias, élaborée sous forme de biographie et de recueil d'entretiens (Simonin & Idelson, 1995, Idelson, à paraître).

 

Un journal régional, acteur social local

 

Une monographie d'un journal, Le Quotidien de la Réunion, à travers trois mouvements sociaux[4] (Idelson, 1999), constitue le premier exemple.

L'analyse concerne ainsi un discours de presse local et sollicite une problématique de l'argumentation (Breton, 1996). Cette posture théorique et méthodologique est adoptée en raison de la spécificité de l'écriture journalistique réunionnaise. A ce propos, G. Gauthier considère le journalisme réunionnais à partir d'un modèle du journalisme nord-américain (Gauthier, 1995). Il montre que ce journalisme s'éloigne du paradigme du fait essentiellement rapporté, et que le « témoin observateur de l'actualité » se transforme en commentateur qui analyse, voire intervient en permanence dans le débat public. G. Gauthier cite de Bonville et Charron qui utilisent le terme de « magistère journalistique » (idem : 108).

Ce rôle plus actif des journalistes réunionnais[5] conduit le chercheur à adapter des modèles d'analyse à une presse locale qui brouille les genres information/commentaire, aux emplacements en général distincts.

L'analyse de presse évoquée s'inscrit alors dans une perspective diachronique. L'évolution du discours journalistique est prise en compte : le corpus retenu propose d'observer le titre à trois moments clefs de son histoire, « séquences également significatives en termes de mutations sociales, de l'histoire récente de l'île de la Réunion » (Idelson, 2000 : 3).

Quatre procédés journalistiques, tant de contenu que de forme, composent la grille d'analyse qui a pour objectif principal de confirmer l'hypothèse générale d'un journal agissant comme acteur social (Neveu, 1999), notamment durant ces trois épisodes :

 

 

 procédé 1                                                       

procédé 2

procédé 3

procédé 4

Dates

Arguments

Métaphores

Actes de communication

(mise en forme

journalistique)

- relation des faits

- commentaires

- mise en page

Repérage des actants

(prenant en charge

le discours

journalistique)

- apparition

des acteurs

 

 

Dans le procédé 1, par exemple, le repérage et l'analyse argumentative sont effectués et déclinés selon une grille d'arguments types, inspirée principalement de celle de Ph. Breton (1996 : 90). Deux principales familles d'arguments sont catégorisées par l'auteur : les arguments de cadrage, qui permettent à l'auteur du discours d'orienter son propos de façon à imposer au récepteur sa conception plus en amont dans le texte, puis les arguments de lien, en rapport avec l'accord obtenu (idem : 76).

Le texte argumentatif se caractérise, selon Ph. Breton, par la volonté de son auteur de convaincre. De même, dans le discours de presse sélectionné, le repérage des arguments permet d'établir que les propos du journaliste cherchent à rallier le lecteur à son point de vue.

Ces arguments attestent de l'engagement du journal dans la relation des mouvements sociaux évoqués, engagement favorable ou non, mais qui fait ressortir un positionnement caractérisé. Le cadrage (Neveu, 1996) exercé sur les événements permet de le situer dans le débat public réunionnais à travers le prisme de ces mouvements sociaux ; ce qui révèle bien le rôle d'acteur social local joué par ce titre de la PQR réunionnaise.

 

Une sociologie des acteurs

 

Des journalistes locaux, dont les trajectoires sociales apparaissent significatives des mutations du paysage médiatique réunionnais, ont été approchés. La scène médiatique, comme celle politique d'ailleurs, procèdent ici « d'une logique d'acteurs dont l'histoire constitue l'un des principes matriciels forts » (Idelson & Simonin, 1995 : 42). L'espace public en émergence, évoqué supra, s'observe au niveau structurel, mais dans un tel contexte, l'approche biographique de certains de ses acteurs des médias se révèle pertinente.

Ainsi, un récit de vie d'un des premiers journalistes de radio et de télévision de l'île, Jean Vincent-Dolor, a été recueilli (idem). Cet acteur clef de l'audiovisuel réunionnais a présidé pendant quarante années aux destinées de différents médias de l'île, en particulier de l'audiovisuel public (RTF, ORTF, FR3 Réunion de 1948 à 1981). Premier journaliste radio (RDF), il devient ensuite rédacteur en chef du Journal de l'Ile de la Réunion, puis premier journaliste de télévision, avant d'assurer la rédaction en chef de la télévision d'état jusqu'à l'alternance politique de 1981. En partant du point de vue de l'acteur et de ses représentations professionnelles propres, en adoptant une posture qualitative, on est à même d'observer les mutations des médias réunionnais qui se produisent au sein d'une société d'interconnaissance. Ici, peut-être plus qu'ailleurs, les rencontres, les réseaux (parfois de nature nobiliaire) façonnent ce paysage médiatique (Idelson, 2002 : 204).

L'approche biographique peut s'effectuer en fonction de certaines considérations relevant "d'orientations théoriques qui impliquent un choix de paradigmes entre l'objectivisme et la phénoménologie" (Simonin & Idelson, 1995 : 51). Un acteur tel que Jean Vincent-Dolor, ancien résistant, gaulliste convaincu et farouche opposant au Parti Communiste Réunionnais, s'inscrit parfaitement dans un conflit politique interne, autour de la question du statut, qui divise l'île pendant quarante ans. Les données de son parcours familial et professionnel se révèlent particulièrement heuristiques. Dix-sept heures d'entretiens retraçant sa carrière ont permis d'analyser par thème une biographie féconde. 

 

Une approche « générationnelle » des journalistes réunionnais

 

La démarche d'E. Wolff (1998) qui s'intéresse aux premiers journalistes lycéens des années 70 a également recours à l'analyse d'entretiens. De même, les différents travaux des chercheurs locaux (Simonin et alii, 1995) montrent comment s'est construit, durant les trois dernières décennies, un groupe professionnel journalistique, élément moteur d'un nouvel espace public réunionnais.

Une autre étude porte sur un échantillon de journalistes, dont les discours ont été recueillis (Idelson, à paraître). Cet échantillon est constitué, d'une part, de journalistes ayant déjà plusieurs années de pratique dans l'île et considérés comme « bien installés » au sein de leur rédaction, et, d'autre part, des producteurs d'information (c'est-à-dire non répertoriés comme journalistes) exerçant une activité en ligne. Les discours de ces journalistes, à propos de leur déontologie, sont passés au tamis d'une grille d'analyse qui tente de faire ressortir les représentations sociales de leur profession telles que les définit D. Jodelet : « Une forme de connaissance socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d'une réalité commune à un ensemble social » (1993 : 36). Il s'agit alors de mettre en évidence « les définitions partagées par les membres d'un même groupe (qui) construisent une vision consensuelle de la réalité pour ce groupe » (idem : 35).                

 

Journalistes « traditionnels » et « en ligne » 

 

Les entretiens ont été effectués auprès de six journalistes traditionnels, et de trois autres exerçant une activité en ligne. Pour la première catégorie, le choix de l'échantillon a porté sur trois critères : les journalistes ont été témoins de la période d'ouverture médiatique des années 80, ils exercent actuellement une responsabilité éditoriale, et appartiennent aux principales entreprises de presse écrite ou audiovisuelle de l'île. Ceux de la seconde catégorie participent à des organes de presse en ligne, relativement récents (1997 pour le plus ancien). Deux femmes et sept hommes composent l'échantillon.

La grille d'analyse de ces entretiens semi-directifs est inspirée du modèle de C. Lemieux (2000) qui propose une sociologie compréhensive du travail des journalistes.

Il s'agit de repérer, dans les pratiques ou dans les discours des journalistes interrogés, un certain nombre de règles de comportements jugés adéquats par les acteurs. Ces règles sont elles-mêmes dérivées de trois types de grammaire (idem : 110). Cependant le terrain d'analyse de C. Lemieux ne concerne que des rédactions nationales : Le Monde, Sud-Ouest et France 2. Il a donc fallu adapter son modèle, d'une part, à la situation réunionnaise, d'autre part, à une problématique locale qui porte sur l'introduction des NTIC dans les médias de l'île.

 

Une grille d'analyse métropolitaine adaptée à des problématiques locales

 

RÈGLES DÉRIVÉES DE LA GRAMMAIRE PUBLIQUE

RÈGLES DÉRIVÉES DE LA

GRAMMAIRE PRIVÉE

RÈGLES D'ADAPTATION À L'INTER-CONNAISSANCE

RÈGLES DE LA

LIGNE ÉDITORIALE

RÈGLES DES GENRES

- Hommes politiques en public

 

- Eviter la suspicion de connivence

- Attitude de « loyauté » dans les interactions privées

 

- Le « off the record »

 

- Règles propres à la situation océan Indien

 

- Journalistes acteurs

socio-historiques

- Habitus  propres

aux localiers de la Réunion (cf. « La Règle »[BG4] du Quotidien)

 

- Positionnement par rapport à la concurrence

 

Autolégitimation des genres

 

- Information versus communication

 

- Identité des « journalistes  en ligne »

 

 

D'autres items, que ceux proposés par C. Lemieux, correspondent aux discours des journalistes réunionnais interrogés (interconnaissance, ligne éditoriale et genres), et permettent  une adaptation à la situation locale. 

 

- Règles dérivées de la grammaire publique : ces règles régissent les conduites des journalistes lorsqu'ils côtoient les hommes politiques en public, par exemple sur un plateau de télévision, ou lors d'une conférence de presse. Elles sont constituées d'attitudes de distanciation, d'initiative, d'argumentations ou de genres journalistiques, que les journalistes s'imposent pour échapper justement à toute critique de connivence.

- Règles dérivées de la grammaire privée : les conduites que lesjournalistes se fixent dans leurs interactions privées avec les hommes politiques se repèrent par ces règles. Elles sont constituées d'attitudes de loyauté, par exemple, lorsqu'une non restitution de propos est demandée par l'homme politique (le off).

- Règles d'adaptation de la situation d'interconnaissance par rapport aux canonsprofessionnels d'impartialité : ces règles se retrouvent dans les métadiscours des acteurs qui expliquent comment ils gèrent les situations d'interconnaissance propres à leur pratique. Il s'agit en général de discours d'autolégitimation de ces interconnaissances parfois étroites, liées au contexte insulaire décrit précédemment, ainsi que de positionnements par rapport à la concurrence. Les acteurs tiennent alors un discours sur la représentation de leur propre éthique professionnelle.

Un parallèle peut s'établir, à propos de ces règles d'interconnaissance, avec ce que C. Lemieux appelle la grammaire de réalisation. Celle-ci est mise en oeuvre dans des situations d'auto-crainte, de « métarègle », permettant « de reconnaître chez celui qui s'auto-contraint l'intention d'être " réaliste " sur les relations entretenues avec autrui ou avec l'environnement. » (Lemieux, 2000 : 171)

- Règles propres à la ligne éditoriale du média : les journalistes se réfèrent aux propres praxis de leurs médias, qu'ils comparent à celles des concurrents. La règle du journal (Idelson, 1999) constitue ainsi une référence légitimante de la pratique du localier exerçant à la Réunion. Ainsi, les journalistes du Quotidien de la Réunion évoquent les canons professionnels énoncés dans l'éditorial écrit par le fondateur du titre, lors du premier numéro, et intitulé justement « La Régle ».[6]

- Règle des genres : cet item permet principalement de repérer, dans le discours des journalistes en ligne, des positionnements et des autolégitimations par rapport aux pratiques professionnelles. Certaines de ces pratiques s'éloignent de l'information presse (rédaction de journaux municipaux, supports de communication, création et animation de contenu de sites web). Il s'agit d'explorer une problématique locale qui propose une hypothèse « d'hybridation des genres ». En effet, des travaux en cours sur les pratiques journalistiques réunionnaises liées aux NTIC ont fait ressortir un décalage avec certains discours enchanteurs sur internet. L'ère annoncée de l'information permanente, instantanée, tous azimuts, n'est pas encore constatée à la Réunion. L'activité en ligne de la profession génère également quelques brouillages des genres, par exemple entre les frontières informative et communicative. Cette « hybridation » existe déjà dans la presse traditionnelle.

 

Recherche locale en SIC et perspectives internationales

 

Ces quelques terrains d'étude insulaires, ici synthétisés, s'inscrivent dans des problématiques plus générales (comme celle des genres informatifs).[7]  

Les programmes des chercheurs locaux visent par ailleurs une extension régionale des terrains d'investigation vers les pays de la zone indian-océanique du Sud-Est, principalement Maurice, Madagascar, les Comores, les Seychelles, et aussi l'Inde. 

L'objectif est d'élaborer une problématique transnationale, adaptable à des situations autres que celle de la réalité réunionnaise, par un travail de re-conceptualisation.

Des approches comparatives se développent progressivement, à partir d'un réseau de coopérations scientifiques, nationales et internationales. Un double mouvement s'opère : une adaptation au niveau local d'outils problématisants, puis un réinvestissement des travaux locaux dans des réseaux internationaux.

L'île de la Réunion, grâce à sa sociohistoire et à la rapidité des mutations en cours, constitue donc - et c'est le principal propos de cette contribution - un terrain d'investigation particulièrement fertile en matière de recherche.

 

 

Références  bibliographiques

 

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SIMONIN, J., 2001, « Discours, interactions sociales et communications médiatisées », Communication et espace public, (s/d M. Watin), Antrhopos, Paris : 81-102

SIMONIN, J., (s/d), 2002, Communautés périphériques et espaces publics émergents. Les médias dans les îles de l'océan Indien, L'harmattan, (coll. Communication et Civilisations), Paris

WATIN, M., WOLFF, E., 1995, « L'émergence de l'espace public à la Réunion » Etudes de communication, n° 17, Université Charles de Gaulle - Lille 3 : 19-39

WATIN, M., 1991, Habiter, approche anthropologique de l'espace domestique à la Réunion, Thèse de doctorat  Lettres et Sciences Humaines, (s/d P. Ottino), Université de la Réunion.

WATIN, M., (s/d), 2001, Communication et espace public, Univers créoles 1, Anthropos, Paris

WATIN, M. 2002, « Les technologies de communication, le territoire et la  pensée en réseau », Actes Séminaire « NTIC dans l'océan Indien - 20/23 mai 2001 », (B. Idelson éd.) LCF-UMR du CNRS - Université de la Réunion/France Telecom Réunion : 29-34

WOLFF, E., 1996, Émergence d'un espace public local. Presse et expérience lycéennes à l'Ile de la Réunion, 1970-1995, Thèse de doctorat en Sciences de l'Information et de la Communication, (s/d J. Simonin), Université de la Réunion

WOLFF, E., 1998, Lycéens à la une. La presse lycéenne à la Réunion : 1970-1995, Réunion, Océan Editions

WOLFF, E., 1999, « Ecran et culture de pauvreté. Le cas de la Réunion », Réseaux, n°92-93  : 219-240

WOLFF, E., 2003, Les TIC à Mafate, Une approche ethnographique de la communauté de La Nouvelle, Rapport de recherche - mars 2003, LCF-UMR 8143 CNRS - Université de la Réunion

 

 

 

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[1]La faculté des lettres et des sciences humaines de l'Université de la Réunion abrite un département sciences de l'information et de la communication depuis une dizaine d'années. Les enseignants chercheurs de ce département effectuent leurs travaux de recherche au sein du laboratoire  LCF-UMR 8143 du CNRS, dirigé par Jacky Simonin. Le laboratoire regroupe trois pôles, communication, linguistique et littérature, autour du thème central « Langues, textes et communication dans des espaces créolophones et francophones ». 

[2]Environ 5 000 à 6 000 par an.

[3]La recherche a donné matière à un ouvrage collectif (Simonin, 2002) auquel les auteurs suivants ont contribué : Réunion : B. Idelson, J. Simonin. Madagascar : B. Idelson. Maurice : V. Barbeau, M. Paroomal. Quebec : G. Gauthier, E. Giguère. Métropole : Ph. Breton, D. Dayan, J. Mouchon, Y. Winkin. Suisse : S. Comment.

Cette recherche s'inscrit dans la continuité d'études sur les médias et la communication conduites dans l'espace francophone. Une première phase comprenait une étude  du traitement par la presse réunionnaise d'une élection à la présidence du conseil général (Simonin, 1995). Dans une seconde phase, le champ de la recherche s'est élargi aux médias de deux régions, La Réunion et l'Alsace, traitant d'un événement central : le traité de Maastricht. La recherche concernant la visite papale en constitue la troisième phase (Simonin, 2000a).

[4] Le premier concerne un mouvement d'auto-soutien du journal en 1977, lorsqu'à ses débuts, il connaît une grave crise financière. Le deuxième est lié aux émeutes des « événements de 91 » consécutifs à la saisie des émetteurs d'une télévision illégale, Télé FreeDom. Le troisième traite de la couverture du mouvement social des fonctionnaires de 1997, confrontés à un projet de réforme de leur système de rémunérations.  

[5] L'implication des rédacteurs en chef lors d'éditoriaux parfois très pamphlétaires et virulents est à ce sujet caractéristique. J. Simonin n'hésite pas à les qualifier de « prédicateurs », et souligne le sentiment d'appartenance communautaire sur lequel les journalistes locaux s'appuient (2000b : 299).

[6]Le Quotidien de la Réunion, n° 1, édition du 13 septembre 1976, p.1.

[7]Les chercheurs du pôle communication du LCF-UMR 8143 participent notamment à un programme intitulé « hybridation des genres » appartenant à un réseau coopératif international (autour de D. Ruellan). La partie réunionnaise  s'intéresse au thème « Ethnogenres et approches segmentées ».


 [BG1]Dernière phrase à intégrer dans la précédente ?

 [BG2]Mettre une note explicative de l'écriture et donc du `concept' ?

 [BG3]S à enlever ou à ajouter à histoire et coloniale

 [BG4]Indiquer que tu en parles plus loin ?