« Lecture communicationnelle » des changements identitaires liés à la mise en ligne sous pages web du quotidien Le Monde. Vers un journalisme hybride ?

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Cécile DOLBEAU-BANDIN, doctorante en Sciences de l'information et de la communication, Université Montpellier III-Paul Valéry, (France) et chercheuse au CERIC.

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Introduction

Nous nous intéressons aux changements identitaires que constitue la juxtaposition du support papier et du support électronique en presse écrite quotidienne (PQN). Ce passage suscite de nombreuses questions : Quelle est la place du « journaliste classique » face à cette mise en ligne ? Quels sont les changements sur la manière de pratiquer le métier de journaliste? Le journaliste qui se distingue sur le web est-il différent du « journaliste classique »  ? Cette mise en ligne entraîne-t-elle une spécialisation ou une généralisation des compétences journalistiques ? Nous tentons de cerner ces mutations à travers l’interprétation d’un cas : la mise en ligne sous pages web du quotidien français Le Monde[1].

Nous découpons ce travail en trois parties : tout d’abord, nous relatons la chronique de développement et l’environnement de la mise en réseau sous pages web du quotidien français Le Monde. Ensuite, nous présentons les quatre pôles qui interviennent dans le déroulement de cette mise en ligne : la rédaction du Monde qui produit le contenu du site ; la rédaction web qui met en réseau le support papier et l’enrichit pour le web ; l’interface dite humaine qui met en relation les journalistes du Monde et ceux du web et la cellule multimédia qui exporte le quotidien vers la rédaction web. Et enfin, nous rendons compte et analysons les mutations identitaires qu’entraîne cette mise en ligne.

Nous explorons le domaine de la presse écrite en ligne dans « l’approche communicationnelle »[2]. Avec cette approche nous « pensons le monde » et les communications en terme d’interactions insérées dans un système, ce qui exige un changement radical avec nos habitudes intellectuelles (causalité linéaire…). Cette approche novatrice, ici appliquée à la presse écrite en ligne, permet d’apporter des réponses et des grilles d’observation nouvelles.

 

1 Chronique de développement et environnement de la mise en ligne sous pages web du Monde

Le Monde est un quotidien français d’informations politiques et générales à vocation nationale et internationale. En 1999, sa diffusion totale, en incluant les quelques 100 000 exemplaires gratuits, dépasse la barre des 400 000 exemplaires[3]. L’image de marque, de qualité, de rigueur et d’indépendance de ce « quotidien du soir » (Le Monde paraît en début d’après-midi) lui assure une légitimité d’un caractère exceptionnel dans la presse écrite française et mondiale. Toutefois, la direction ne se satisfait pas de ces résultats et essaye des améliorations partielles dans certains domaines (nouvelle maquette, modernisation de la chaîne rédactionnelle…) et se lance dans l’extension web du Monde. Seulement à la rédaction du Monde, les technologies qui ne passent pas par le papier restent longtemps tenues en suspicion.

Les tentatives de passage à l’ère électronique se soldent par des résultats en demi-teinte, faute d’investissement et de concept rédactionnel approprié. Le serveur connaît une existence chaotique, faute d’une ligne éditoriale cohérente qui oscille entre un serveur institutionnel et une messagerie grand public. Dans cette expérience, comme le note Patrick Éveno : «  nous retrouvons les démons favoris du Monde, qui pendant vingt ans tenta de gagner de l'argent sans investir et sans accepter une démarche commerciale, tout en cherchant une éthique moraliste et puritaine. »[4] Ce sont sur ces bases historiques, que se fondent les relations du Monde et les supports électroniques. La première étape de cette appropriation est donnée par l’édition de pages web hébergées par le site France-Télévision lors des élections présidentielles françaises (1995). La seconde phase aboutit en 1998 à la naissance d’une filiale Le Monde Interactif[5]. Le Monde SA décide de regrouper ses activités sur supports numériques (Minitel, cédérom, l’internet) au sein d’une filiale, le Monde Interactif, constitué en juin 1998. Le mode de fonctionnement de cette filiale spécialisée est à rapprocher des « jeunes pousses ». La rédaction web ne se trouve pas dans les locaux du Monde et elle est reliée à ce centre nerveux par un réseau informatique. La rédaction consacrée à la mise en réseau du journal papier est une excroissance de la rédaction papier. L’extension web du Monde reproduit l’ensemble des séquences du support papier. Le Monde se compose chaque jour d’un ordre invariable de plusieurs secteurs d’activités qui sont intitulés « séquences » depuis International jusqu’à Culture.

En 2000, Le Monde entre progressivement dans une troisième phase de développement avec une nouvelle version du site sous la forme d’un portail[6] baptisé www.tout.lemonde.fr. Cet effort de diversification des publics, des cultures et des moyens d’expressions ne plaît pas. Depuis le 22 janvier 2001, nous entrons dans une quatrième phase, celle de la restructuration. L’architecture du site se calque toujours sur les ressources traditionnelles du quotidien. Ce site offre des contenus particuliers réalisés par la rédaction du MIA (dossiers, pavés…) et des articles du support papier enrichis d’animations flashes et vidéos ; des chaînes thématiques au nombre de cinq et aux thèmes variés sont mises en ligne ; des services offrant la possibilité des outils de recherche avec un service d’archives payantes et une communauté virtuelle qui offre des forums de discussions découpés en section (environnement…), des sondages et des newsletters. Nom, adresse, logotype, couleurs… sont des traces qui attestent de l’héritage issu de la presse imprimée et témoignent de la stratégie éditoriale du site qui est en parfaite adéquation avec sa version papier. Les deux rédactions papier et électronique, qui ne partagent toujours pas les mêmes locaux, organisent leur activité en commun au travers d’un service de médiation : l’interface dite humaine. C’est dans cette dernière phase que nous orientons notre questionnement.

2 Présentation des quatre pôles d’intervention

Nous observons et nous présentons les quatre pôles intervenant dans le déroulement de cette mise en réseau sous pages web du Monde. Nous distinguons un pôle d’émission (la rédaction du Monde), un pôle de médiation (l’interface dite humaine), un pôle de transfert (la cellule multimédia) et un pôle de réception (la rédaction web).

·     A. La rédaction papier comprend trois cents journalistes qui sont répartis en fonction de leurs spécialités dans les différentes séquences du journal. Discussions et débats rythment chaque journée, ponctuée par trois grandes conférences de rédaction. Ces différentes conférences permettent d’éviter les oublis, les erreurs d’appréciation ou qu’un même article soit réalisé dans une autre séquence. Ces journalistes ne connaissent pas l’existence de la cellule multimédia et ne rencontrent jamais ces journalistes. Les journalistes papier ne souhaitent pas s’impliquer dans la production du site www.lemonde.fr. La réalisation de ce site leur est totalement inconnue. Aucun de ces journalistes n’est directement impliqué dans la fabrication de la version en ligne du journal papier. Pour dénommer les journalistes du web, ils utilisent souvent ces qualificatifs « eux ou là-bas » (la rédaction web) par opposition à « nous » (Le Monde). Selon les journalistes du Monde : « eux, leur fonction principale est de mettre en ligne, et nous, c’est le travail d’édition. » Ils se sentent trahis parce que ce n’est pas la même rédaction et qu’ils ne viennent pas du Monde. Pour eux, il faut créer une nouvelle branche électronique au sein de leur rédaction pour une meilleure cohérence. Il faut, selon leurs mots : « créer un arbre unique avec des racines communes. » Pour ces journalistes, l’interface dirigée par quelqu’un du Monde, qu’ils connaissent depuis longtemps, est une garantie importante. Avec l’interface, ils veulent et peuvent maintenant savoir ce que fait cette rédaction et vice versa.

·     B. La cellule multimédia se compose de trois personnes : un cadre et de deux employés. Cette équipe occupe un rôle primordial dans la mise en ligne du Monde. Elle exporte quotidiennement les articles du Monde vers la rédaction web. Elle n’appartient pas à la rédaction web et siège dans les locaux du Monde. Elle se trouve proche de l’organe de liaison et de la rédaction en chef pour agir rapidement dans les changements de dernière minute. Depuis sa création en 1996, cette cellule est méconnue, voire inconnue, dans les locaux du Monde. Son lancement n’a pas fait l’objet d’une communication interne. Ces membres ne se plaignent pas, ils sont discrets et veulent rester « peu visibles » du reste de la rédaction. Ils n’ont pas de rapports avec les journalistes du Monde et n’ont que des rapports médiatisés avec ceux du web. Ils conviennent de l’intérêt de l’implantation de l’interface. Ils y sont favorables et reconnaissent ne pas être préoccupés par la rédaction du Monde. Pour l’un de ses membres : « le site est le miroir du Monde. »

·     C. L’interface dite humaine ne compte que trois personnes : un responsable (ancien rédacteur en chef du Monde) et deux employés. Elle a une « mission officielle », celle de pour essayer de rompre le manque de coopération et de coordination entre la rédaction consacrée au support papier et celle consacrée au support électronique. Elle essaye de combler ce hiatus et de maîtriser ce qui se passe sur le web et dans la rédaction web. Elle essaye d’arrondir les angles entre ces deux rédactions et d’envisager des collaborations plus étroites.

·     D. Nous distinguons quatre sous-groupes au sein de la rédaction web : 30 journalistes web, quatre webmestres, cinq animateurs-modérateurs de forums de discussions, un informaticien et un ingénieur-réseau. Ces journalistes se lancent tous dans la mise en ligne du journal en fonction de leurs séquences. Ils ont tous une carte de presse. Ils actualisent le site, trois fois par jour à 8h30 (« Une » réalisée par la rédaction web), à 12h00 (« Une », contenu du Monde), à 18h00 (« Une » réalisée par la rédaction web) et quelque fois à 15h00 (« Une » réalisée par la rédaction web) en fonction de l’actualité. Ces journalistes peuvent construire des dossiers et écrire des articles de fond sur les sujets de leurs compétences et s’occupent aussi de la revue de presse et de la rédaction de newsletters variées. Chaque matin au cours de la réunion de conférences, ils établissent le chemin de fer de l’édition électronique. Parmi leurs revendications les plus criantes apparaissent celles concernant l’absence de locaux en commun et l’éloignement géographique. Pour eux, l’interface est le moyen de nouer des relations avec les journalistes du Monde et d’être enfin connus d’eux. Ils sont conscients du poids prépondérant des journalistes du Monde et le reconnaissent ouvertement : « On n’existerait pas sans Le Monde. » Pour la moitié, ce sont des journalistes ayant peu d’ancienneté et ceux dont la fonction n’a pas encore « toutes les lettres de noblesse » aux yeux des journalistes du Monde.

Les animateurs-modérateurs sont au nombre de cinq. Cette équipe s’occupe des forums de discussions du Monde en ligne. Ils n’ont pas de rapports avec les journalistes du Monde et ceux du web. Les quatre webmestres sont souvent comparés aux « hommes-orchestres » d’un site. Ils s’occupent des questions techniques et assurent le fonctionnement du serveur. Ils se définissent comme « un maillon entre les journalistes et le site ». Un informaticien[7] ainsi qu’un ingénieur réseau se trouvent dans la salle de rédaction. Ces deux personnes ne font que régler les problèmes techniques ou informatiques rencontrés par les journalistes web. Tous ces acteurs connaissent l’existence de l’interface et de son rôle mais ils s’interrogent : « que peut-elle apporter concrètement à la rédaction web ? »

L’explication du système des interactions permet une compréhension fine des préoccupations principales de tous ces acteurs. Ce système d’interactions naissant entre les acteurs, le site et le journal Le Monde émerge dans un contexte spécifique incluant un ensemble de règles, de normes de fonctionnement, de croyances et de visions partagées. Le journal s’appuie ainsi sur une norme de crédibilité, de référence, partagée par l’opinion publique pour tenter de légitimer son site grâce à un transfert de valeurs, du monde réel de la presse écrite au monde virtuel de l’extension web. Dans notre étude, nous constatons une juxtaposition de deux systèmes rédactionnels soutenus par la technologie et par deux passerelles : l’une humaine (l’interface) et l’autre technologique (cellule multimédia). Nous constatons que le comportement de chacun est pris dans un jeu complexe d’implications mutuelles, d’actions et de rétroactions dont une seule vision systémique permet d’en comprendre le sens et d’en déduire les logiques d’actions de chacun des acteurs.

Ces logiques d’actions permettent une mise en lumière des orientations, des perceptions du monde et des orientations des conduites de chacun des acteurs. Le Monde SA veut une interconnexion des deux rédactions. Cette interconnexion va de l’intégration informationnelle fortement formalisée (rendue possible par une information en réseau) à de la communication plus informelle au sein d’une équipe formée de personnes relevant du Monde afin de réaliser un projet commun de coordination. Cette transversalité suppose une coordination étroite. C’est également sur cette coordination que se construit le nouveau système productif. Les journalistes du Monde font peser sur tout le système leur notoriété. Pour la rédaction du Monde, il s’agit de préserver l’image de prestige du journal papier transposé sur le web. Ils veulent que leur rôle traditionnel soit toujours reconnu et préservé dans la définition qu’ils en donnent eux-même : « un rôle de journaliste qui fait strictement son métier sans s’impliquer dans la réalisation du site. » La direction du Monde, la rédaction web et le site s’en trouvent « ligotés » et n’ont plus beaucoup de marge de manœuvre. La rédaction du Monde via l’interface est l’instance dynamique du système. Elle impose un certain nombre de directives concernant la politique rédactionnelle, le traitement de l’actualité au jour le jour du site et l’organisation de l’ensemble du travail à l’équipe web.

L’analyse de cette situation de communication au Monde nous révèle que les acteurs concernés ne savent pas pour les uns et ne veulent pas savoir pour les autres, aborder la conception du site. Tout se règle dans ce milieu professionnel par une stratégie complexe et implicite de maintien d’une certaine notoriété. L’analyse nous montre le pouvoir des journalistes du Monde sur tout le système puisqu’ils peuvent faire échouer le site (exemple avec le site-portail en 2001). Le Monde est le lieu d’un débat entre ses principaux acteurs concernant la redistribution des positionnements (maintien du statut de prestige des journalistes du Monde…), la reconnaissance des identités professionnelles et la construction de normes relationnelles communes. Si le système ainsi constitué perdure malgré les dysfonctionnements et les insatisfactions que tels ou tels acteurs peuvent avoir, nous savons que c’est parce qu’il apporte des satisfactions aux uns et aux autres. Les plaintes des journalistes web peuvent être comprises comme des demandes de compréhension et d’acceptation. Ce système apporte aux journalistes du Monde le sentiment qu’ils sont indispensables à la bonne marche du quotidien et de son extension web.

La description et l’analyse du système mettent en évidence le nécessaire pouvoir de coordination est assuré par l’interface. Tout ceci apparaît aux autres acteurs comme un coup de force destiné à asseoir le pouvoir du Monde. L’explication du système des relations entre les différents acteurs apparaît pour notre étude primordiale. Le débat sur « le rôle propre » du site et de sa rédaction est crucial car il cristallise tous les problèmes de positionnement, d’identités professionnelles et de constructions des normes relationnelles de la PQN. Le système engagé dans la mise en réseau sous pages web d’un quotidien, hésite entre autonomie et interdépendance, entre complémentarité et exclusivité, entre délégation et association. A la base de notre démarche, nous constatons l’éclatement de cette situation en une diversité de configuration. Ces situations se définissent aux regards des différents acteurs qui interagissent, au regard du site qui propose du sens et au regard du cadre organisationnel qui structure le tout.

3 L’anamorphose du « journaliste classique » ?

La fonction du journaliste traditionnel en PQN avec cette mise en réseau sous pages web ne change pas ! Il nous semble erroné, au regard de nos analyses, de penser que la mise en réseau sous pages web change radicalement le rôle de ce journaliste. Il reste le même : les hiérarchies demeurent, la partition des tâches, les dysfonctionnements structurels et technologiques et les rapports de force perdurent. Mais les « journalistes classiques », qui expriment leur inquiétude devant la menace d’une diminution de leur activité, conséquence d’une augmentation des connaissances de leurs collègues non-experts. Les acteurs dits médiatiques ont peu de chance d’être éclipsés par les journalistes responsables du site.

La mise en réseau sous pages web ne remet pas en cause les fondements du métier de journaliste. Au-contraire, elle tend à valoriser la production sociale et la production rédactionnelle du journaliste classique c’est-à-dire que les lecteurs-internautes ont toujours besoin des journalistes pour trier et traiter la masse des informations. La place de la mise en ligne sous pages web dans le métier de journaliste traditionnel doit être relativisée. Nous sommes loin du modèle du Chicago Tribune décrit par Éric Klinenberg[8] où le journaliste de presse écrite devient polyvalent en jonglant avec plusieurs supports, une table de mixage, une caméra… Avec cette mise en réseau, le métier de « journaliste classique » s’en trouve partiellement modifié : la station informatique constituait déjà le support de travail essentiel et les médiateurs internes sont des agents nouveaux en PQN. Nous le répétons avec cette mise en réseau, le travail des journalistes de la PQN reste le même : préparation de la copie, correction du BAT… Nous retrouvons là tout le poids de la tradition éditoriale. Les exigences sont les mêmes et l’expérience est toujours nécessaire.

Cette mise en ligne ne doit pas signifier systématiquement la démultiplication des tâches d’une seule personne. Si le web permet de se passer de certains profils, le journaliste ne doit pas être forcément un secrétaire de rédaction, de même qu’un webmestre n’est pas forcément un ingénieur réseau… Le journaliste en PQN ne devient pas polyvalent et ne se métamorphose pas en « journaliste à tout faire » ou en « homme-orchestre ». Il faut établir des distinctions nettes entre les profils afin de ne pas tout confondre. A la différence de l’informatisation des chaînes rédactionnelles, au cours des décennies précédentes, il ne semble pas que la mise en ligne change en profondeur les habitudes de travail des journalistes traditionnels. De plus, cette mise en ligne est déléguée à d’autres journalistes qui se trouvent isolés et séparés des autres membres de la rédaction papier. Il est illusoire d’établir une séparation entre les vrais et les purs journalistes d’entreprise de presse traditionnelle et les faux et impurs journalistes de la PEL.

Les journalistes en presse écrite possèdent un savoir-faire bien spécifique constitué au fil des siècles, qui devrait revaloriser leur fonction. Toute l’histoire du journalisme montre que cette profession a fait et fait preuve de résilience face à ces nouvelles technologies tout particulièrement face aux TIC. Les journalistes admettent les reconfigurations actuelles liées à l’extension web du support papier et de sa rédaction, mais ils tentent de résister aux chocs entraînés par cette mise ligne sous pages web en préservant l’originalité de leur profession. Toute l’histoire du journalisme montre aussi qu’elle a été et est toujours une profession ouverte, aux frontières rarement stables. « On ne peut que constater, comme l’explique Nicolas Pélissier, la très grande élasticité identitaire de la profession. Celle-ci n’a jamais, on le sait, formé un bloc homogène. Mais Internet nous révèle son hétérogénéité de manière encore plus criante. Plus que jamais, la question des frontières de la profession est d’actualité. » [9]

La résilience et la « plasticité »[10] du journalisme constituent des atouts majeurs pour cette profession fort complexe à appréhender. Notre étude fait apparaître que la réorganisation de la chaîne rédactionnelle induite par cette mise en réseau place le « journaliste classique » dans une position centrale au sein de l’entreprise de presse écrite. Il est d’ailleurs significatif de constater que c’est ce journaliste qui conçoit ou, du moins impulse via une médiation, le contenu du site et l’organisation de la rédaction web. Cette mise en ligne ne signifie pas une perte de pouvoir de ce journaliste. Au contraire, il apparaît comme le gagnant de cette mise en réseau. Ainsi, la mise en ligne sous pages web d’un support papier et de sa rédaction électronique en presse écrite ne modifient pas la pratique du « journalisme classique ».

Tout comme il existe des journalistes-reporters, des journalistes-éditorialistes, des journalistes-secrétaires de rédaction… il existe un nouveau journaliste : le « journaliste-internétique ». Nous pouvons le comparer au correspondant de la presse quotidienne régionale (PQR). Ce correspondant ne remplace pas les journalistes. Cette subtile répartition des rôles permet au journal local de conserver toute l’étendue de son savoir-faire. Le « journaliste-internétique » se place lui-aussi en position de gestionnaire de flux d’information et il est aussi le représentant du journal auprès du public. Le « journaliste-internétique » maîtrise les techniques de mise en forme et sait hiérarchiser, mettre en valeur, accrocher, citer, adapter en longueur… Il a comme le journaliste traditionnel un rôle de témoin, d’observateur et de transposeur d’informations. Il développe une compétence logicielle utile mais insuffisante puisqu’il est soutenu quotidiennement dans leur travail par une maintenance informatique. Ce « journaliste-internétique » n’a pas oublié sa vocation initiale au profit d’activités relevant du management ou de l’informatique. Il est bien un salarié relevant d’une entité professionnelle dont l’objectif est la production d’une information en ligne.

Le « journaliste-internétique » est un producteur de contenus en ligne. Il rédige des synthèses et quelques produits complémentaires à l’extension web à partir de dépêches dans des délais extrêment court. Il est aussi et surtout un secrétaire de rédaction qui corrige les balises et leur emplacement via un logiciel spécialisé qui place les articles ici et là sur le site. Il est aussi et surtout un « pousseur d’informations» en ligne. Ce « journaliste-internétique » reçoit des informations « mâchées » par d’autres (« journalistes classiques », AFP ou Reuters). Il n’est pas sa propre source d’informations premières, il ne va que très rarement sur le terrain pour interroger les témoins et les protagonistes des faits. Nous sommes comme à la fin du XIXème siècle où le système médiatique voit apparaître un nouveau journaliste : le reporter. Maintenant, la presse écrite doit faire face à l’apparition d'un nouveau journaliste : « le journaliste-internétique ». Vu le flot incessant de l’information, le rôle du journaliste demeure : choix de l’information, hiérarchisation, filtrage est d’autant plus important. Le lecteur-internaute a toujours besoin des journalistes traditionnels et des « journalistes-internétiques » pour choisir et trier l’information. De ce fait, le rôle et la fonction du « journaliste classique » ne sont pas remis en cause par cette mise en réseau.

Les acteurs dits médiatiques se trouvent rejoints dans la production de l’information. Ce sont aussi d’autres acteurs dits médiatiques qui les rejoignent, nous ne revenons pas sur le rôle et la place du « journaliste-internétique. » Le point plus important est l’apparition du médiateur interne et du médiateur externe, ce dernier existe déjà pour le support papier. Le rôle du médiateur externe est endossé par les animateurs-modérateurs des forums de discussions et par les webmestres. Ce médiateur constitue un « pont humain » entre le site, le journal papier, les journalistes et les lecteurs-internautes. L’existence de ces médiateurs est primordiale puisque l’interactivité sur un site en PQN est peu développée. Le médiateur au sein d’une entreprise de presse écrite facilite l’accès à l’information partagée et les échanges entre les différents corps de métier. Le médiateur interne est une « prothèse humaine » qui pilote et guide la rédaction web séparée du reste de la rédaction papier. Ce n’est sans doute pas une évolution du journalisme mais peut-être un nouveau métier en soi. Cette mise en ligne requiert la multiplicité de nouveaux profils : les ingénieurs-réseaux pour la maintenance, l’installation et la maintenance et la surveillance des réseaux ; le personnel technique spécialisé en charge du transfert du journal ; sans oublier le rôle essentiel du pôle de médiation interne.

La juxtaposition de ces deux rédactions ou, simplement la mise en ligne sous pages web, regroupent des corps professionnels homogènes : des « journalistes classiques », « des journalistes-internétiques », des médiateurs internes et externes et des techniciens. Avec notre cas d’étude, nous le constatons, les ressources humaines hautement spécialisées en technologies numériques se trouvent externalisées. La mise en ligne n’est pas le fait des spécialistes de la PQN mais elle fédère les énergies de multiples intervenants. Est-ce que cela signifie que cette mise en ligne est l’affaire de tous ? Non, mais de ceux qui savent créer des liens, de ceux qui savent concevoir des transferts et de ceux qui savent mettre en ligne. Le développement des TIC fait donc apparaître des décideurs et des créateurs de mise en réseau en dehors du champ clos du journalisme de la PQN.

Conclusion

Le métier de journaliste en PQN ne subit pas de réelles transformations liées à cette mise en ligne qui brouillent les points de repère classiques de la profession. Comme le remarque fort pertinemment Loïc Hervouet : « les principes du métier restent bien les mêmes sur tous les supports. »[11] Nous retrouvons là tout le poids de la tradition éditoriale. Ce journaliste protége son savoir-faire professionnel et son identité, hérités d’une longue histoire complexe qui lui confère une position sociale riche et originale. Le système médiatique va laisser et laisse entrer « en son sein » des publics différents du point de vue du statut du journalisme. L’apparition d’une rédaction consacrée au web connectée en réseau technique et aussi par un « pont dit humain », le mélange des populations et l’immobilité des rôles et des fonctions sont les premiers indices du développement d’un « journalisme dit hybride ». Bien d’autres évolutions se dessineront sans doute. Il suffit pour l’instant de considérer qu’un nouveau journalisme mixte se met en place dans le champ du système médiatique. Cette mise en ligne suppose donc des alliances et des collaborations qui sont à l’origine d’une définition de nouveaux acteurs médiatiques ou non en PQN.

La mise en ligne du journal papier se déplace (en interne) à des « journalistes-internétiques » et à d’autres intervenants (médiateur interne et médiateur externe). La mise en ligne sous pages web d’un quotidien d’informations politiques et générales ne fait que conforter des situations préexistantes. Elle tend plutôt à précipiter et à rendre visible le présent malaise identitaire d’une profession qui n’en est pas à son premier. Il nous semble qu’à la lecture de nos données concernant les interactions entre leur métier et l’internet, les journalistes sont conscients qu’ils peuvent perdre encore un peu de leur prestige. Une perte liée aussi à un paysage en France constitué de supports de plus en plus spécialisés, en fonction de cibles décidées par le marketing. L’internet ne vient que renforcer cette tendance. Mais loin de renvoyer la presse écrite aux oubliettes de l’histoire, l’extension web d’un quotidien lui « offre » une nouvelle insufflation, à condition que la PQN sache l’appréhender. Comme nous l’avons souligné dans un article collectif : « dans l’attente, l’information « hors-ligne » qui demeure encore la fidèle accompagnatrice de nos bonheurs et de nos misères, a encore de beaux jours devant elle. »[12] Il en est de même pour les « journalistes classiques »de la presse écrite.

 



[1]Nous menons une enquête qualitative combinant observation participante, recueil de documents et entretiens semi-directifs centrés au sein des rédactions du Monde et du Monde Interactif de décembre 2000 jusqu’en juillet 2001.

[2]« L’approche communicationnelle » se propose d’analyser les interactions qui dépassent le niveau interpersonnel et concernent tous les domaines. La systémique et le constructivisme constituent les référents théoriques principaux de cette approche. Notre recherche s’inscrit dans la théorie sémio-contextuelle qui débouche sur l’étude des transformations des contextes dans lesquels une communication prend son sens. L’épistémologie compréhensive nous permet une appréhension des faits et du vécu des acteurs.

[3] Patrick ÉVENO. Le journal, Le Monde, une histoire d'indépendance, Paris, Éditions Odile Jacob, février 2001, P. 265.

[4] Patrick ÉVENO. Le journal, Le Monde…, op. cit., P. 182.

[5] Nous l’écrivons maintenant MIA.

[6] Un portail horizontal propose d'accéder à différentes rubriques spécialisées sans rapport entre elles.

[7] Les autres informaticiens sont des prestataires de service qui gèrent l’outil de gestion et le simplifient.

[8] Éric KLINENBERG. Journalistes à tout faire de la presse américaine. Manière de voir, Le Monde Diplomatique, Paris, bimestriel juillet-août 1999, PP. 34-35.

[9] Nicolas PÉLISSIER. La plume dans la toile. L’identité des journalistes à l’épreuve des réseaux numériques. Médiamorphoses, n°4, Paris, mars 2002, P. 49.

[10] Nicolas PÉLISSIER. Ibid., P. 49.

[11] Loïc HERVOUET. Les journalistes français saisis par Internet : usages et précautions d'usage. Les Cahiers du journalisme, N°7, Lille 2000, P. 106

[12] Denis RUELLAN et alii. L’information en ligne : un nouveau paradigme pour le journaliste ? Paris, L’Harmattan, 2002, PP. 21-63.