Claude Poissenot

Maître de conférences en sociologie

IUT « A » Université Nancy2

2ter, Bd Charlemagne

54000 NANCY

poisseno@iuta.univ-nancy2.fr

Juin 1999

 

 

 

 

USAGES ET REPRESENTATIONS D'INTERNET

 

Une enquête au Pôle Universitaire Européen de Nancy-Metz

 

 

La diffusion d'Internet fait l'objet de discours sur l'évolution de notre société et sa globalisation. Des observatoires mesurent la réalité de cette diffusion. On estime ainsi à 4% de foyers français connectés[1] depuis le premier trimestre 1999. La mesure de ce phénomène permet d'en appréhender l'ampleur et d'en dégager certaines caractéristiques. On découvre, par exemple, que les internautes « sont plus jeunes, plus riches et ont fait plus d'études que la moyenne des Français[1] ».

Prenant acte de cette situation de développement de ce nouvel outil de communication, nous souhaitons nous intéresser aux modalités d'usages et de représentations d'Internet. Nous ne pouvons nous satisfaire d'une catégorisation aussi simple que celle qui différencierait les « branchés » et les « non branchés » sur Internet. Le fait d'être connecté à Internet n'indique en rien les usages que les utilisateurs en font ni ce qu'ils en pensent. Un parallèle avec l'étude des pratiques de lecture peut permettre de bien comprendre l'enjeu de notre enquête. Les travaux sociologiques sur la lecture s'intéressent aux différentes modalités de la pratique, aux variations sociales ainsi qu'au sens que prend la lecture pour les usagers. Elles ne se limitent pas à un comptage de la proportion de lecteurs dans la population.

De plus, la focalisation sur le clivage entre « connectés » et « non connectés » tend à homogénéiser chacune de ces deux populations. De même qu'il existe plusieurs sortes de lecteurs, la population des internautes se compose également de plusieurs sous populations dont les pratiques et représentations d'Internet diffèrent. Notre objectif consiste à mettre à jour des différences à l'intérieur des internautes et à chercher ce qui structure ces différences.

 Afin de répondre à nos questions, nous avons réalisé une enquête auprès de 248 internautes[2]. Ceux-ci ont été interrogés dans un espace public : le Pôle Universitaire Européen de Nancy-Metz et plus précisément dans les locaux de Nancy. Cette institution offre l'accès libre à une salle de 12 postes de consultation d'Internet. Du fait de sa connotation universitaire, le public se compose principalement d'étudiants (64%) et plus généralement de scolaires (15%) et d'enseignants (2%). On observe toutefois la présence de 11% d'internautes se déclarant « chômeurs » ou « en recherche d'emploi ». Le fait d'interroger une population dans un cadre public implique des conséquences qu'il convient d'analyser de façon à prendre conscience de la nature de la population interrogée.

 Du fait de son origine, notre échantillon d'internautes ne saurait être déclaré représentatif de la population des internautes en général. Il doit beaucoup à son recrutement dans un espace public (certains internautes pratiquent uniquement dans leur espace privé[3]) et universitaire. Notre projet ne se trouve pas remis en cause pour autant. D'une part, si nous parvenons à mettre à jour de l'hétérogénéité dans une population a priori homogène du fait de son mode de recrutement, nous aurons contribué à la mise à jour de différenciations internes à la population des internautes. D'autre part, certains principes de variations observés chez notre population ont de fortes chances d'être observés chez d'autres. Et, dans l'hypothèse où certains usages seraient particuliers à la pratique d'Internet dans un espace public tel qu'une bibliothèque, notre enquête offre une référence en vue de comparaison[4].

 

Usages d'Internet en public

L'enquête sur les internautes révèle d'abord que cette population se caractérise par l'intensité de sa fréquentation d'Internet. Une personne sur dix déclare venir consulter Internet tous les jours et quatre sur dix plus d'une fois par semaine. Ce résultat confirme celui obtenu lors d'une enquête de fréquentation du Pôle européen[5] dans laquelle il ressortait que 75% des visiteurs de la salle de consultation Internet venait au moins une fois par semaine. L'engagement de cette population dans la consultation d'Internet est également perceptible par ses pratiques en dehors de l'espace du Pôle Universitaire Européen dans lequel ils ont été interrogés. A peine plus d'un tiers de notre population se cantonne à ce lieu public pour naviguer sur Internet. Un sur six utilise Internet dans au moins deux autres cadres que celui-ci. Cela signifie que la fréquentation d'Internet de notre population ne saurait se résumer à la fréquence de ses visites au Pôle.

Les usagers exclusifs d'Internet au Pôle (i.e. ceux qui ne déclarent pas d'autres cadres à leur fréquentation d'Internet) se distinguent des autres par une plus faible ancienneté dans leur pratique d'Internet. Cette institution fait ainsi office de lieu de découverte d'Internet pour une partie de son public. Conséquemment à cet usage exclusif, ce public utilise plus fréquemment la salle de consultation Internet que les usagers « pluri-localisés » (60% viennent plus d'une fois par semaine contre 43%). Ces derniers naviguent sur Internet d'abord dans le cadre scolaire ou professionnel (45%) puis dans le cadre familial ou amical (27%) et à domicile (22%), dans les bibliothèques (22%) ou les cybercafés (12%).

Une fois installé devant l'ordinateur de la salle de consultation d'Internet, quelles sont les modalités de leur utilisation du service ? Puisque les usagers n'ont (théoriquement) qu'une heure pour consulter Internet avant de céder leur place à un suivant, nous leur avons demandé de décrire les manières dont ils avaient utilisé Internet pendant cette heure. Leurs usages sont relativement peu exclusifs. Seul un tiers d'entre eux ne mentionnent qu'un seul usage au cours de l'heure écoulée tandis que plus d'un cinquième déclarent au moins trois modalités d'usage différentes. Une partie importante des usagers explore une pluralité d'utilisations possibles d'Internet. L'utilisation dans un cadre public et gratuit incite peut-être davantage à l'expérimentation tant celle-ci se révèle sans conséquence puisque la connexion est gratuite.

 

Tableau 1. Modalités d'usages d'Internet (plusieurs réponses possibles)

 

Non Réponses                                                                             2                              

Visite, lecture de site                                                                165                   67%   

Ecriture, messagerie                                                                 181                   74%   

Interrogation de site                                                                  59                   24%   

Téléchargement d'informations
 ou de programmes                                                               38                   15%   

Ecriture à un groupe (Forum de discussion)                          14                    6%    

Lecture de forum discussion                                                    12                    5%    

Total des répondants                                                              246                  100

 

Chez les usagers interrogés, la visite de sites se révèle l'usage le plus fréquent avec la messagerie. Ces usages qui rassemblent environ sept usagers sur dix se distinguent de pratiques plus rares que sont la fréquentation de forum de discussion ou le téléchargement d'informations.

L'analyse factorielle des correspondances multiples des usages d'Internet permet de mettre à jour des relations entre modalités de consultation d'Internet. La principale opposition (qui résume 25% de la variance totale) concerne l'utilisation de la messagerie et l'interrogation de sites. Ces deux modalités d'usages semblent incompatibles. A un usage très personnalisé fait face un autre plus impersonnel, abstrait. L'interrogation de sites se distingue de la messagerie en ce qu'elle consiste en un échange d'informations dépersonnalisées, standardisées (ex : horaires de train). Au contraire, la messagerie repose sur une représentation des échanges comme lieu de la rencontre singulière entre deux subjectivités. Internet n'échappe pas à la différenciation que les acteurs introduisent entre les relations qu'ils développent avec les autres. L'insistance mise sur l'intersubjectivité ou sur la fonctionnalité des échanges se retrouve dans l'usage d'Internet. D'ailleurs, ceux qui utilisent Internet pour interroger des sites insistent davantage sur la rapidité de cet outil de communication que les autres (54% contre 37%). Un tel résultat incline à penser que les usagers façonnent l'outil en y injectant leurs représentations du monde. Il n'existe donc pas de nécessité technique aux manières d'utiliser l'objet.

Comment les usagers parviennent-ils jusqu'au site qu'ils visitent ? Par quel cheminement y parviennent-ils ? Les usagers ont connaissance des adresses des sites d'abord par les amis (65%) puis par les moteurs de recherche (54%), les revues (34%), la publicité (17%), les annuaires WEB (14%) et enfin la télévision (9%) ou d'autres sources (7%). Le « bouche à oreille » se révèle être la forme la plus efficace dans la connaissance des sites. La logique de découvertes de sites « au fil de la navigation » i.e. par la fréquentation d'Internet (moteurs de recherches), ne serait pas exclusive ni dominante dans la diffusion des sites. Face à l'abondance de l'offre, les conseils amicaux offrent une sélection réduite et qui bénéficie du crédit particulier associé à la relation amicale. On remarque le rôle important que jouent les revues ou magazines (spécialisés ou non) dans la connaissance des sites. La relation de certains lecteurs à ce type de support se rapproche de la relation amicale en ce qu'elle se caractérise par une certaine fidélité (abonnement) et confiance inhérente au fait que les journaux sont (comme les amis) choisis parmi un grand nombre de possibles.

Dans la consultation d'Internet, les usagers opèrent une sélection qui repose également sur une évaluation des sites. Ils mettent en oeuvre des jugements pour trier l'offre disponible de sites.

 

                Tableau 2. Critères d'un bon site (plusieurs réponses possibles)

 

Non Réponses                                                                         7                              

Facilité d'accès au site                                                            165                   68%   

Facilité d'accès aux informations                                         118                   49%   

Mise en page claire                                                                  88                   37%   

Informations pertinentes et organisées                                89                   37%   

Informations récentes, exclusives                                         88                   37%   

Langue                                                                                    64                   27%   

Liens hypertextes                                                                   54                   22%   

Présence d'images et d'illustrations                                      51                   21%   

Couleurs                                                                                 31                   13%   

Originalité                                                                               32                   13%   

Autre                                                                                      43                   18%   

Total des répondants                                                           241                              

 

Premier critère d'un bon site : son accessibilité. Par la négative, le choix de ce critère met à jour les difficultés que les usagers rencontrent parfois dans leur navigation. Le succès de ce critère se nourrit de la frustration qu'engendre le désir déçu de consulter un site. Le deuxième critère est celui de l'accessibilité aux informations contenues sur le site. Les usagers tiennent à pouvoir accéder facilement aux informations qu'ils savent présentes sur le site sur lequel ils se rendent. Il faudrait approfondir ce résultat en cherchant à savoir comment les usagers évaluent cette facilité : par le nombre de clics, par des rubriques explicites ? Ensuite, les critères d'un bon site résident dans la nature des informations (récentes, pertinentes) et dans leur mise en page (claire, organisée). Les détails tels que la couleur, l'originalité, la présence d'images et de liens n'entrent pas comme des critères déterminants.

A propos de la messagerie, les usagers s'adressent principalement à des amis (57%) et à la famille (14%). Ce n'est que beaucoup plus rarement (9%) qu'ils correspondent avec ce que nous appelons des « internautes » i.e. des personnes connues exclusivement par Internet. La place plus importante occupée par les relations amicales s'expliquent partiellement par le fait que les relations familiales sont plus souvent intergénérationnelles que les relations amicales. Or la fréquentation d'Internet demeure corrélée à l'âge. Signalons que la part occupée par les messages destinés à la famille bénéficient probablement du fait qu'une partie des usagers interrogés sont des étudiants étrangers qui échangent régulièrement avec leur pays d'origine et aussi leurs parents. On prend la mesure de l'importance de cette pratique quand on s'intéresse au lieu de destination des messages envoyés. Un tiers des répondants communiquent à l'intérieur de la France, 46% avec l'étranger et 21% déclarent avoir envoyé des messages à la fois en France et à l'étranger. Un tel résultat laisse entendre que presque la moitié des internautes pratiquant  la messagerie seraient étrangers (ou en correspondance avec des étrangers). Pour eux, Internet constitue une voie pour le maintien de relations avec leur univers d'origine (familial ou amical). Ces échanges ont d'autant plus de sens que ces étudiants savent qu'ils sont provisoirement en France et qu'ils rentreront dans leur pays après un séjour plus ou moins long. A l'instar d'autres formes d'émigration, ces étudiants étrangers préparent leur retour au pays d'origine en conservant des relations sur place.

 

Formes et raisons de l'usage

Invités à expliquer leur consultation d'Internet, les usagers interrogés mettent d'abord en avant les loisirs (76%), les études (55%), d'autres motivations (23%) ou des motivations professionnelles (22%). La consultation d'Internet se déroule dans un climat dominant de détente. C'est sans doute dans cette connotation positive d'Internet que se loge son succès.

 Justifier la consultation d'Internet par les loisirs s'accompagne de caractéristiques qui ancrent la pratique de l'informatique dans le cadre domestique. Les usagers dans ce cas possèdent plus souvent un ordinateur. Ils ont appris à « naviguer sur Internet », plus que les autres, dans le cadre de relations amicales ou familiales. Ils consultent aussi un peu plus souvent Internet à leur domicile. Ces éléments laissent penser que l'usage d'Internet a d'autant plus de chances d'être vécu comme un loisir que les usagers ont acquis une familiarité avec l'informatique dans le cadre domestique. Choisir d'apprendre ou de pratiquer l'informatique à son domicile confère à la pratique (chez soi mais aussi à l'extérieur) le sens d'une activité de loisirs. L'usage domestique de l'informatique « enchante » la pratique d'Internet[6]. Les usagers dans ce rapport à Internet sont plus souvent des collégiens ou lycéens et des garçons. Consulter Internet au Pôle Universitaire Européen prend le sens d'une activité de loisirs au sens où ils ne sont pas encore engagés dans les études universitaires. De ce fait, ils justifient leur consultation d'Internet par les loisirs seulement alors que les autres associent les loisirs à un intérêt scolaire ou professionnel.

 

Les représentations d'Internet

Les comportements de lecture s'accompagnent de représentations de la pratique. Les réponses aux questions sur les lectures dépendent de la façon dont les personnes interrogées se représentent la pratique. Qu'il s'agisse du poids du discours sur « le plaisir de lire » ou de « l'effet de légitimité[2] », ces éléments sélectionnent ce que les lecteurs vont déclarer comme lecture : des romans plutôt que des catalogues de vente par correspondance.

 Internet fait l'objet d'une pluralité de discours qui sont en train d'en construire des représentations dominantes. C'est dans l'objectif de saisir ces représentations en marche que nous avons demandé aux personnes interrogées de définir Internet en trois mots. L'absence de catégorie déjà fabriquée permet d'éviter l'effet d'imposition présent dans toute enquête.

Les 611 mots ou expressions recueillies sont très variées. La catégorie « autre » dans laquelle nous avons dû nous résigner à faire entrer les réponses qui ne pouvaient rentrer dans les catégories créées, représente plus du quart des réponses. Cela manifeste des représentations encore assez ouvertes. Néanmoins, des tendances émergent déjà.

 

         Tableau 3. Représentations d'Internet.

 

Autre                                                           26

Rapidité, efficacité                                       17

Mondialisation, universel     13

Echange, rencontre                                    13

Information                                               10

Pratique, utile                                               8

Plaisir, intérêt                                                7

Connaissance, culture                                  4

Liberté                                                           1

Total                                                         100

 

 Internet rime d'abord avec rapidité et efficacité. L'expédition et la réception d'informations bénéficient de la rapidité des réseaux. Quand bien même certains discours insistent sur la lenteur de la circulation des informations, ceux-ci ne font que souligner (en creux) l'importance accordée à ce critère dans l'appréhension d'Internet. La célérité de cet outil de communication apparaît comme une nouveauté pour ses usagers. On peut d'ailleurs se demander si l'habitude prise à utiliser Internet ne risque pas de faire peser sur les anciennes techniques (courrier postal, diffusion de la presse, etc.) une impression accrue de lenteur. La rapidité de la diffusion de l'information et le sentiment partagé par les personnes interrogées de cette rapidité contribuent à orienter les usagers vers une certaine représentation de cet outil comme moyen d'information. Puisque l'information circule vite sur Internet, elle gagne en actualité et devient ainsi une caractéristique associée à ce média.

 L'autre axe majeur des représentations d'Internet par les usagers réside dans leur perception de l'outil comme cadre et à la fois symbole de relations sociales plus denses et plus larges. Ce sont plus d'un quart (26%) des qualificatifs associés à Internet qui portent sur ce thème (« échanges, rencontres » ; « mondialisation, universalité »). Les usagers perçoivent les facilités techniques propices à certaines formes de rencontre (Messagerie, Chat, Groupe de discussions, ICQ, etc..). Et parallèlement, la simplicité et la rapidité de l'accès à autrui débouchent sur une représentation mondialisée de l'univers. Les frontières spatiales et temporelles auraient disparu pour céder la place au sentiment universel face à ces abolitions. Il existerait un sentiment partagé d'indifférenciation face à la réduction des frontières habituelles. Ces représentations ne signifient pas que les frontières ont réellement disparu et que nous sommes entrés dans l'ère de la « communication globale ». Il convient de distinguer ce qui relève du discours technique de ce qui appartient à l'appropriation des outils de communication par les usagers.

Même si ces représentations d'Internet sont plus fréquentes, elles ne sont pas exclusives d'autres. Ainsi, d'autres personnes interrogées insistent davantage sur la dimension fonctionnelle ou plaisante de cet outil.

Comment s'articulent les représentations d'Internet ? Les personnes interrogées pouvaient citer jusqu'à trois qualificatifs (ils sont 85% à l'avoir fait), quelles cohérences peut-on déceler à l'intérieur de leurs réponses ?

 


Analyse factorielle des correspondances multiples. Les représentations d'Internet (premier et deuxième facteur)

 

 

 

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L'analyse factorielle permet de dégager des convergences et des oppositions à l'intérieur des représentations que les personnes interrogées se font d'Internet. La principale opposition concerne la fonction dévolue à cet outil de communication. Une conception « égoïste » fait face à une conception « relationnelle ». Dans un cas, Internet est perçu comme un outil de satisfactions personnelles : Internet est jugé utile, pratique mais aussi plaisant, intéressant. Dans l'autre, les personnes interrogées mettent en avant la dimension relationnelle d'Internet. Outil d'échange, de rencontre, d'informations, Internet conduit au sentiment de vivre dans un univers mondialisé où les différences individuelles cèdent la place à un destin collectif, solidaire.

 A cette opposition principale fait suite une secondaire entre les deux représentations précédentes et d'autres. Ce troisième ensemble rassemblerait les autres qualificatifs associés à Internet i.e. ceux dont la variabilité a été telle qu'elle a nécessité le recours à la construction d'une catégorie « autre ».

L'opposition dans ces représentations d'Internet se traduit ou s'accompagne de différences dans l'apprentissage et l'utilisation d'Internet. La conception « égoïste[7] » prend naissance dans le cadre d'un rapport à Internet médiatisé par les amis et/ou la famille. Les personnes interrogées dans ce cas se distinguent par le fait qu'ils utilisent davantage Internet aussi dans le cadre familial ou amical (35% contre 17%). C'est dans ce cadre qu'ils ont appris à « surfer » (50% contre 36%) et par ce biais qu'ils ont connaissance des sites (71% contre 64%). Ces représentations conduisent aussi à expliquer plus souvent leur utilisation par les loisirs (81% contre 70%). La conception relationnelle prend naissance dans un rapport à Internet où n'apparaît pas le cadre amical ou familial. Plus précisément, elle émerge dans le contexte d'une solitude doublée d'une utilisation des médias. Les personnes interrogées dans ce cas déclarent plus souvent utiliser Internet dans le cadre d'autre(s) bibliothèque(s) (25% contre 17%). Ils ont appris plus souvent seuls au Pôle (65% contre 51%) ou par les livres (16% contre 7%). Ils connaissent les sites davantage par les revues (40% contre 22%) ou la télévision (13% contre 4%). Le rapport relationnel à Internet naît dans un cadre de relations amicales ou familiales qui semblent plus lâches. On l'observe chez les usagers dont la consultation d'Internet paraît solitaire et dont les intermédiaires ne font pas partie du cercle amical ou familial mais sont des professionnels de l'information (bibliothèque, livres, revues, télévision). L'insertion dans un réseau amical ou familial serait une condition de l'émergence de représentations plus « égoïstes » d'Internet.

 

 

Internautes au masculin, internautes au féminin

Après avoir décrit les usages et représentations d'Internet, cherchons à mettre à jour des principes de variations. Quelles différences observe-t-on entre plusieurs catégories d'utilisateurs ? Comment rendre compte de ces écarts ?

L'identité sexuelle fait partie des principes de variations à l'oeuvre dans nombre d'aspect de l'existence. Les enquêtes sur les pratiques culturelles des Français[3] mettent en évidence des différences entre hommes et femmes sur les comportements de lecture : les femmes lisent davantage et pas la même chose que les hommes. S'agissant de l'informatique, on sait[8] que les hommes sont nettement plus souvent plus équipés que les femmes (35% contre 20%) et que parmi la population équipée, les hommes utilisent l'informatique plus que les femmes. Ces éléments laissent entrevoir l'existence de différences entre hommes et femmes dans l'utilisation d'Internet.

Notre échantillon d'utilisateurs d'Internet se compose à peu près à parité d'hommes et de femmes (53% contre 47%). Les femmes viennent aussi souvent consulter Internet au Pôle que les hommes. Le fait que la salle de consultation d'Internet soit intégrée à un espace public à connotation scolaire et adjacente à une bibliothèque favorise sans doute la fréquentation de cet espace par les femmes[9]. A l'appui de cette thèse, se trouve le niveau légèrement plus élevé de satisfaction des femmes à l'égard de l'ambiance de la salle d'Internet. La connotation masculine de cet outil n'est pas fondée quand on la compare à la réalité de la pratique que l'on peut observer dans un tel espace public.

Cette parité n'efface pas les différences entre ces deux populations. La population masculine paraît plus précoce : elle se compose de plus de collégiens ou lycéens que la population féminine (21% contre 8%). Malgré cette précocité, les hommes se distinguent par une ancienneté plus grande dans la consultation d'Internet : 30% déclarent l'utiliser depuis plus de 2 ans contre 11% chez les femmes. Les hommes sont davantage familiers d'Internet que les femmes qui viendraient au Pôle acquérir de l'expérience dans un cadre rassurant et (relativement) féminisé.

 Afin de neutraliser les différences qui seraient liées à la présence plus forte de collégiens et lycéens dans la population masculine, nous proposons de comparer hommes et femmes à l'intérieur de la seule population des étudiants. La tendance globalement observée à la satisfaction des femmes à l'égard du Pôle se confirme chez les étudiantes. Elles déclarent davantage que leurs homologues masculins consulter Internet uniquement dans ce cadre (81% contre 66%). Plus largement, leur consultation d'Internet prend place au sein d'un usage scolaire. Ainsi, quand elles déclarent consulter Internet ailleurs, c'est plus souvent dans le cadre scolaire (57% contre 43%) et moins dans celui d'une relation amicale ou familiale (17% contre 34%). Internet reste attaché à l'univers scolaire. Ainsi, les étudiantes déclarent plus souvent que cet outil est utile ou pratique, que les étudiants (29% contre 17%). Ceux-ci utilisent davantage de qualificatifs. Ils associent Internet à la mondialisation (42% contre 26%), à l'information (28% contre 16%) et au plaisir (26% contre 19%). Ces différences dans les représentations connaissent une traduction dans les pratiques : les étudiantes impriment plus souvent le résultat de leur recherche que les étudiants (38% contre 29%). Et, malgré l'effectif insuffisant, il semble qu'elles cherchent à imprimer davantage des documents de travail tandis que les étudiants imprimeraient plutôt des documents pour les loisirs. Ceux-ci procèdent à du téléchargement un peu plus souvent que les étudiantes  (18% contre 11%). Non seulement la nature des informations recherchées mais aussi le mode d'appropriation de ces informations (impression ou téléchargement) différeraient entre étudiants et étudiantes. Reste que les représentations des étudiantes ne se résument pas à la dimension scolaire puisqu'elles sont également plus nombreuses que les garçons (36% contre 26%) à voir dans Internet un outil d'échange, de rencontre.

 

 

Navigation en solitaire, navigation en équipage

Le cadre de sociabilité des visites participe à la définition de la pratique à laquelle se livrent les usagers. Venir seul ou à deux ne renvoie pas à la même situation : certains comportements sont particuliers à la visite en solitaire et d'autres à la visite à deux. Le rapport à l'outil de communication sort de l'interaction homme-machine quand une tierce personne entre dans l'interaction. Le jeu des interactions s'élargit, certaines règles propres à l'interaction sociale s'introduisent dans la situation.

La consultation d'Internet en solitaire s'observe plus souvent chez les hommes et les étudiants de 3ème cycle. De façon complémentaire, ce sont les femmes et notamment les étudiantes de 1ère année qui composent la population des Internautes en équipage. La surreprésentation des femmes dans les visites à deux s'explique non par leur propension intrinsèquement plus grande à la sociabilité mais par une  inexpérience plus fréquente. On observe en effet que la propension à venir seul ou à deux dépend de le la familiarité avec Internet. Ceux qui consultent Internet depuis plus de deux ans viennent beaucoup plus souvent seuls que ceux qui ont moins d'un mois de pratique (87% contre 36%). Or, dans notre échantillon, les femmes sont plus souvent inexpérimentées que les hommes. Mais, parmi les débutants sur Internet (moins d'un mois d'ancienneté dans la consultation), les femmes ne viennent pas plus souvent à deux que les hommes. La navigation en équipage prend donc largement le sens d'une forme d'initiation à Internet. La fréquence plus élevée des visites en équipage chez les étudiants de premier cycle s'inscrit dans ce type d'interprétation. Pour ceux qui débutent, venir seul demande à la fois de se familiariser avec l'espace de la salle de consultation (il faut arriver jusqu'à l'ordinateur) et acquérir le savoir-faire minimal permettant de rendre intéressante la navigation. La visite à deux facilite l'introduction à cet univers inconnu. Les usagers ne sont plus seuls face à leur inexpérience, ils peuvent affronter cette situation avec plus d'aisance.

 Quelles sont les conséquences qu'entraînent le fait de venir seul ou à deux dans les usages d'Internet ? Tout d'abord, les visiteurs solitaires sont plus réguliers dans leurs visites : ils viennent davantage plus d'une fois par semaine (55% contre 40%). Ensuite, leurs comportements entrent en cohérence avec le mode de sociabilité de leurs visites. Plus souvent que les visiteurs à deux, les navigateurs solitaires déclarent avoir appris à consulter Internet seuls au Pôle (62% contre 45%). Pour autant, ce mode de visite semble propice à des échanges mais par voie numérique. Les visiteurs solitaires déclarent en effet plus souvent faire de la messagerie que les autres (78% contre 61%). Tout se passe comme si les usagers éprouvaient le besoin d'être seuls pour composer leurs messages électroniques.

Les navigateurs en équipage utilisent Internet de manière différente de celle des navigateurs en solitaire. La co-présence génère des pratiques spécifiques qui invalident l'idée selon laquelle l'usage d'Internet dépendrait moins du cadre d'usage de la technique que des principes inhérents à la technique. Ils viennent moins souvent (une fois par semaine) sans doute parce qu'il est plus difficile d'harmoniser deux emplois du temps. Peut-être à cause de leur accompagnateur, ils ont répondu plus brièvement au questionnaire en donnant une seule réponse là où ils auraient pu en donner plusieurs. L'enquêtrice a perturbé la relation en cours. La visite à deux prend place dans le cadre d'une socialisation amicale ou familiale de la consultation d'Internet (dans neuf cas sur dix, l'accompagnateur est un « ami »). Ceux dans ce cas citent plus souvent le cadre amical ou familial comme autre lieu de navigation (37% contre 23%). Ils déclarent apprendre par des conseils amicaux ou familiaux plus que les autres (62% contre 35%), et tiennent plus souvent de ces sources leurs adresses de sites (77% contre 60%).

 Au total, la navigation en solitaire apparaît chez les férus d'Internet mais aussi chez les amateurs de messagerie tandis que la navigation en équipage s'observe surtout chez les débutants. En phase « d'acculturation à Internet », ces derniers partagent des représentations peut-être plus stéréotypées d'Internet que leurs homologues solitaires : c'est utile (31% contre 19%), rapide (49% contre 37%), un plaisir (26% contre 17%). Ces représentations peuvent apparaître comme communes au double sens de partagées par les participants à cet équipage mais aussi plus généralement partagées par l'univers dans lequel celui-ci évolue. La sociabilité s'appuie sur les représentations communes en même temps qu'elle les renforce.

 

Les effets de la familiarité

Les usagers de la salle de consultation d'Internet se différencient les uns des autres par leur expérience dans l'utilisation de ce mode de communication. J.-C. Passeron[4] a montré l'importance que revêt le « capital de familiarité » dans la fréquentation des bibliothèques. C'est à force de sillonner les rayons de la bibliothèque que certains usagers parviennent à se repérer et à s'approprier le fonds et le classement offerts. L'acquisition de ce capital demande une lente imprégnation i.e. du temps pour que les usagers assimilent les coordonnées du lieu.

Internet possède en commun avec les bibliothèques le fait de rassembler un grand volume d'informations variées. Les internautes, comme les usagers des bibliothèques doivent se repérer dans l'immensité de cette offre mais sans la dimension spatiale inhérente aux bibliothèques. Reste qu'Internet suppose une familiarisation avec ce système d'informations i.e. avec l'organisation des informations offertes mais aussi avec la manipulation de l'outil. Ce qui sépare les « débutants » des « chevronnés » c'est la position qu'occupent les usagers sur cette échelle de familiarité[10]. L'ancienneté de la fréquentation d'Internet constitue un indicateur de cette familiarité en train de se construire mais il est insuffisant car cette familiarité demande une fréquentation intense d'Internet. C'est la raison pour laquelle notre indicateur de familiarité prend ces deux éléments en considération. Les « peu familiers » utilisent Internet depuis moins d'un mois ou depuis moins d'un an mais l'utilisent alors moins d'une fois par semaine au Pôle. A l'autre extrême, les « très familiers » naviguent sur Internet depuis plus de deux ans ou depuis un ou deux ans mais dans ce cas plus d'une fois par semaine. Les usagers « assez familiers » occupent une situation intermédiaire entre les deux précédentes.

La familiarité avec Internet clive notre échantillon d'abord entre hommes et femmes. Les premiers sont plus aguerris dans l'utilisation de cet outil que les secondes (47% contre 28%). Un tel résultat confirme tous les résultats qui soulignent la connotation plutôt masculine de l'activité informatique dont Internet fait partie. Le deuxième critère de différenciation n'est pas le même dans les deux sous populations. Chez les hommes, c'est la position dans le cursus universitaire qui se révèle la plus déterminante : les étudiants de deuxième et troisième cycle comportent davantage d'habitués que ceux de premier cycle (62% contre 22%). Chez les femmes, l'âge apparaît comme le deuxième critère. Celui-ci distingue moins les très familières de celles qui le sont peu mais fait varier la fréquence de l'absence de routine : les femmes de moins de 25 ans entrent plus souvent dans la catégorie des visiteurs peu familiers que celles qui ont dépassé les 24 ans (40% contre 23%). La familiarisation avec Internet demande du temps ce qui donne une primauté aux plus âgés. Mais là où seul l'âge compte pour les femmes, chez les hommes c'est la progression dans le cursus universitaire. Comme si la familiarisation des hommes devenait inévitable avec l'évolution de leur parcours universitaire. Il deviendrait plus difficile de ne pas être familier de la consultation d'Internet quand on est un étudiant de deuxième ou troisième cycle. Cela s'explique principalement par le type d'étude suivi par les étudiants et les étudiantes. Parmi ceux de deuxième ou troisième cycle, les étudiants suivent nettement plus souvent une formation à caractère scientifique ou technique que les étudiantes (36% contre 7%). Or c'est surtout dans ce type de cursus que la manipulation de l'informatique s'impose.

Comparer les usagers très familiers d'Internet avec ceux qui le sont peu ouvre la voie à deux types d'interprétation. De même que les différences d'âge peuvent être analysées comme des effets d'âge ou de génération, de même les écarts de familiarité sont susceptibles d'être interprétés comme la conséquence d'un processus en marche ou comme des différences irréductibles à la seule conséquence de l'écoulement du temps. Dans un cas, les comportements des très familiers sont indicatifs des futurs comportements de ceux qui le sont peu. Dans l'autre, les différences sont interprétées comme le produit de populations différentes par leurs structures et leurs histoires.

La composition respective des populations de visiteurs très familiers et peu familiers plaide en faveur de la thèse de l'effet de génération. La surreprésentation d'hommes et d'étudiants en disciplines scientifiques ou techniques suggère que leurs comportements et représentations diffèrent au-delà de la seule différence de familiarité. Ainsi, les internautes très familiers procèdent plus souvent au téléchargement que ceux qui le sont peu (22% contre 9%). Cet usage semble dépendre principalement de la filière universitaire suivie : à niveau de familiarité constant, les étudiants en sciences et techniques mènent ce type d'opération plus souvent que ceux en lettres ou sciences humaines. Le temps ne saurait faire disparaître des différences plus structurellement ancrées. De même, si les très familiers ont davantage une représentation d'Internet en termes de sources d'information tandis que les peu familiers insistent plutôt sur la notion d'échange, c'est aussi en raison du déséquilibre dans la composition sexuelle de ces deux groupes. Nous avons vu que les hommes étaient plutôt sensibles à la notion d'information et les femmes à celle d'échange.

Pour autant, l'opposition entre très et peu familiers peut être interprétée comme une différence entre habitués et débutants. L'accompagnement amical s'affaiblit au fur et à mesure de l'accroissement de la familiarité. La visite à deux permet l'accumulation d'une aisance indispensable au passage à la visite en solitaire qui caractérise fortement les très familiers (84% contre 53% des peu familiers). La découverte d'Internet s'effectue progressivement. Alors que les débutants sont centrés sur un usage (48% contre 29%), les habitués en déclarent plus souvent trois au cours de leur heure de consultation. En se familiarisant avec l'outil, les habitués découvrent d'autres possibles et les mettent en oeuvre. Les débutants expérimentent Internet d'abord par l'interrogation de sites (35% contre 15%). C'est une fois devenus très familiers de l'outil qu'ils se servent presque tous de la messagerie (85% contre 47%). Et dans l'utilisation même de la correspondance électronique, la familiarité avec l'outil a des conséquences. Alors que les débutants se consacrent principalement à de la correspondance à l'intérieur des frontières nationales (52% contre 21%), les habitués correspondent également à l'étranger (54% contre 32%). Comme si, avec le temps, les habitués avaient eu l'occasion de rencontrer des correspondants étrangers à l'occasion de la préparation de séjour ou autre. Les débutants utiliseraient la messagerie à titre plus expérimental pour éprouver la technologie avec des interlocuteurs dont ils se sentiraient plus proches tant géographiquement qu'affectivement. Se familiariser avec Internet consiste aussi à acquérir une autre démarche pour prendre connaissance des sites à visiter. Alors que les débutants mentionnent la télévision (14% contre 5%) et que ceux qui sont assez familiers, les amis et relations (72% contre 57%), les habitués citent davantage les moteurs de recherche (63% contre 48%) et les annuaires de sites (19% contre 9%). Avec le temps s'acquiert l'assurance et les Internautes se détachent des prescriptions extérieures pour se fier au résultat de leur propre recherche grâce à des outils particuliers à Internet.

La familiarisation avec l'outil se double d'une familiarisation avec le système d'offre i.e. le cadre dans lequel les internautes sont placés pour consulter Internet. Contraints de devoir s'inscrire à l'avance pour réserver une machine, les usagers se satisfont plus ou moins de ce système. Les habitués sont les plus nombreux à se déclarer très satisfait (24% contre 16%). Ils ont intégré dans le cadre de leur usage la nécessité de réserver un ordinateur. Ce système leur permet d'avoir la certitude de pouvoir se connecter. Les habitués donnent le sentiment de percevoir l'intérêt du service qui leur est offert. Ils en semblent presque dépendants : c'est parmi eux que l'on observe la part la plus grande de visiteurs étant venus très décalés par rapport à leurs horaires habituels (23% contre 10%). « Qu'importe la tranche horaire disponible pourvue qu'il soit possible de se connecter ! » telle semble être la devise des habitués. Utilisateurs de messagerie plus que les autres, les très familiers veulent relever leur boîte aux lettres électroniques et sont prêts pour cela à se satisfaire des plages horaires disponibles : les usagers de messagerie viennent plus souvent dans des horaires très éloignés de leurs horaires habituels que les autres usagers (20% contre 9%). La familiarité se mue en accoutumance : cela ne signifie pas que tous les internautes qui débutent risquent de devenir dépendants mais qu'une partie de ceux qui continuent à fréquenter le Pôle européen ont des chances de le devenir. Que ce soit à titre ludique ou « sérieux », leur utilisation de la messagerie nécessite un relevé fréquent de leur boîte aux lettres électronique. La messagerie apparaît comme une modalité de familiarisation avec Internet et la fréquentation de la salle de consultation : ceux qui utilisent ce service viennent davantage plus d'une fois par semaine que les autres (59% contre 31%).

 

Conclusion

L'analyse sociologique des usages et représentations d'Internet ouvre la voie à une rupture avec la perception commune. Etudier les usages dans leur réalité, permet de les distinguer de ceux qui découlent de l'analyse de la fonctionnalité de l'outil. De même que les pratiques de lecture ne sauraient se résumer à l'ensemble des pratiques que les supports rendent possible, de même, les internautes n'exploitent pas la totalité des usages possibles d'Internet. Ils se concentrent sur certains et oublient les autres. La variabilité des usages a pour condition la familiarité avec l'outil. C'est à force de fréquenter Internet que certains explorent d'autres modalités d'utilisation.

Si tous les usagers n'exploitent pas toutes les fonctionnalités de l'outil, il reste à comprendre pourquoi certains se concentrent sur un type d'usages et d'autres sur un autre type.

 Les représentations que les usagers se font d'Internet explique en partie la façon dont ils l'utilisent. La conception « égoïste » d'Internet s'accompagne d'un rôle important des amis dans l'utilisation d'Internet à l'inverse de la conception « relationnelle ».

 Les usages varient également en fonction des appartenances sociales des Internautes. Nous avons montré que les utilisations d'Internet différaient selon l'identité sexuelle des usagers mais aussi selon qu'ils viennent seuls ou à deux, qu'ils ont une longue expérience d'Internet ou non. A l'instar d'autres pratiques, Internet divise le public selon ses caractéristiques. Il n'y a pas de fatalité technique à l'usage d'Internet mais bien une appropriation de l'outil par des usagers qui ne se ressemblent pas tous. Chaque groupe social d'usagers investit la technique à partir de ses attentes, désirs ou habitudes. Chaque public investit certains usages et en délaisse d'autres. Internet forme une source supplémentaire pour la différenciation sociale. La spécificité des usages tient aussi au jeu de différenciation entre groupes sociaux. Le rapport à Internet des uns dépend de celui des autres. Par exemple, les différences entre hommes et femmes reposent largement sur la connotation masculine de l'outil. Les femmes s'approprient alors l'outil davantage dans une finalité scolaire pour mieux se distinguer des hommes qui donnent le sentiment d'apprécier Internet pour lui-même. A l'image des pratiques de lecture, celles d'Internet font l'objet de différenciation sociale.

 Parallèlement à la diffusion d'Internet, se met en place une connotation d'Internet qui dépend et modèle la manière dont les différents groupes sociaux l'utilisent et l'utiliseront. Reste à savoir comment se fabrique la connotation sociale d'une pratique et comment cette dernière façonne le comportement des acteurs.

La mise en place de services d'accès à Internet dans les bibliothèques et centre de documentation contribue à la production de l'image sociale de cet outil. Celui-ci prend les couleurs de ces institutions en même temps que ces dernières bénéficient de l'image de modernité qu'Internet véhicule. Cela signifie que cet outil acquiert son statut de source de savoir partiellement grâce à son adoption par les centres de ressources documentaires. Et si les usagers d'Internet en bibliothèques ressemblent aux autres, on ne peut s'empêcher de penser que subsistent des différences inhérentes à la singularité de la fréquentation de ce type d'espace.

 



[1]Selon une étude médiamétrie publiée dans Le Monde du 7 juin 1999.

[2]Cette enquête a pris naissance dans le cadre d'un groupe « projet thématique » de deuxième année « Métiers du livre » de l'IUT de Nancy-Verdun en 1999. Nous remercions les étudiants qui ont participé et permis cette enquête.

[3] Si on conserve la comparaison avec la lecture, les lecteurs en bibliothèque ne ressemblent pas exactement à ceux qui ne fréquentent pas ce lieu. Ils tendent à lire davantage et des lectures plus reconnues.

[4]Il n'existe en effet pas beaucoup d'enquêtes sur les usages d'Internet en bibliothèque.

[5]Cette autre enquête s'est déroulée en avril 1998. Pendant quinze jours, tous les visiteurs remplissaient (dans la limite de un par jour) un questionnaire rapide. Ce sont ainsi 2567 questionnaires qui ont été recueillis parmi lesquels 62% l'ont été par des personnes déclarant fréquenter la salle de consultation d'Internet.

[6]Dans le parallèle avec la lecture, les discours dominants suggèrent que l'Ecole ne parviendrait pas à donner le plaisir de lire. Celui-ci aurait d'autant plus de chances d'apparaître dans le cadre domestique ce qui rend partiellement compte de l'importance de la prise en charge de la lecture par certains parents à travers la lecture aux enfants avant de dormir, l'abonnement à des revues de lecture ou la fréquentation de bibliothèques.

[7]Nous désignons ainsi ceux qui qualifient d'Internet par des notions se rapportant au plaisir ou à l'utilité. Nous les opposons aux « relationnels » qui choisissent la notion d'échange ou d'information.

[8]D'après l'enquête SVM/GFK de février 1999.

[9] Que ce soit dans la population des 15 ans ou plus ( Cf. O. Donnat, Op. Cit.) ou chez les adolescents (C. Poissenot, Les adolescents et la bibliothèque, Paris, BPI/Centre G. Pompidou, 1997), on constate une surreprésentation des femmes dans les bibliothèques.

[10] On distingue la familiarité de la compétence. Si la première génère habituellement la seconde, cela n'est pas systématique. Nous cherchons ici à mesurer la familiarité plus que la compétence au sens où il existe une nécessaire familiarisation avec le cadre d'utilisation (salle, horaires, public..).



[1] « 5,5% de foyers sur Internet ! » in Science et Vie Micro, n°168, février 1999, p. 58.

[2]P. Bourdieu in Pratiques de la lecture, R. Chartier (dir.), Marseille, Rivages, 1985, p. 223.

[3]O. Donnat, Les pratiques culturelles des Français, Paris, La documentation Française, 1998.

[4]J.-C. Passeron, « Images en bibliothèque, images de bibliothèques » in Bulletin des bibliothèques de France, T. 27, n°2, 1982.