Claude Poissenot
PUBLICS ET NON PUBLICS ADOLESCENTS :
LES BIBLIOTHEQUES ACTRICES ET SPECTATRICES DE LA SELECTION
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Introduction :
- La persistance de la question des adolescents en bibliothèque
Les sections jeunesse se sont développées par opposition à
l'omniprésence des sections adulte. Avant les 70s, les sections
jeunesse étaient rares. Le développement par opposition aux adultes a
favorisé la préférence pour les plus jeunes et donc n'a pas permis de
tenir compte des ados et de leur position intermédiaire entre enfance
et âge adulte. A présent que les sections jeunesse sont devenues
choses banales, les conditions sont réunies pour s'intéresser à ce
public oublié.
En 1991, C. Rives[1] écrit :
« l'adolescence représente toujours pour les bibliothèques le trou
noir où disparaissent des générations de lecteurs enfants
amoureusement formés ».
- Deux préalables à toute réflexion :
+ les adolescents : une population plurielle :
Cette population possède des caractéristiques communes qui rend
légitime leur rassemblement dans un seul ensemble (mes prédécesseurs
ont bien montré que les adolescents sont occupés par la construction
d'une identité personnelle).
Il reste que si tous doivent procéder à cette construction, ils ne
sont pas tous placés dans une même situation sociale ce qui génère des
identités, des attentes, des goûts et des comportements différents.
Par exemple, Pascal Duret[2] montre
bien qu'il existe des variations importantes dans la façon dont les
jeunes se représentent l'identité masculine. Les attributs physique de
la virilité pour les filles sont plus variés que pour les garçons :
les premières insistent sur davantage de critères dont l'allure, le
regard alors que les garçons insistent davantage sur les mêmes
attributs (force, muscle..). Mais à l'intérieur même des garçons, la
définition de la masculinité connaît de fortes variations selon
l'origine sociale. Les jeunes de milieu moyen ou supérieur intègrent
davantage que leurs homologues de milieu populaire les demandes
féminines pour une plus grande indifférenciation entre les sexes. Ils
sont plus coquets et insistent davantage sur la qualité de la relation
psychologique avec les filles. A l'inverse, en milieu populaire, les
garçons insistent plus sur la différence avec les filles tant en
matière de comportement, d'apparence ou de répartition des rôles. De
ce fait, des jeunes garçons de même âge sont dans des situations très
différentes alors même qu'ils peuvent pratiquer la même activité (ex :
un jeune de milieu populaire à propos d'autres de milieu moyen ou
supérieur quand il va « pousser de la fonte » en club de gym : « il y
a même des types au club qui font les « abdos fessiers » ou les
« assouplissements », ce sont des cours pour nanas. Quand je passe
devant eux je leur dis « bonjour mesdemoiselles » pour les vanner »
(p. 27).
L'origine sociale, le quartier de résidence, le sexe, l'établissement
scolaire fréquenté conditionne les sociabilités et finalement les
comportements des adolescents dans toute leur diversité. Comprendre
les manières dont les jeunes perçoivent et utilisent la bibliothèque
demande de tenir compte de cette pluralité des population
adolescentes.
+ les non usagers sont des usagers qui votent avec leurs pieds
La réflexion sur les bibliothèques ne tient pas toujours assez compte
de ceux qui ne fréquentent pas cet équipement culturel. Le sens que
prend la fréquentation de ce lieu réside également chez ceux qui ne le
fréquentent pas. Pourquoi ne pas venir ? Qu'est-ce qui retient cette
fréquentation ? En creux, ils permettent de dresser un portrait du
sens de la fréquentation. Ce raisonnement serait le même pour un PMU,
un magasin de vêtement (Hermès ou Tati) ou autre. La non fréquentation
n'est pas seulement un geste négatif qui signale un manque (de lecture
ou même d'assurance à l'égard de la bibliothèque) et la fréquentation
un acte positif. Il faut pouvoir imaginer que la non fréquentation
soit un comportement logique étant donné le décalage entre l'univers
culturel de la bibliothèque et celui de ce non usager. Comme le disait
J.-C. Passeron[3] à Hénin-Beaumont
en novembre 1981 : « une fois les moyens donnés, un groupe n'adopte
une pratique que si cette pratique a un sens dans sa culture » (p.
287). Par exemple la non fréquentation peut être tout à fait logique
pour la grande partie des jeunes pour lesquels la lecture est loin de
constituer un plaisir. A l'inverse, la bibliothèque recrute
« normalement » ceux qui sont en phase avec cette définition de la
pratique de la lecture.
- La question des adolescents sous
l'angle de la fréquentation ou non des bibliothèques.
Dans cette intervention, je voudrais me focaliser sur la question de
la fréquentation ou non de cet équipement par les adolescents.
D'autres travaux ont porté sur le rôle de la bibliothèque dans les
trajectoires de certains jeunes (De la bibliothèque au droit de cité) ;
d'autres portent sur les sociabilités juvéniles dans la bibliothèque
(contrat BPI/DLL en cours) ou la violence dans ces équipements (F.
Soldini à Marseille). Mon point de vue présente l'intérêt d'intégrer
les non usagers dans une réflexion sur les bibliothèques.
Partant d'un constat : tous les adolescents ne sont pas dans les
bibliothèques, nous chercherons à en rendre compte. Les bibliothèques
sont spectatrices de la sélection : elles assistent à l'évitement dont
elles font l'objet. Le fatalisme d'une partie de la profession des
bibliothécaires est légitime car la non fréquentation des adolescents
échappe pour une part à ce qui leur est offert. Mais je fais
l'hypothèse que les bibliothèques participent à cette sélection. Ce
point de vue permet de ne pas sombrer dans un fatalisme confortable
pour l'esprit mais disqualifiant toute action. Mon hypothèse est que
la bibliothèque sélectionne ses usagers par ce qu'elle offre et par
les manières dont elle l'offre. Tous les détails de la mise en forme
de l'offre contribuent à la sélection du public des bibliothèques sans
que les professionnels en aient toujours totalement conscience.
I- Qui sont les non usagers ?
A force de voir passer des usagers nombreux et variés, le risque est
grand de ne plus percevoir qu'il existe des différences dans la
composition de ces deux populations. Ces différences sont porteuses de
sens sur les obstacles invisibles mais pourtant bien réels que
certaines catégories de population doivent franchir pour pousser les
portes de cette institution. Il convient de remettre en cause l'idée
que le libre accès correspond à l'entrée de tout le monde. Pour
pousser les portes d'une bibliothèque, il faut oser le faire (i.e.
penser que l'on ne sera pas de trop) et avoir quelque chose à y faire
ce qui n'est pas le cas pour tout le monde.
Quelles sont les caractéristiques qui forment des « obstacles » ou au
contraire des « passerelles » vers la fréquentation des
bibliothèques ?
- une origine sociale populaire
L'enquête de F. de Singly[4] sur
les jeunes de 12 ans et leur mère a permis de montrer que la
probabilité de fréquenter une bibliothèque extra-scolaire diminuait
avec l'origine sociale des jeunes. On passe de 50% chez les jeunes de
milieu supérieur à 40% en milieu moyen et 33% en milieu populaire.
Si on regarde chez les jeunes de 15-19 ans (grâce au cédérom sur les
Pratiques culturelles des Français), le résultat précédent est
partiellement confirmé. Les jeunes de parents CPIS ou Prof.
Intermédiaire ont une chance sur deux d'être inscrit dans une
bibliothèque ou médiathèque contre une sur trois pour les jeunes issus
d'un chef de famille employé et un sur quatre pour les jeunes dont le
chef famille est ouvrier.
Ce résultat suggère qu'il existe une distance plus ou moins grande
entre l'univers culturel de la bibliothèque et celui en vigueur dans
l'environnement familial. Les bibliothèques conviennent davantage aux
jeunes de milieu moyen et supérieur. Elle parvient moins facilement à
capter les jeunes de milieu populaire sans doute par ce qu'elle offre
et la manière dont elle l'offre (pour reprendre JCP).
- un rapport distant des parents et de
leurs enfants avec l'école
La fréquentation des bibliothèques dépend également de la proximité
des usagers potentiels avec l'école. Avoir côtoyer longtemps l'école
et avoir reçu d'elle des jugements favorables accroît les chances de
visiter soi-même les bibliothèques mais aussi celles de ses enfants.
D'après l'enquête Lire à 12 ans, les enfants dont les parents sont les
moins familiers avec l'école (ils ont tous les deux fréquenté l'école
primaire ou le collège, ou un des deux est allé jusqu'au lycée mais
l'autre s'est arrêté en primaire) ont une chance sur 3 d'être inscrit
dans une bibliothèque alors que ceux dont les parents sont les plus
familiers (les deux parents ont fréquenté l'enseignement supérieur)
ont plus d'une chance sur deux d'être dans ce cas. L'école fournit un
ensemble de dispositions, de goûts, d'habitudes qui se retrouvent dans
les bibliothèques. Dans un article (à paraître dans un prochain BBF ?)
j'ai montré (pour les adultes) que la propension à fréquenter les
bibliothèques est systématiquement plus élevée chez les plus diplômés,
quel que soit l'intensité de l'investissement dans la lecture. En
clair, à niveau égal de lecture, les plus diplômés ont toujours des
chances plus fortes de fréquenter les bibliothèques ce qui confirme
l'idée qu'ils se sentent particulièrement à l'aise dans ce lieu.
L'efficacité du rapport à l'école s'observe chez les jeunes eux-mêmes.
Les bons élèves ont plus de chances d'être inscrits à la bibliothèque
que les élèves moyens ou mauvais. Seul dans la classe moyenne
observe-t-on que l'inscription varie peu selon le niveau scolaire
comme si l'inscription était « obligatoire ».
L'excellence en Mathématiques apparaît comme un critère positif ce qui
fait de la bibliothèque un lieu recrutant l'excellence scolaire
indépendamment de la nature de celle-ci (l'excellence en français
augmente les chances de fréquenter ce lieu). La bibliothèque
n'accueille pas seulement les bons élèves, elle attire également ceux
qui apprécient l'école.
Le goût pour l'école apparaît déterminant dans la fréquentation des
bibliothèques principalement chez les jeunes de parents peu diplômés.
Les jeunes acquièrent une familiarité et un intérêt pour des
connaissances promues par la bibliothèque dont ils ne disposent pas
dans leur cadre familial.
La non inscription des jeunes prend sa source dans une distance à
l'univers culturel de la bibliothèque et de l'école. Ce n'est pas un
endroit pour eux qui développent d'autres pratiques de loisirs absents
de la bibliothèque.
Il faut toutefois noter que l'investissement dans l'école peut générer
des comportements de mise à distance de la bibliothèque. C'est le cas
de Carine qui ne reprend pas sa carte l'année de sa cinquième. Elle
émet des doutes sur la qualité proprement scolaire de l'offre de la
bibliothèque : « Les BD c'est pas tellement culturel ». Carine
anticipe sur les valeurs littéraires qui la jugeront plus tard. Pour
d'autres, tel David, abandonner la bibliothèque leur apparaît
nécessaire pour accroître l'investissement dans l'école. La
bibliothèque forme une trace d'un passé d'une lecture insouciante
(souvent de BD) avec laquelle ils veulent rompre pour se fondre dans
la norme scolaire de lecture.
- Une formation scientifique
La proximité des enfants comme des parents avec l'univers scolaire
favorise la venue des premiers à la bibliothèque mais cette proximité
ne résume pas la totalité des éléments qui favorisent ou entravent
cette fréquentation. L'effet de la familiarité avec l'école a, en
partie, pour condition de se traduire en pratiques de lecture. Ainsi,
la nature des études suivies implique inégalement un engagement
habituel dans la lecture.
L'enquête sur les Pratiques culturelles des Français confirme cette
idée. Les diplômés de lettres, langues ou sciences humaines lisent
davantage que les autres (successivement Médecine, pharmacie et
métiers de la santé ; Arts ; Economie, gestion, droit, commerce ;
Sciences et techniques). Certaines formations conduisent davantage
vers la lecture que d'autres. S'il fait partie de la définition des
diplômés de lettres de lire beaucoup (presque la moitié sont de gros
lecteurs), c'est moins le cas de ceux de droit, économie ou sciences
(un tiers sont gros lecteurs). Les pratiques de lecture n'échappent
pas aux « matrices disciplinaires de socialisation[5] » qui façonnent les lecteurs. Il
semble même que celle-ci soit plus déterminante dans l'intensité de la
pratique que la hauteur même du diplôme possédé. Les titulaires d'un
diplôme de premier cycle de lettres, langues ou sciences humaines
lisent davantage que ceux d'un diplôme de deuxième ou troisième cycle
en sciences et techniques (46% contre 40% sont gros lecteurs ; 48%
considèrent qu'ils lisent beaucoup contre 33%).
- des parents moins investis dans la
lecture et la bibliothèque
La fréquentation des bibliothèques par les adolescents dépend du
rapport de leur environnement familial avec la lecture et ses
institutions. Quelle que soit la familiarité des parents avec les
valeurs scolaires, les jeunes de parents faiblement investis dans la
lecture sont systématiquement moins souvent inscrits que ceux qui
bénéficient de l'exemple de parents engagés fortement dans la lecture
(Cf. tableau I.3 in C. Poissenot, Les adolescents et la bibliothèque,
Paris, BPI/Centre Pompidou, 1997, p. 46.). Ce résultat ne surprend
pas : il confirme l'idée que la proximité des modalités de
socialisation familiale avec les valeurs des institutions favorise le
rapport des jeunes avec ces dernières. B. Lahire[6] a ainsi montré comment l'échec
scolaire puisait sa source dans un décalage entre les modalités de
cette socialisation familiale avec les valeurs scolaires tant pour le
rapport à l'écrit que pour le rapport à l'ordre ou à l'autorité.
L'exemple de la fréquentation parentale des bibliothèques est aussi
très efficace. Les jeunes dont les parents ne sont pas inscrits en
bibliothèque ont 3 à 4 fois moins de chances de l'être eux-mêmes que
ceux dont les parents en sont aussi usagers. L'exemple des parents
apparaît plus important chez les jeunes de parents peu diplômés que
chez ceux de parents qui le sont beaucoup. La vertu de l'exemple
parental se retrouve s'agissant de la réinscription ou non. Le fait
d'être issu d'une famille dans laquelle au moins un parent est inscrit
accroît fortement les chances de rester inscrit. Quand la bibliothèque
prend place dans le cadre « normal » ou habituel de la vie des jeunes,
ceux-ci la fréquentent plus facilement. Inversement, quand elle
apparaît comme un lieu « étrange » pour leurs proches, les jeunes ont
moins de chances de s'y rendre.
- des jeunes moins engagés dans la
« lecture »
L'effet de la socialisation familiale se retrouve dans l'incidence de
l'engagement des jeunes dans la lecture sur leur venue à la
bibliothèque. Ceux qui fréquentent ce lieu lisent-ils autant ou plus
que ceux qui restent à l'extérieur ? Aiment-ils davantage lire ?
Lisent-ils la même chose ?
Les résultats sont sans ambiguïté. Plus les jeunes sont engagés dans
la lecture, plus vous avez de chances de les voir. Le fait d'avoir
appris à lire sans problème, d'aimer lire et de lire beaucoup favorise
la fréquentation des bibliothèques ce qui confirme l'association entre
lecture et bibliothèque, au-delà même de la transformation de
certaines bibliothèques en médiathèques. Pour certains jeunes qui
n'aiment pas ou seulement un peu lire, les parents interviennent en
poussant à l'inscription ou en refusant des velléités de non
réinscription. Si la bibliothèque accueille les lecteurs, elle recrute
plus facilement les lecteurs de romans (par opposition à la lecture
des BD et livres-jeux). Elle sélectionne aussi davantage les lecteurs
qui ont intériorisé les catégories scolaires de repérage des livres.
Ainsi, d'après l'enquête de F. de Singly, plus les jeunes sont en
mesure d'associer un titre à un auteur, plus souvent ils sont inscrits
en bibliothèque. La fréquentation de ce lieu demande une « compétence
littéraire » inégalement répartie dans l'univers social. Elle
s'observe aussi plus souvent quand les jeunes font de leur lecture un
sujet de conversation régulier entre amis.
Tous ces comportements se cumulent. L'accumulation de « ressources
littéraires » accroît globalement les chances des jeunes d'être
inscrit en bibliothèque. C'est surtout vrai chez les jeunes de parents
les moins diplômés (52% contre 18%). Chez les plus diplômés,
l'accumulation a un effet positif jusqu'à un niveau intermédiaire de
ressources avant de se traduire par un effet négatif. Cela signifie
que chez les jeunes de parents très diplômés, les plus grands lecteurs
tendent à se détourner de la bibliothèque dont ils peuvent et
cherchent à se passer étant donné l'assurance de leur rapport à la
lecture et l'environnement familial qui est le leur.
Lieu de promotion de la lecture, la bibliothèque accueille d'abord
ceux qui sont « convertis » à « la lecture » i.e. à un rapport
particulier au livre : lire des romans identifiés par leur auteur,
avec plaisir et en faisant de ces lectures un sujet de conversation.
Ce portrait ressemble à ce que les professionnels pourraient qualifier
(s'ils s'en autorisaient) de « bon public » par opposition au
« mauvais ».
Il convient de relever que, au cours de l'adolescence, l'attrait pour
la lecture diminue. Baudelot[7] et
consoeurs ont bien montré que la lecture connaissait une certaine
désaffection entre le collège et le lycée. Cela conforte l'idée que
les bibliothèques sont pour une part spectatrices de la désaffection
des jeunes pour la lecture.
- des garçons
Les enquêtes sur la lecture montrent toutes un investissement plus
grand des femmes dans la lecture par rapport à celui des hommes. C'est
vrai chez les adultes mais F. de Singly a montré que dès 12 ans des
différences importantes existaient. Les filles consacrent plus de
temps à cette pratique et apprécient davantage la lecture que les
garçons. Les filles lisent plutôt des romans alors que les garçons se
tournent davantage vers la bande dessinée et les livres-jeux.
Cette différence de comportements explique pour une part importante la
surreprésentation des adolescentes dans les bibliothèques. Les garçons
viendraient moins dans les bibliothèques car celle-ci promeut une
pratique partiellement féminisée. On l'observe dans l'échantillon de
Lire à 12 ans ainsi que dans la cohorte de 9-10 ans constituée à
Rennes où les filles représentent 60% contre 40% les garçons. Le suivi
de la cohorte permet de voir que la disparition des garçons se
poursuit après cet âge puisque vers 13-14 ans, 47% des garçons ont
toujours leur carte contre 55% des filles. D'après l'enquête Pratiques
Culturelles des Français, chez les scolaires et étudiants, les filles
sont plus souvent inscrites à une bibliothèque que les garçons.
Reste que la féminisation des bibliothèques ne s'explique peut-être
pas seulement par des différences de comportement de lecture entre
garçons et filles. A niveau égal d'engagement dans la lecture et à
type de lecture identique, les garçons quittent systématiquement plus
souvent la bibliothèque. J'observe un résultat comparable chez les
adultes à partir de l'enquête Pratiques culturelles des Français : à
niveau égal d'intensité de lecture, les grands lecteurs sont moins
souvent membres des bibliothèques que les grandes lectrices.
Indépendamment donc de l'intensité et de la forme de l'engagement dans
la lecture des garçons et des filles, la bibliothèque recrute plutôt
les secondes.
¨ La bibliothèque apparaît comme un
signe de la présentation de soi comme « littéraire » or cette
définition de soi s'observe plus souvent (2 fois plus d'après une
enquête sur les 12-13 ans réalisée en 1990 à Rennes sous la direction
de F. de Singly) chez les filles que les garçons.
¨ Pour cette raison entre autre, les
bibliothèques attirent un personnel plus féminin (notamment en section
jeunesse) ce qui doit contribuer à la connotation féminine du lieu et
donc à en détourner les garçons.
¨ Un effet boule de neige doit
s'observer : plus les garçons quittent la bibliothèque, plus celle-ci
devient un lieu de filles et détourne encore davantage les garçons.
Nous savons à présent qui sont les jeunes qui ne franchissent pas les
portes de la bibliothèque. Nous avons également entrevu quelques
pistes permettant d'expliquer leur non fréquentation (distance à
l'école et à la lecture, identité sexuelle..). En cela, on peut
considérer que la bibliothèque est spectatrice de la non venue de
certains jeunes. Elle n'est pas à l'origine du rapport à la lecture ou
à l'école.
II- Comment la bibliothèque sélectionne les adolescents ?
Dans cette seconde partie, je voudrais changer de point de vue sur la
question du rapport entre les adolescents et la bibliothèque.
- Réintroduire la bibliothèque comme
acteur
Si certains jeunes ne viennent pas, c'est qu'ils considèrent ce lieu
comme leur étant étranger. La question devient alors : en quoi la
bibliothèque peut-elle paraître étrangère à certains jeunes ? Notre
hypothèse consiste à penser que les jeunes savent ce qu'est une
bibliothèque, ce qu'ils peuvent en attendre, qui la fréquentent et
qu'ils décident de venir ou non en fonction de ce qu'ils savent ou
croient savoir. Leur perception des bibliothèques peut résulter d'une
connaissance directe (par des visites dans le cadre scolaire ou de
copains), indirecte (par le témoignage de parents, frères, copains, de
la télé..) ou imaginaires (représentations lointaines de ce type de
lieu).
- Les modalités de sélection du
public :
Dès lors, on peut chercher à identifier quels sont les signes que la
bibliothèque envoie à ces jeunes de la même façon que d'autres
pourraient chercher quels sont les éléments de la FNAC qui lui
permettent d'attirer les adolescents. Il s'agit alors pour nous de
déconstruire tous les éléments qui composent l'offre des
bibliothèques. Pour chacun d'eux il nous faudra examiner dans quel
mesure il pourrait être à l'origine de la sélection d'une partie du
public adolescent.
· L'implantation géographique
L'endroit où se trouve une bibliothèque apparaît comme crucial dans la
fréquentation dont elle peut ou non faire l'objet. Se trouve-t-elle à
proximité du lieu de résidence des jeunes ou à proximité de leur
établissement scolaire ? Dans ce dernier cas, les adolescents ont
probablement plus de chances de venir à la bibliothèque.
A Rennes, une nouvelle bibliothèque (le Landry) s'est implantée juste
à côté du collège (lui aussi récent) ce qui lui vaut une fréquentation
assez massive de collégiens qui l'utilisent comme une sorte de CDI
bis. Cela induit un type de fréquentation bien particulier autour des
usages parascolaires.
A Laxou, la médiathèque se trouve à 100 mètres du lycée professionnel
du bâtiment. Cela lui permet d'accueillir quelques élèves (toujours
dans une faible proportion) qui ne viendraient sans doute pas si elle
était plus éloignée. D'ailleurs, cette médiathèque tourne le dos
géographiquement (et symboliquement) à un quartier populaire et
accueille assez peu d'habitants de ce quartier comme pour confirmer
que la distance culturelle, quand elle est accompagnée d'une distance
géographique rend la fréquentation très improbable. C'est ainsi que la
médiathèque de Nancy, implantée dans un quartier très bourgeois du
centre ville n'accueille pratiquement aucun élève de lycée
professionnel.
Ces éléments confirment ceux issus d'une enquête réalisée à Marseille[8] où il est apparu que la proportion
d'ouvriers était d'autant plus importante que ceux-ci disposaient
d'une bibliothèque à proximité.
· l'architecture
Si l'implantation est importante, l'architecture du lieu l'est
également. La taille et l'aspect du bâtiment donnent des indications
sur ce qu'il abrite comme activité et populations. La tendance des
architectes et des municipalités à concevoir des bâtiments de prestige
(formes inédites, matériaux nobles, taille imposante, etc.) ne
s'accorde pas toujours avec le recrutement des fractions les plus
éloignées de la culture dominante de la population. L'aspect même du
lieu indique ce qu'ils vont pouvoir trouver à l'intérieur à savoir des
biens suffisamment précieux pour qu'ils méritent un édifice si
impressionnant et conçu pour durer longtemps.
Par exemple : une médiathèque vient d'ouvrir ses portes à St
Jacques-de-la-Lande dans l'agglomération de Rennes. Elle est bien
implantée au coeur d'un quartier d'habitation (dont des HLM) et à
proximité d'une moyenne surface commerciale. Son architecture est en
revanche particulièrement sélective : l'immeuble sombre en une sorte
de marbre noir est plaqué sur toute sa façade, de lignes horizontales
en béton assez rapprochées ce qui en rend la perception difficile.
Cela confère à la bibliothèque un caractère sacré, elle apparaît comme
un temple (est-ce de cette manière que l'on peut désacraliser la
lecture ?). L'entrée n'est pas de plain-pied, il faut monter quelques
marches pour accéder à une sorte d'allée couverte (comme dans un
cloître) et à l'entrée de la médiathèque. La façade est ornée d'une
eaux-fortes assez grande représentant un penseur en train de
feuilleter un livre la main sur le crâne (il s'agit de Lucien Herr,
bibliothécaire influent de l'Ecole Normale Supérieure à la fin du
XIXè). Cela conforte l'idée de temple de la lecture au sens d'un
temple de la pensée. Les jeunes qui jouaient devant aux rollers
jetaient un regard teinté d'étrangeté à cet édifice.
Mais l'architecture moderne n'a pas l'apanage de l'architecture
impressionnante. Les anciennes bibliothèques municipales étaient
également très impressionnantes pour certaines d'entre elles. A
l'occasion de son 250ème anniversaire, la Bibliothèque municipale de
Nancy a réalisé un ouvrage richement iconographié rassemblant des
témoignages d'usagers de ce lieu[9].
Un nombre important de ceux-ci convergent pour souligner l'impression
que produisait ce bâtiment ancien qui enserre un petit jardin dans sa
forme en U, ainsi que le vaste escalier en pierre qui mène à la salle
de lecture aux boiseries anciennes.
· l'aménagement de l'espace intérieur
Une sociologie de l'espace peut chercher à savoir comment les groupes
sociaux et les individus investissent certains espaces et pas
d'autres. Autrement dit comment les rapports entre les groupes et les
individus se retrouvent dans l'espace. S'agissant des bibliothèques,
on peut se demander quels espaces sont conçus pour les adolescents et
comment sont-ils perçus par cette population.
Le cas général c'est que (l'enquête menée par Marine Dormion
confirmera peut-être mon propos) les bibliothèques prévoient l'accueil
des adultes et des enfants mais beaucoup moins des adolescents.
Ceux-ci n'ont pas de place à eux ce qui explique pour une part sans
doute importante leur absence dans ces lieux. Où se mettre quand on
est chez soi nulle part ? Les adolescents sont en phase de
construction d'une identité personnelle : ils veulent et doivent
rompre avec leur enfance sans être encore en mesure de se retrouver
complètement parmi les adultes. Ils y sont contraints par le contrôle
social qui s'exerce entre eux. Ce contrôle social rend par exemple
difficile la visite avec la mère à partir du collège : « Maintenant
j'ai l'âge d'aller tout seul » ou un autre « mes copains y allaient
sans doute sans leur mère alors que moi d'y aller avec ma mère.. ça
aurait été.. ça fait un peu.. vaut mieux être pareil que les autres ».
Dans ces conditions, on comprend pourquoi ils ne peuvent plus
fréquenter les sections enfantines qui leur renvoient une image avec
laquelle ils veulent et sont obligés de rompre. On peut aussi
comprendre que le pire des aménagements consisterait à faire devoir
passer les adolescents par la section jeunesse pour accéder à un
espace qui leur serait destiné : ce serait le meilleur moyen de faire
fuir ces jeunes. De même, faire cohabiter les jeunes avec les
bébés-lecteurs et leur mère paraît impossible. Une bibliothèque de
Seine-et-Marne est ainsi désemparée par les conséquences de l'afflux
des jeunes mamans : les collégiens (voire même les CM) et notamment
les garçons désertent ce lieu dans lequel ils ne se retrouvent pas
i.e. dans lequel ils ne trouvent pas l'image qu'ils aimeraient
trouver.
On peut alors se poser la question de savoir comment organiser
l'espace d'une bibliothèque quand on veut accueillir les adolescents ?
De ce qui précède, il ressort d'abord qu'il convient de chercher à
donner un espace qui leur soit a priori destiné afin qu'ils aient le
sentiment d'être reconnus en tant qu'adolescent dans l'institution
qu'ils fréquentent. Ensuite, il semble qu'il faille promouvoir une
continuité spatiale de l'offre entre enfants et adolescents. A Rennes,
j'ai pu comparer la capacité de six bibliothèques à conserver leur
public de jeunes. Une de celle qui perd le plus d'usagers est la
bibliothèque centrale (implantée dans un quartier bourgeois) : la
section enfantine (0-13 ans) est séparée de la section destinée aux
adolescents. Pour aller de la première à la deuxième, il faut sortir,
entrer dans le bâtiment principal (commun à la BU de droit), monter un
escalier et passer devant l'administration. Arrivés dans cette
section, les plus jeunes risquent d'être déroutés par le changement
dans l'offre : la décoration est plus austère, les murs tapissés de
livres dont une partie sont tournés vers les études (fonds philosophie
important par exemple). A l'inverse, la bibliothèque qui conserve le
mieux ses jeunes usagers (61% sont toujours inscrits cinq après le
début de l'enquête contre 48% dans la précédente) est implantée dans
un quartier populaire mais elle offre une continuité : enfants et
adolescents arrivent par le même endroit dans une grande salle mais
les adolescents vont d'un côté et les enfants de l'autre. Au fur et à
mesure qu'ils grandissent, les enfants peuvent faire des incursions
dans le secteur destiné aux plus âgés et inversement, les plus âgés
peuvent revenir discrètement vers des lectures de réassurance (J'aime
Lire, BD..) sans se compromettre.
· le fonds
En quoi le fonds contribue-t-il à sélectionner le public et donc le
non public ? Pour répondre à cette question, on peut schématiquement
distinguer les politiques d'acquisition selon qu'elles sont plutôt
tournées vers l'offre ou vers la demande. Dans le premier cas, le
fonds proposé correspond à ce que les professionnels de la lecture
jugent devoir proposer au public. C'est une politique de « qualité »
i.e. tournée vers l'offre de ce que, ceux qui sont en mesure de juger,
trouvent de qualité. Une politique de la demande correspond en
revanche à ce que les gens souhaitent et implicitement à ce que les
professionnels jugent de « mauvais goût ».
Cette opposition entre politique d'offre ou de demande doit être
nuancée. Les politiques d'offre rencontrent une certaine demande,
celle de ceux qui s'accordent avec les critères prônés par les
professionnels. Globalement, si les bibliothèques recrutent davantage
chez les publics de classe moyenne et supérieure, c'est que les choix
de livres faits correspondent davantage à leurs goûts. Leur politique
est plus tournée vers l'offre que vers la demande ce qui exclut tout
une partie de la population. Sur ce point, ma position diverge de
celle tenue par ma collègue A.-M. Bertrand pour laquelle « renoncer au
projet culturel, c'est aussi renoncer au projet politique de
démocratisation : en se contentant de répondre à la demande, on ne
démocratise pas, on enferme - dans du déjà connu, déjà vu, déjà lu,
déjà pensé, dans le prêt-à-penser de la pensée unique et du
politiquement correct[10] ». Cette
position est généreuse et intellectuellement satisfaisante. Il reste
que le rôle culturel de la bibliothèque a pour limite la fréquentation
de ce lieu. Faut-il que les citoyens entrent dans cet équipement
culturel pour bénéficier de ses vertus !
La théorie des oeuvres passerelles selon laquelle il serait acceptable
de proposer des livres de piètre qualité pour amener les usagers vers
des oeuvres meilleures, prend place dans une conception universaliste
de la Culture. Pour Pierre Bruno, cette théorie « s'inscrit dans une
vieille tendance des groupes dominants à se penser non seulement comme
des groupes exemplaires mais aussi comme des groupes plus « évolués »,
les cultures autres étant souvent pensées en termes d'évolution non
encore achevée[11] ».
La bibliothèque ne propose pas seulement un fonds :
- Elle met en valeur certains aspects
de ce fonds par une multitude de moyens (table de nouveautés, mise à
l'écart de certains fonds..). A travers la présentation de sa
collection, c'est l'image que les usagers se feront de la bibliothèque
qui est en jeu. L'idée de mettre les périodiques en premier apparaît,
par exemple, comme une bonne façon de mettre en confiance les lecteurs
les moins sûrs d'eux.
- Elle véhicule un discours sur la
lecture marqué par un a priori : lire est un plaisir. Ce discours
devient normatif dès lors qu'il est tenu par des professionnels du
livre (bibliothécaires, libraires ou enseignants). Pour les jeunes qui
rencontrent des difficultés à lire, lire n'est pas un plaisir. Ils se
trouvent alors à devoir faire face aux difficultés techniques de
maîtrise de la lecture auxquelles s'ajoute la stigmatisation
qu'entraîne le fait que pour eux la lecture n'est pas un plaisir mais
une épreuve. Patrick déclare ainsi : « j'aime pas lire et je sais pas
lire.. c'est pour ça que j'aime pas lire.. si je sais lire mais je
bégaye quand je lis... ».
- Elle cherche à constituer une
collection i.e. qu'elle raisonne davantage en termes de catalogue que
de fonds réellement disponible i.e. ce qui reste de la collection
quand elle est appropriée par les usagers. Toutes les bibliothèques
ont la collection complète de Tintin mais il est souvent difficile de
trouver un album précis de Tintin. A ne pas vouloir posséder de
doublon, les bibliothèques peuvent perdre une partie de leur public.
Un jeune qui prend sur lui d'entrer à la bibliothèque parce qu'il a
besoin d'une information précise (comment nourrir mon Hamster ? Qui
était le gardien de but de l'équipe de foot de Lille lors du dernier
match de la saison 99-2000 ?) risque de se détourner de ce lieu s'il
ne trouve pas une réponse. Et quand bien-même on lui dira que le livre
est sorti, il pensera « il n'y rien dans cette bibliothèque ! ».
La question du fonds est particulièrement cruciale car c'est le point
le plus fréquemment souligné par les non usagers quand on leur demande
ce qui leur donnerait envie de fréquenter une bibliothèque municipale.
La réponse « y trouver tous les genres de livres que j'aime lire » qui
arrive largement en tête en général (60% contre 37% pour l'accueil)
atteint 71% chez les 15-24 ans[12].
· les autres supports
Les supports offerts sélectionnent les publics qui y sont plus ou
moins attirés. Par exemple, la féminisation des bibliothèques
s'explique en partie par la féminisation de la pratique de la lecture.
L'ouverture des bibliothèques à d'autres supports est susceptible de
modifier le recrutement du public.
Une enquête sur des collégiens usagers et non usagers montre[13] que les garçons sont plus attirés
que les filles par la proposition de cédéroms et de connexion
Internet. Ce résultat confirme un autre établi par A.-S. Chazaud[14] à la BPI.
La proposition d'un secteur discothèque attire du public. A la
Médiathèque de Nancy, plus de la moitié de la population des usagers
(60%) détient une carte qui permet l'emprunt de disques. Ce support
attire plus particulièrement les jeunes et les garçons. A Nancy, les ¾
des étudiants ont un abonnement Livres+disques contre la moitié des
étudiantes. Ne pas offrir ce support se traduirait par une perte
importante de public. On peut aussi se demander quels sont les effets
de la collection proposée sur la sélection des usagers qui viennent.
Suffit-il de mettre un rayon Rap pour que les jeunes des quartiers
périphériques poussent les portes d'une bibliothèque ? Qu'est-ce qui
explique la moindre féminisation du secteur disque ? (le support ? le
personnel ? les disques proposés ?)
· les animations
Par la promotion dont elles peuvent faire l'objet hors des murs de la
bibliothèque, les animations forment une occasion de recruter ou non
de nouveaux usagers. S'il s'agit de chercher à faire venir des non
usagers, notamment les jeunes garçons, la proposition de clubs de
lecture ou d'atelier de lecture ou d'écriture risque de se traduire
par un échec. Promouvoir la lecture (i.e. la capacité à déchiffrer un
texte) aujourd'hui passe sans doute davantage par l'écran (qu'on le
veuille ou non).
· le personnel
Dans l'enquête citée, la modalité « qu'on y soit bien accueilli et
conseillé » arrive en deuxième position de ce qui pourrait motiver une
fréquentation d'une bibliothèque. A l'évidence, le personnel fait
partie de l'offre proposée aux usagers. S'il est difficile d'aborder
ce sujet (par son caractère sensible : les enseignants et les
chercheurs se laissent-ils volontiers évaluer ?) il apparaît certain
que les bibliothécaires contribuent à la sélection du public.
Plusieurs cas (plus souvent en CDI qu'en bibliothèque) m'ont montré
que le personnel qui ne souhaite pas recevoir de jeunes usagers arrive
à ses fins en leur réservant un accueil dissuasif. Inversement,
d'autres parviennent à capter et fidéliser davantage de jeunes.
Tout ce qui peut générer de la proximité avec les jeunes et leur
univers contribue à capter cette population. A Rennes, par exemple, un
jeune interrogé s'est montré très sensible au fait que la
bibliothécaire habitait le quartier. Il y voyait un signe de partage
d'un même univers.
· les règles
La sélection des jeunes usagers s'effectue aussi par l'intermédiaire
des règles imposées par la bibliothèque à propos de l'emprunt des
documents et des comportements des usagers.
Plus ou moins explicitement, la bibliothèque s'attend, quand elle
prête des documents, à ce que ceux-ci soient rendus à temps et en bon
état. Certains parents renoncent à inscrire leurs enfants parce qu'ils
redoutent que ceux-ci ne détériorent ou n'égarent les livres
empruntés. Renoncer à l'inscription revient à se prémunir de
difficultés à venir. Certains jeunes intériorisent cette contrainte et
redoutent leurs frères ou soeurs cadets. Ces réticences s'observent
plus souvent en milieu populaire à la fois parce que les conditions de
vie (logement exigu, familles nombreuses) accroissent les risques de
mauvais traitement des livres mais aussi parce que, se sentant
étrangers à l'univers de la bibliothèque, ils redoutent davantage une
mise en cause que les membres de classes moyennes ou supérieures plus
préparées à assumer ce type de situation.
La bibliothèque impose à ses usagers des normes de comportement : il
convient de ne pas manger, courir ou faire de bruit dans cet espace
consacré à la lecture. De ce point de vue, la bibliothèque sélectionne
ses usagers un peu comme l'école ses bons élèves. Comme l'a montré
G. Felouzis, les mauvais élèves « tendent vers des comportements de
chahuts plus fréquents ». Ils ont du mal à rester concentrés et
silencieux très longtemps. De même qu'à l'école, à la bibliothèque ce
type de comportement peut justifier l'exclusion de l'établissement.
Certains jeunes refusent ces normes car elles sont les mêmes à la
bibliothèque qu'à l'école. L'adéquation du comportement des jeunes aux
règles de la bibliothèque dépend également de leur capacité à se
soumettre à une autorité. B. Lahire[15] a montré que l'inculcation de cette
capacité dans le cadre familial, crée les conditions d'un succès à
l'école. On peut dans cette direction présumer que cela augmente aussi
les chances de fréquenter durablement les bibliothèques.
Il est probable que la manière d'appliquer la règle du silence et du
calme soit à l'origine d'une sélection sociale des jeunes usagers. Il
est probable aussi qu'une souplesse trop grande se traduise par une
désaffection du public « traditionnel » des bibliothèques. C'est un
des points qui confirme l'idée que les bibliothèques doivent composer
entre des attentes contradictoires de publics différents.
Les règles en vigueur dans la bibliothèque vise un public composé
d'individus. En effet, le calme, le silence permet à chacun de
conserver sa concentration. En conséquences, la fréquentation de la
bibliothèque par des groupes d'adolescents pose problème à cet
équipement qui se révèle « inadapté ». Comment penser l'accueil des
groupes d'ados ? Faut-il remanier ou aménager les règles en vue
d'accueillir ce public ? Il est probable que la fréquentation en
« bandes » s'observe davantage chez les jeunes de milieu populaire ce
qui signifie que l'application de la règle du silence favorise une
sélection sociale.
· les modalités d'inscription et
d'usage
La bibliothèque ne laisse pas sortir ses documents sans recueillir un
minimum d'informations sur l'emprunteur. Cela implique d'entrer en
contact avec un membre du personnel, de sortir de l'anonymat et de
s'engager dans la fréquentation et l'usage de la bibliothèque[16]. Certains jeunes usagers ne sont pas
prêts à vouloir se déclarer et encore moins à faire un usage régulier
du lieu et du fonds.
Par contraste, on peut remarquer le succès récent et massif des
distributeurs automatiques de cassettes-vidéo. Les clients viennent
quand ils veulent, dotés de leur seule carte bleue et sans avoir de
compte à rendre sur leur choix. Ce succès est peut-être le signe d'un
souhait accru de privatisation des choix personnels. Ce souhait est
peut-être d'autant plus aigu qu'il concerne des choix moins valorisés
et valorisant étant donné l'état du système de valeurs hiérarchisant
les productions culturelles (au sens large). Certains choix sont plus
difficiles à assumer que d'autres (indépendamment même de question
morales).
· les autres usagers
Tous les éléments que nous venons d'examiner contribuent à la
sélection du public. Le dernier élément réside dans les effets du
public sur la sélection du public. Les jeunes sont sensibles à leur
image auprès de leurs pairs et d'eux-mêmes. Leur image dépend de qui
les entoure. Dans les Adolescents et la bibliothèque, j'ai montré
comment la visite avec la mère devenait de plus en plus difficile pour
les jeunes à partir du collège. Ils ne souhaitent pas être vus par des
amis en compagnie de leur mère car cela les infantilise. De ce fait,
les jeunes n'apprécient pas d'être mélangés à d'autres publics qui
leur renverraient une image insatisfaisante d'eux-mêmes. Pour cette
raison la coexistence avec les bébés, avec les mamans ou les personnes
âgées doit être mal perçue. Un des atouts des CDI c'est d'offrir aux
jeunes un lieu où ils retrouveront uniquement des jeunes de leur âge.
Une jeune fille dans un collège où les 6è et 5è avaient leur propre
CDI appréciaient visiblement la formule par le confort qu'elle confère
à ne se voir entourer que de pair(e)s.
Les publics se mélangent parfois mais ils s'excluent mutuellement
souvent. Si une présence trop massive de personnes âgées peut
détourner les jeunes, un investissement massif (et bruyant) de la
bibliothèque par les jeunes se traduira probablement par une fuite des
personnes âgées. L'aménagement des lieux doit tenir compte de cette
contrainte de devoir faire cohabiter des publics aux attentes et aux
comportements différents. C'est pourquoi, j'ai des doutes quant au
succès des initiatives visant à mêler les publics en regroupant les
lieux indépendamment de l'âge des usagers.
A travers la mise en forme de l'offre des bibliothèques, mon propos
consistait à montrer que se joue la fabrication du public. Plus
précisément : veut-on des adolescents en bibliothèque ? Quels
adolescents veut-on ?
Conclusion : Quelques points de blocage dans l'accueil des adolescents
en bibliothèque chez les bibliothécaires :
- la valorisation de la petite enfance.
Il existe un attrait particulièrement fort chez les bibliothécaires de
jeunesse pour la petite enfance. Elles contribuent, par exemple, aux
discours sur l'importance de la lecture aux bébés. Cet attrait
détourne de l'attention porté au public adolescent parfois plus
ingrat.
- l'adhésion aux valeurs scolaires et
la rigidité de la conception de la culture.
Par leur mode de recrutement fortement dépendant de leur carrière
scolaire, les bibliothécaires partagent un attachement à la Culture
qui se trouve être la culture d'une fraction étroite de la population.
Les goûts et dégoûts des groupes sociaux socialement dominés sont très
peu représentés ce qui engendre leur sous fréquentation des
bibliothèques.
- le souci de la collection
Le monde de la lecture publique n'est pas totalement affranchi (le
faut-il ?) de l'importance accordé à la conservation et à la
collection. Les bibliothécaires se valorisent par leur capacité à
construire une collection large et de qualité plutôt qu'une collection
largement empruntée. Tout ce qui peut ressembler au succès commercial
paraît suspect et occupe de fait une place marginale dans la
collection
· Une importation incomplète du modèle
de la lecture publique anglo-saxonne :
Au total, on a effectivement le sentiment que le modèle de la lecture
publique ne reste qu'un mot voire un prétexte. Il faudrait mener la
comparaison plus précisément entre les bibliothèques anglo-saxonnes et
les bibliothèques françaises tant du point de vue des collections que
de la prise en charge des usagers.
Pour un réseau d'observation des adolescents en bibliothèques :
Si les bibliothèques sont actrices de la sélection des adolescents, il
reste à compléter les connaissances des modalités de cette sélection.
J'ai cherché à montrer certains éléments mais mon propos est surtout
programmatique. Jusqu'aujourd'hui, les bibliothèques se construisent,
les bibliothécaires agissent sans que l'on sache quels sont les effets
sur le public. Nous manquons de connaissances sur ce sujet.
Je suggère qu'il faudrait monter un réseau d'observation des
adolescents en bibliothèque (et/ou en centre de documentation) dont
l'objectif serait double :
- mesurer l'effet de chaque élément de
mise en forme des bibliothèques sur le public qui les fréquente et sur
les manières dont les usagers le perçoivent ou l'utilise. Par
exemple : quels sont les effets de l'introduction d'un service de
consultation d'Internet ? Que change un cloisonnement de la section
adolescente ? etc.
- Synthétiser les résultats et les
diffuser à la profession de façon plus systématique pour mieux
orienter ses choix.
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[1] C. Rives, « Les bibliothèques
pour enfants en 1991 » in Interlignes, n°24, nov. 1991, p. 62.
[2] P. Duret, Les jeunes et
l'identité masculine, PUF, 1999.
[3] J.-C. Passeron, Intervention au
colloque d'Hénin-Beaumont, Lecture et bibliothèques publiques, ORCEP,
20-21 novembre 1981, p. 287.
[4] F. de Singly, Lire à 12 ans,
Paris, Nathan, 1989.
[5] B. Lahire, « Matrices
disciplinaires de socialisation et lectures étudiantes » in Bulletin
des bibliothèques de France, T. 43, n° 5, 1998, pp. 58-61.
[6] B. Lahire, Tableaux de famille,
Paris, Gallimard/Le Seuil/EHESS, 1995.
[7] C. Baudelot, M. Cartier, C.
Detrez, Et pourtant ils lisent..., Paris, Le Seuil, 1999.
[8] J. Vialle, Ecologie d'un espace
public, Marseille, Ville de Marseille, 1994.
[9] 1750-2000, La Bibliothèque
Municipale de Nancy, Ville de Nancy, Nancy, 2000.
[10] A.-M. Bertrand, message
Biblio-fr, 14 juin 2000.
[11] P. Bruno, Existe-t-il une
culture adolescente ?, Paris, In Press, 2000, p. 100.
[12] A.-M. Bertrand, « Une estime
lointaine, les non usagers des bibliothèques municipales » in Bulletin
des bibliothèques de France, t. 43, n°5, 1998, p. 42.
[13] A. Aubry, Les jeunes à
Vandoeuvre-lès-Nancy, Mémoire de DUT « Métiers du livre » (dir.
C. Poissenot), IUT Nancy2, 2000.
[14] A.-S. Chazaud, « Usages
d'Internet à la BPI ou quand le paquebot se met à surfer » in Bulletin
des bibliothèques de France, t. 42, n°3, 1997.
[15] B. Lahire, Tableaux de famille,
Op. Cit..
[16] Sur le sens de l'usage non
inscrit des bibliothèques, Cf. M. Burgos, C. Poissenot, J.-M. Privat,
Droit d'usages, les usagers non inscrits des bibliothèques municipales,
Rapport BPI/DLL, 2000.