Nicolas Pélissier

Maître de Conférences

IUT "Information-Communication" de Sophia-Antipolis

Université de Nice

CRIC/LAMIC

 

 

L'INFORMATION TERRITORIALE SOUS INFLUENCES

Dilution des genres et stratégies en-ligne des organisations

 

 

 

           

Notre problématique se situe dans la continuité de recherches précédentes menées dans le cadre du programme « PQR en ligne et information locale sur le Net » piloté par l'IUT de Lannion[1]" mais aussi, plus en amont[2], sur les incidences de la mise en ligne sur le Web d'un genre informationnel bien spécifique : l'information territoriale. Nous pourrions discuter longtemps sur la pertinence de l'emploi de cette expression, voire de sa définition en tant que genre informationnel à part entière.

D'une part, l'expression pourrait à juste titre être considérée comme une tautologie, en particulier par les chercheurs qui insistent sur le caractère nécessairement situé de toute information médiatisée[3].

D'autre part, certains esprits pourraient même y voir, au lieu d'une tautologie, une véritable aporie : si l'information, notamment dans la théorie qui en porte le nom (chez Claude Shannon en particulier), signifie l'ouverture et la lutte contre entropie, cela ne s'oppose-t-il pas à la fermeture conceptuelle et pratique que suppose tout processus de territorialisation ?

Par ailleurs, l'information "territoriale" n'apparaît pas, la plupart du temps, en tant que "rubrique" des programmes médiatiques (au même titre par exemple que l'information politique, économique, culturelle, etc.) ou recoupant de façon systématique des formats journalistiques récurrents et identifiables (le reportage, la brève, le portait, la chronique, etc.).

Enfin, de quel(s) territoire(s) s'agit-il ? Du local, du régional, du national, voire du global ? Du réel de la géographie classique ou de l'imaginaire des mondes virtuels ? Des ethnographes, des géomètres, des manageurs ou des poètes ?

Dans une société de l'information qui donne la priorité à l'accès aux données sur la mémoire et la transmission[4], la notion de territoire a-t-elle d'ailleurs encore un sens ? N'est elle pas plutôt perçue comme un obstacle, pratique et épistémologique, à faire disparaître ? Ayant tenté de répondre à ces diverses questions dans de précédents travaux[5], nous proposons de recentrer ici notre attention sur les territoires du local, ceux auxquels s'adresse et dont s'inspire l'information dite "de proximité". Quant aux dimensions et acceptions possibles du concept de "territoire", à la fois mot-balise et mot-valise, nous y reviendrons plus loin.

            En référence aux résultats des travaux menés dans le cadre du programme de recherches cité plus haut, et ayant pour objet la mise en-ligne de cette information de proximité, nous appelons l'attention sur quatre points.

 

Des interactions fécondes

 

            Tout d'abord, considérons, dans une perspective épistémologique orientée par la cybernétique et le constructivisme, que l'information entretient avec le territoire des relations bijectives et rétroactives visant à son auto-régulation. Pour l'information qui s'y attache, le territoire est à la fois une donnée et une réalité construite, un input  et un output, une ressource et une production, un objet et un projet. D'un côté, l'information emmaillote le territoire, l'ausculte, s'en nourrit et le digère ; de l'autre, le territoire co-produit et façonne dans la durée l'information qui en est issue. De sorte que l'information territoriale semble naître du contrat suivant : l'information met en valeur, "vend" le territoire, auprès de ses habitants comme ceux vivant dans d'autres territoires, et se laisse modeler par lui (mécanisme du "chauvinisme informationnel"; cf supra) ; en échange, le territoire se donne à l'information, qui en tire sa substance quotidienne, lui permettant d'exister mais aussi de se démultiplier. Dans la communication médiatique, le territoire représente ainsi, pour reprendre la distinction effectuée par Patrick Charaudeau[6], une source de crédibilité (constitution d'une opinion publique) et un instrument de captation (élargissement et fidélisation de l'audience).

 

Le rôle pivot de la presse régionale

 

            En France comme dans d'autres pays européens, la production d'une information territoriale médiatée a depuis longtemps été le quasi-monopole de fait de la Presse Quotidienne Régionale (PQR), parfois rejointe et complétée par une Presse Hebdomadaire Régionale (PHR) s'adressant à des micro-territoires de façon plus "fine" et ciblée (ex : "Le Trégor" ou "Le Journal de Millau") ou positionnée sur des créneaux insuffisamment exploités ou délaissés par la PQR (ex : "Le Pavé de Marseille", "Le Patriote Niçois"...). Grâce à son désormais célèbre "réseau de correspondants" (plusieurs dizaines à plusieurs milliers), la PQR/PHR pratique un audit territorial quotidien ou hebdomadaire : elle diagnostique et révèle les forces et les faiblesses du territoire, ses dysfonctionnements et ses réussites : elle n'hésite pas d'ailleurs à formuler ses propres prescriptions visant à développer, promouvoir, parfois "sauver" le territoire défaillant. Le contrat que passe régulièrement ce type de médias avec le territoire est bien celui d'une réassurance mutuelle, dont le critère de périodicité nous semble être un déterminant essentiel. Comme l'a bien mis en valeur Roselyne Ringoot[7], la PQR/PHR établit avec les habitants d'un territoire des relations marquées au triple sceau de la vérité (tout journal propose à son lecteur un contrat de lecture basé sur un temps de validité de ce qu'il énonce), de l'attente (fidélisation du lectorat par la mise en place d'un système de rendez-vous réguliers avec lui : attendre pour agir, attendre pour savoir, attendre les retrouvailles) et de l'action (proposition de services, incitation aux sorties ou aux dépenses d'argent...). Mais au-delà de cette variable "périodicité", R. Ringoot insiste également sur la fonction identitaire de la PQR, qui met en mémoire ses informations dans un stock d'archives dans lequel elle vient sans cesse puiser, et contribue ainsi à faire évoluer dans le temps le miroir de la construction sociale (P. Charaudeau) du territoire. Notons à ce sujet que les territoires de la PQR/PHR, le plus souvent, ne correspondent pas nécessairement aux découpages fonctionnels des politiques publiques et des économistes : la couverture de "Ouest-France" dépasse celle de la région Bretagne, tandis que celle de "La Provence" ne concerne que la partie Ouest de la région du même nom. Mais quoi qu'il en soit, la PQR/PHR a longtemps été et semble encore demeurer le principal média de masse ayant pour objectif et raison d'être la production d'une information territorialisée et territorialisante.

           

Les nouveaux marchés de l'information territoriale

 

La presse régionale est en effet confrontée depuis quelques temps (en France, il s'agirait de trois décennies) à une concurrence toujours plus vive. Mentionnons tout d'abord le rôle joué par les médias audiovisuels "de proximité", rôle que nous avons analysé dans de précédents textes[8]. Qu'il s'agisse de régionalisation de programmes nationaux (création de FR3 et des "locales" de Radio France, aujourd'hui France Bleu Régions) ou de productions propres à l'échelle du local autorisées par les lois de 1982-1983 (radios associatives et/ou commerciales de la bande FM, télévisions de proximité utilisant le réseau câblé...), les acteurs audiovisuels s'appuyant sur une information de plus en plus territorialisée à l'échelle locale ne manquent pas. En France (à la différence de l'Italie par exemple), ce phénomène demeure toutefois davantage le fait des radios que des télévisions locales, qui peinent à trouver leur véritable identité et...leur audience. Comme pour la PQR, ces radios-télévisions jouent un grand rôle dans la production d'"espaces publics partiels territorialisés". Mais la concurrence ne s'arrête pas là : il nous semble important de prendre en compte l'essor considérable depuis deux décennies, des médias dits "institutionnels" développés par les collectivités locales et territoriales (journaux municipaux, "gazettes" des départements, "magazines" régionaux, radios associatives ou chaînes câblées situées dans l'orbite de ces collectivités, à l'image de Canal 40 à Nice ou Agora FM à Grasse...). Dans une société médiatique marquée par des stratégies de "relations publiques généralisées"[9], les institutions publiques issues d'un découpage administratifs et politique du territoire entendent elles aussi produire et valoriser par le biais de nouveaux supports informationnels leur propre conception du territoire, quitte à "fabriquer" de toutes pièces des territoires plus imaginaires que réels (voir à ce sujet le travail des Conseils Régionaux dans les régions à faible identité[10]) pour satisfaire les besoins de leur cause : attirer les investisseurs extérieurs, assurer la réélection d'une majorité politique...Mais au-delà de cette presse institutionnelle à visée promotionnelle (il s'agit de "vendre" le territoire à l'intérieur et à l'extérieur dans une finalité stratégique), comment ne pas prendre aussi en compte la concurrence croissante d'une presse magazine commerciale qui fait aujourd'hui du territoire un nouveau segment de son marketing, une nouvelle niche de rentabilité (voir le succès éditorial de titres périodiques vendus en kiosque tels que "Coté Ouest/Coté Sud/Coté Est", "Terres catalanes", "Pays comtois", etc.). Il s'agit pour cette presse de valoriser un terroir et ses habitants, dans une double finalité à la fois identitaire et promotionnelle (attraction des touristes et des investissements). Enfin on peut évoquer, à une échelle territoriale plus restreint, le rôle croissant joué par les guides de sorties urbaines (city guides  aux Etats-Unis) et les journaux gratuits de petites annonces développées en France depuis peu de temps sur le modèle nord-américain. Incontestablement, ces nouveaux supports se positionnent sur certains créneaux exploités par la PQR, dans une perspective essentiellement marketing et transactionnelle. Mais surtout, ils tendent à brouiller la frontière entre information et communication territoriale, plutôt au bénéfice de cette dernière, qui recherche davantage la performance stratégique que la construction d'un intérêt général à l'échelle du local (problématique de l'instrumentalisation de l'espace public[11]).

 

Les effets de la mise en-ligne de l'information territoriale

 

            Cette mise en ligne, initiée au milieu des années 1990, a eu une double conséquence : d'une part, elle a favorisé le développement de "nouveaux" (parfois déjà anciens) concurrents pour la PQR, bien mis en évidence par Denis Ruellan[12] : opérateurs des télécommunications, multinationales des industries culturelles, collectivités publiques, start up de la "nouvelle économie", etc. A titre d'illustration de ce phénomène, comment ne pas mentionner le cas des City Guides On Line, constitués désormais en réseaux nationaux, voire internationaux (Webcity, Cityvox, Bestofcity, Viacités, Viapolis, Maville...) à partir d'un ancrage primordial dans une ville d'origine. ? D'autre part, comme l'a prouvé Franck Rebillard[13], l'une des conséquences majeures de l'édition en ligne de l'information locale a été la "déconnexion" de cette information d'un territoire de référence, favorisant un mouvement global de déterritorialisation et l'émergence d'une nouvelle économie territoriale de l'information : sites de dimension nationale et internationale offrant des déclinaisons locales ; réseaux nationaux (parfois à vocation transnationale) de sites dédiés à l'Internet de proximité (Webcity, Cityvox, ...) ; sites uniterritoriaux (le plus souvent initiés par la Presse Quotidienne Régionale) proposant un accès au local limité à un seul territoire (Le Dauphiné Libéré, Vianice, La Dépêche du Midi...), etc. Mais ce découpage, si instructif soit il, ne prend pas forcément en compte certaines transformations en cours : d'une part, les sites uniterritoriaux (notamment ceux de la PQR) cherchent un public en dehors des frontières de la région d'origine (« diaspora » corse, bretonne, azuréenne, lorraine, québécoise, etc.) ; d'autre part, les éditeurs en-ligne développent une politique volontariste d'intrusion dans de nouveaux espaces pour devenir des médiateurs Internet locaux. En France, Le Télégramme de Brest avec son réseau Vivalaville.com (implanté en Bretagne, mais aussi en Lorraine ou Alsace) et Ouest-France avec Maville.com (très présent dans le Sud-Est grâce à un partenariat avec le groupe SPIR, spécialisé dans les petites annonces) ont délibérément choisi cette voie offensive de conquête de nouveaux territoires. Au Canada, de même, Le Soleil de Québec a créé un site concernant en priorité les habitants et l'agglomération de la capitale Montréal.  Mais que peut bien signifier l'image d'un grand journal régional en dehors de son territoire d'appartenance ? La mise en-ligne de l'information nous pose bel et bien un problème inédit quant à son rapport au territoire. Mais celui-ci, ne l'oublions pas, fait l'objet de conceptions nouvelles qu'il convient par ailleurs de prendre compte.

Ce problème nous donne l'occasion de reformuler une typologie des fonctions territoriales que nous avons élaborée avec Dominique Pagès dans l'ouvrage Territoires sous influences[14].

 

Fonctions territoriales, variables temporelles et genres informationnels

 

En premier lieu, le territoire a une fonction cognitive liée au passé, celle du territoire-mémoire. Bien mise en valeur par l'histoire, géographie, l'esthétique, les arts plastiques, la littérature mais aussi la biologie, l'éthologie ou l'anthropologie, cette fonction fait du territoire l'un des déterminants majeurs de la construction spatiale et temporelle d'une identité individuelle et collective.

En second lieu, le territoire a une fonction stratégique liée au présent, celle du territoire-objet. Il s'agit en fait du territoire des aménageurs, qui le découpent, le redécoupent et l'instrumentalisent dans une perspective idéologique et/ou marchande. Le territoire comme objet de transactions est celui des géomètres, de l'économie, du marketing, du management et surtout de la communication institutionnelle.

Enfin, le territoire a aussi une fonction utopique, liée au futur, celle du territoire-projet. Il s'agit de construire le territoire comme lieu de sociabilité et de participation à la vie de la Cité. Lieu d'activation de l'espace public et de "réenchantement" (Y. Winkin) du vivre ensemble, le territoire projeté (celui de la philosophie politique, de l'urbanisme, de la science-fiction et de la réalité virtuelle) tend aujourd'hui à admettre des déclinaisons de plus en plus hétéroclites : étudiant le cas de "fictions territoriales" telles que les zones ultra-périphériques, les zones franches, les régions transfrontières, les diasporas et les gated communities, Dominique Pagès[15] montre le rôle de politiques publiques volontaristes dans la construction symbolique et réelle de ces nouveaux espaces de vie en commun. Les projets politiques qui y sont associés peuvent d'ailleurs favoriser tout aussi bien la générosité communautaire (économie solidaire, par exemple) et le dialogue multiculturel que le repli sur soi autarcique et individualiste.

De cette typologie des fonctions territoriales (que nous pensons associées les unes aux autres dans un système d'interactions circulaires, récursives et paradoxales, et non isolées les unes par rapport aux autres, ce qui nous éloigne de toute approche fonctionnaliste du territoire, par ailleurs longuement critiquée dans "Territoires sous influences"), on peut déduire trois genres[16] (ou plutôt "sous-genres") d'informations territoriales : celles qui ont une visée identitaire ; celles qui ont une visée transactionnelle ; celles qui ont une visée politique.

Le premier genre recouvre un objectif d'inventaire patrimonial : il s'agit de mettre en évidence la diversité et la richesse de l'histoire et de la culture d'un lieu, en valorisant les hommes et les oeuvres qui ont contribué à sa production. Il s'agit aussi de dégager l'originalité de cette production territorialisée, en la mettant en relation avec d'autres, concurrentes ou plus vastes. Pour la PQR, on privilégiera ainsi un "regard" local sur l'actualité d'autres régions, mais aussi sur l'actualité nationale et internationale. Il s'agit enfin, via le système d'utilisation d'archives indexées, de contribuer à la construction de la mémoire collective territoriale.

Le deuxième genre a un objectif stratégique de valorisation marchande. On insistera alors sur les informations vantant les success storiesà l'échelle locale, les annonces publicitaires des commerçants locaux, on proposera des services de proximité aux consommateurs vivant sur le territoire (réservations, guides de sorties et de distractions, horaires de transports, etc.) et surtout on cherchera à attirer les hommes d'affaires et les investisseurs potentiels. On cherchera aussi, en vantant son bilan, à faire réélire ou à consolider une équipe politique en place à l'échelle d'une collectivité publique.

Le troisième genre, enfin, a un objectif de construction politique, de redéfinition de la citoyenneté et de la sociabilité. Dès leur apparition, nombre de médias locaux ont ainsi présenté un projet de communication sociale alternative mais aussi de vie politique alternative. Pour les adeptes de la contre-information, par exemple, il s'agissait notamment de proposer une autre grille de lecture des événements locaux que celle proposée par les grands médias, notamment la PQR. Il s'agissait aussi d'assurer plus de transparence à l'information locale, voire d'intervenir directement auprès de communautés défavorisées, en particulier dans les quartiers difficiles. Aujourd'hui, ce sont les rubriques et programmes médiatiques dédiés à la vie politique et aux initiatives citoyennes, les tribunes d'expression relatives aux grands débats d'opinion et les textes mettant en valeur les grands projets d'aménagement du territoire qui s'inscrivent dans cette perspective. Participant par ailleurs à un autre programme de recherché transnational intitulé "Espaces publics européens et dispositifs médiatiques"[17], nous accordons une attention toute particulière aux tribunes d'expression (courriers des lecteurs, débats télévisés et agoras électroniques sur les sites Internet) relatives aux grands débats structurant la vie publique à l'échelle du territoire considéré.

Cette typologie donne lieu aux tableaux suivants :

 

Variable temporelle

Fonction du territoire

Genre informationnel

passé

Mémoire

Identitaire

présent

Objet

Stratégique

futur

Projet

Politique

Tableau 1 : genres d'information territoriale et variations temporelles

 

Information identitaire

Information stratégique

Information citoyenne

Rubriques patrimoine/culture

Publicité et petites annonces

Rubriques "vie politique"

Actions de valorisation

Services marchands

Rubriques "vie associative"

Dispositifs d'archives

Rubriques sorties/loisirs

Tribunes d'expression

Enquêtes "sur le terrain"

Rubriques "investir"

Interventions publiques

Tableau 2 : genres informationnels et contenus éditoriaux

 

Ce premier découpage effectué, on peut se demander quels genres valorisent les différents médias et systèmes d'informations présents dans le champ de l'information territoriale. On se rend compte alors que la répartition de ces médias par genres et fonctions pose un certain nombre de problèmes : si les journaux de contre-information et le service public audiovisuel régional continuent de façon évidente de valoriser l'information identitaire et citoyenne (l'information stratégique s'y fait toutefois plus présente : voir la transformation des "locales" de Radio France en France Bleu...), si les radiotélévisions commerciales, la presse régionale magazine, les city-guides et les "gratuits" se positionnent explicitement sur le créneau de l'information transactionnelle à valeur marchande (ce qui ne les empêche pas par ailleurs de produire des contenus identitaires-citoyens, le plus souvent très "marketés"), en revanche rien n'est vraiment clair concernant la PQR/PHR (autrefois centrée sur l'information identitaire et citoyenne, mais investissant toujours plus le secteur de l'information stratégique), la presse émanant des collectivités locales (dont la forme privilégie apparemment l'information identitaire et citoyenne, mais dont le fond demeure éminemment stratégique, car corrélé au cycle électoral et aux intérêts des institutions éditrices) mais aussi les sites Internet d'information territoriale, qui cherchent souvent à investir les trois genres mentionnés, sans que cela ne s'affiche toujours très clairement. A Nice, par exemple, un site de "contre-information" comme Vianice (issu du milieu associatif "alternatif") reste très présent sur le terrain de l'information stratégique (guide de sorties, petites annonces, cyberboutique...), tandis que certains city guideset certains sites institutionnels (Cityvox, Ville-nice, Webstore...) n'hésitent plus à s'aventurer sur le terrain de l'information identitaire et à développer des forums de réflexion.

On le voit, et c'est l'une des hypothèses centrales de notre recherche, la mise en-ligne de l'information territoriale tend à accélérer un brouillage des genres informationnels qui avait de toutes façons précédé l'apparition et le développement d'Internet.

Il reste à se poser aussi la question suivante : quelle sorte de genre informationnel le réseau Internet tend-il de fait à favoriser ?

 

Le Web contre le territoire ?

 

D'une première lecture de la littérature spécialisée, on peut faire ressortir deux thèses antagoniques. D'une part, celle qui insiste sur la marchandisation de l'information territoriale, et sa dilution croissante dans les stratégies de communication territoriale. Ce phénomène ne date certes pas de l'apparition d'Internet ; mais ce dernier, suite à une première période "euphorique" de démonopolisation de l'espace public médiatique local, tendrait plutôt à fragmenter les identités territoriales qu'à les restructurer. On retrouve de tels propos sous la plume du chercheur canadien François Demers, qui constate le relatif vide identitaire et politique de l'information territoriale proposée par les sites Internet ayant pour objet la région de Québec :

"Comme le montre l'exemple du `Soleil' de Québec, la région d'appartenance qu'invoque le quotidien sur l'Internet ne retient finalement de celle-ci que sa couche de surface, nominale. La région de référence peut même se permettre d'offrir une « passerelle » vers une autre région (ainsi le site du Soleil de Québec renvoie vers un sous-site sur Montréal). Il est vrai cependant que la perte de consistance progressive de l'idée de région était un processus déjà très avancé dans le cas du Soleil. Ce, avant même l'apparition d'Internet. De sorte que la région évoquée se réduisait déjà, il y a maintenant une décennie, à l'aire de distribution du journal quotidien. Cette « légèreté » croissante du territoire produisait un terreau de plus en plus mince pour l'information en tant qu'action politique. Les pouvoirs locaux mis en cause par elle étaient de moins en moins délimités, offrant ainsi des occasions sans cesse réduites d'engagement collectif. Avec l'arrivée du site Internet de la PQR, un pas de plus a été franchi...dans la même direction. On assiste alors à la quasi-élimination de la problématique de l'action collective, le ` nous' territorial se repliant sur la seule base fugace de la communauté de consommation d'un thème commun. Ce vide tente cependant d'être comblé par une offre croissante et diversifiée de fonctionnalités individuelles, pratiques et ludiques[18]...". Le territoire privilégié dans ce cas précis est donc davantage celui du présent des transactions, que celui de la mémoire et des projets politiques.

D'autre part, on trouvera sous la plume d'autres auteurs, plus optimistes, la thèse selon laquelle les nouvelles technologies en réseau et autres systèmes d'information territoriale[19] permettraient de revaloriser les fonctions identitaires et politiques du territoire, fonctions effectivement délaissées par des mass médias locaux traditionnels de plus en plus soucieux de promotion et de rentabilité. On peut aussi évoquer sur ce point les travaux actuellement menés dans les domaines des "hypercartes"[20] et des territoires sans frontières des communautés virtuelles[21].

Privilégiant une approche pragmatique, nous refusons d'apporter une réponse tranchée aux questions soulevées par ce débat de plus en plus vif, aussi bien dans la communauté académique que dans celle des aménageurs...et des journalistes. A notre sens, les trois genres d'information territoriale que nous avons définis oeuvrent simultanément et sont à penser dans le cadre systémique et constructiviste de relations interactives, sans pour autant occulter une lecture critique des contraintes actuellement définies au niveau de l'offre par les opérateurs, publics comme privés. En fait, la prédominance de tel ou tel genre sur ses deux "concurrents" reste à évaluer en fonction des contextes locaux...ce que nous nous proposons de démontrer par l'étude des principaux sites Internet s'inscrivant dans le contexte de nos deux études de terrain.

Pour compléter cette partie théorique, précisons aussi qu'il est possible d'appréhender l'information territoriale en fonction de l'évolution de variables spatiales, qui nous semblent moins heuristiques que les variables temporelles au regard de notre objet d'étude (nous n'en dirions pas autant si cet objet était la PQR) , mais qui gagnent à être prises en considération.

 

Dimensions spatiales du territoire et production informationnelle

 

D'une part, la taille du territoire (et, donc, la délimitation de ses frontières). Au regard du champ actuel de l'information territoriale, on peut distinguer quatre échelles : celle de la communauté (journaux de quartier, radiotélévisions "amateurs"...), celle de la ville (city guides en ligne et hors ligne, gratuits, médias municipaux...), celle du "terroir" (journaux départementaux, PHR, presse magazine et télévisions "de pays") et celle de la région (audiovisuel public, presse magazine régionale...). Notons que les sites Internet d'information territoriale peuvent s'inscrire aisément dans ce classement. A Nice, par exemple, on peut citer Nicenord.com (qui s'adresse en priorité aux habitants d'un ensemble de quartiers de la ville), Vianice (portail généraliste et quotidien en ligne d'actualité politique conçu pour l'ensemble des habitants de Nice), Cote.Azur ou Azurtv (concernant l'ensemble des habitants de la Riviera) et Provence.on-line (destiné aux habitants de la région PACA).

D'autre part, le maillage du territoire est une composante spatiale non négligeable. Il s'agit d'évaluer la densité des relais d'information opérant sur le terrain à une échelle micro-locale (la ville, le terroir)...) voire nano-locale (le quartier, le village, la communauté...) auscultant de façon quotidienne et permanente le territoire "de l'intérieur". La question du maillage est donc liée, sur le plan de l'information, à la présence de correspondants permanents oeuvrant à l'échelle d'une portion de territoire plus ou moins large. La PQR et la PHR, par exemple, sont connues pour leur maillage relativement fin du territoire via un réseau de correspondants locaux particulièrement dense (des milliers dans le cas des grands quotidiens régionaux) sans équivalents dans un pays comme la France ; de fait, la majorité des autres médias territoriaux proposent à leurs publics des maillages moins denses (France 3 possède ainsi dans le Sud-Est des rédactions à Marseille, Toulon, Nice ou Avignon...), voire pratiquement inexistants (absence de correspondants sur le terrain). Cette situation est d'ailleurs celle que connaissent le plus souvent les sites Internet d'information locale qui, soit s'appuient sur un réseau de correspondants déjà constitué hors ligne (cas du site Internet de Nice Matin) ou sur un réseau constitué de bénévoles non professionnels (cas de Vianice.fr), soit sont administrés par un nombre très réduit de personnes (Cote.Azur.fr), soit sont approvisionnés "à distance" par des personnes situées en dehors du territoire (cas des déclinaisons niçoises de Webcity et Cityvox, dont les administrateurs travaillent...à Marseille, où des correspondants "locaux" de maville.com, qui "couvrent" parfois plusieurs régions...simultanément !). Il est vrai que le montage et la maintenance d'un réseau dense de correspondants reste l'un des investissements les plus onéreux que puisse faire un média.

Enfin, le degré d'ouverture du territoire est une autre variable spatiale, dont nous pensons qu'elle revêt une importance déterminante pour notre étude. Entre le "territoire-bocal" fantasmé par les partisans d'une identité locale déclinée de façon nostalgique, narcissique et exclusive (repli sur soi) et le "territoire dilué" produit des stratégies économiques et technologiques à visée globalisante, quel peut être ce degré d'ouverture ? A ce sujet, en nous inspirant des travaux d'Alain Milon cités plus haut et des emprunts qu'il effectue à la "cartographie" de Gilles Deleuze, on peut distinguer trois formes : le territoire "replié", le territoire "plié" et le territoire "déplié". A la première forme correspond l'information produite par les médias qui focalisent leur agenda sur un territoire bien précis, et qui n'évoquent le reste du monde qu'au travers du prisme de ce territoire (c'est souvent le cas de la presse institutionnelle, de la presse magazine territoriale et des médias administrés par des associations à vocation de défense identitaire d'une langue et d'une culture : voir par exemple le site Internet Lou-nissart.com) ; à la deuxième forme, celle d'un territoire plus "situé", correspond une information certes centrée sur un espace bien spécifique, mais qui n'omet pas de préciser régulièrement que cet espace s'inscrit dans des ensembles plus vastes dont la compréhension du fonctionnement reste indispensable, même à l'échelle du local (voir les rubriques "France" et "Monde" des grands journaux régionaux, et la retransmission d'informations nationales, voire internationales par les médias audiovisuels locaux : sur la Cote d'Azur, Radio Riviera retransmet ainsi quotidiennement les actualités de la BBC) ; enfin, à la troisième forme, celle d'un territoire plus "ouvert", voire "dilué", correspond une information émanant d'un espace dont l'absence de frontières limitatives résulte d'un choix éditorial "positif" (volonté d'ouverture sur d'autres territoires, dans le cas bien connu des médias transfrontières[22]) ou au contraire d'un choix plus négatif : absence de valorisation spécifique non-marchande du territoire, comme dans le cas des programmes des radios commerciales franchisées, telles que NRJ, Fun Radio ou Kiss fm délocalisées en province.

Ces différentes variations peuvent se résumer dans le tableau suivant :

 

Taille

Densité

Degré d'ouverture

Communautaire

Proximité systématique

Territoire replié

Urbaine

Proximité choisie

Territoire plié

Régionale

Absence de proximité

Territoire déplié

Tableau 3 : déclinaisons de l'information territoriale en fonction de variables spatiales

 

Sur Internet, il semblerait, au regard de constats effectués par François Demers ou Franck Rebillard, que la mise en ligne de l'information, si elle se décline globalement à toutes les échelles territoriales déjà mises en place par les médias de masse (communauté, ville, terroir, région), se caractérise essentiellement, en comparaison avec ces derniers, par un effort de maillage plutôt faible (refus et/ou absence de moyens d'entretenir un réseau structuré de correspondants permanents), voire inexistant (cas des sites locaux alimentés depuis d'autres territoires) et un degré d'ouverture plus prononcé, sachant que cette ouverture peut même aller, dans certains cas, jusqu'à la dilution du territoire, devenu une "coquille vide" sous l'effet des stratégies marchandes de dématérialisation de la sociabilité et des identités (voir citation plus haut de François Demers à propos de la région de Québec sur Internet).

Internet favoriserait-il donc l'émergence d'un territoire de l'éternel présent (sur le plan temporel) et d'un omniprésent nulle part (sur le plan spatial) ?

Une études de cas issue de deux enquêtes de terrain, en France et en Roumanie, nous permettra d'essayer de conforter (ou non) cette hypothèse.

 

L'enquête en France : le territoire de Sophia-Antipolis

 

Dans le cas de Sophia Antipolis[23], la problématique précédente apparaît essentielle, car le "modèle sophipolitain" entend valoriser à fois la diversité des expériences et expressions locales (ce qui suppose un maillage assez fin du territoire) et un caractère multiculturel et international de "vitrine du Monde et sur le Monde", ce qui suppose un grand degré d'ouverture...qu'il faut toutefois bien calibrer pour éviter la banalisation d'une expérience que l'on présente comme enracinée dans un écosystème humain, naturel et technique bien spécifique.

Cette "Cité des Sciences et de la Sagesse", ce "Quartier Latin aux champs" attire toute notre attention car il s'agit dès l'origine d'une utopie territoriale[24], un projet politique de développement s'inscrivant aussi dans une mémoire locale qu'elle retravaille en permanence, même si aujourd'hui Sophia reste davantage connue du grand public comme lieu d'implantation des start up de la "nouvelle économie" et de laboratoire des technologies du futur. En illustration de cette dimension politique du projet sophipolitain, on peut citer le texte « officiel » suivant :

 "En 1969, Sophia Antipolis était un nom porteur d'une ambition, celle de construire dans une garrigue déserte, au nord d'Antibes, une Cité Internationale de la Sagesse, des Sciences et des Techniques. C'était un symbole de Renaissance. L'ambition de devenir la Florence du XXI° siècle. (...) Ce rêve, cette utopie s'est il réalisé ? Le modèle sophipolitain, aujourd'hui fonctionne. Porteur de dynamisme créatif, il continue à attirer les cerveaux du monde entier. Ce modèle modèle sophipolitain, le moteur essentiel du développement de l'humanité, l'intelligence en action, a pour partie atteint les objectifs initiaux. Il nous reste à développer ce qui n'est pas encore au rendez-vous :

- l'interaction forte avec le monde des arts, de la philosophie, de l'éthique

- la lutte contre les fractures sociales, culturelles, économiques, qui menacent notre futur

- la démocratisation du savoir (...)

- la réflexion prospective, avec la création d'une structure qui met en réseau les pôles européens et mondiaux qui veulent orienter notre avenir"...

De tels propos, extraits d'une plaquette éditée en 2001 par l'Association Sophia Antipolis et rédigée par le Sénateur Pierre Lafitte[25], tendent à confirmer l'hypothèse, avancée par ce dernier et émise par certains chercheurs locaux[26], selon laquelle Sophia Antipolis ne serait pas une technopole « comme les autres ». Si de nombreuses créations territoriales réalisées en France par les pouvoirs publics sur ce modèle de fertilisation croisée université-entreprise conservent une finalité essentiellement économique (le développement des technosciences), il n'en irait pas de même pour Sophia Antipolis, dont le projet apparaît avant tout d'ordre politique : références à la Renaissance, à l'agora athénienne, ambitions de "démocratiser le savoir" et de "lutter contre la fracture sociale", thèmes que l'on a pu retrouver au premier semestre 2002 dans nombre de programmes des candidats aux élections présidentielles ! D'ailleurs, force est de constater, à la lecture d'un document très officiel rédigé trente-deux ans après l'acte fondateur de 1969, que cette dimension politique du projet sophipolitain  demeure très présente, voire omniprésente.

Notre intention n'est pas ici de critiquer la dimension prométhéenne de ce projet et/ou de montrer qu'il ne correspond pas nécessairement aux réalités observables in situ. Bornons nous à prendre acte qu'il existe bien une exception sophipolitaine, tout au moins dans les discours des institutions qui la promeuvent, et probablement aussi dans l'image de marque que renvoie au reste du monde ce territoire pas tout à fait comme les autres.

Notre objectif sera plutôt de déterminer dans quelle mesure, au-delà de la brochure précitée, les systèmes d'informations territoriales mis en place depuis quelque temps à Sophia et autour de Sophia véhiculent les spécificités du "modèle sophipolitain".

 

la Cité dans la toile

 

Eu égard à l'ampleur d'une telle tâche, nous avons choisi de restreindre notre objet d'étude aux principaux sites Internet d'information territoriale portant sur Sophia Antipolis, certains de ces documents éditoriaux multimédias étant réalisés par des journalistes, d'autres par des institutions.

Ce choix résulte d'une considération plus générale concernant le développement des sites d'information locale et émise par de nombreux chercheurs spécialisés (notamment ceux impliqués dans le programme piloté par l'IUT de Lannion) : pour comprendre ce développement, il est indispensable de ne pas focaliser son attention sur l'information faite par les seuls journalistes « dits » professionnels (actuels ou anciens titulaires d'une carte de presse) et de contourner « par la bande » le paradigme du journalisme d'information. Dès lors, il devient capital de s'intéresser aux stratégies des acteurs extra-journalistiques, qu'il s'agisse de start up de l'Internet ou de collectivités publiques. Et si le site sophipolitain le plus célèbre est bien l'oeuvre d'un journaliste professionnel, l'évolution actuelle de l'édition en-ligne sophipolitaine laisse présager le poids croissant des institutions, associatives, privées et publiques ( politiques ?) dans la reconfiguration prochaine de l'information locale.

En outre, au pays des « technologies de l'intelligence », on pourrait s'attendre à ce que les sites Internet locaux soient non seulement performants et innovants, mais aussi reflètent fidèlement le projet inaugural sophipolitain, d'essence (géo)-politique. Si ce n'est pas le cas, il est alors légitime de remettre en cause des politiques de communication qui donnent à Sophia Antipolis une image de marque essentiellement technologique : ainsi, tous les sites étudiés disposent d'une rubrique « high tech », « NTIC », ou « start up », et l'un d'entre eux met en évidence les données suivantes : à Sophia, les technologies de l'information représentent 43% des 25 000 emplois, 30% des surfaces et 24% des entreprises, et 80% des emplois créés ces 18 derniers mois l'ont été dans ce secteur.   

Pour les besoins de notre enquête, nous avons choisi d'étudier plus en détail les représentations, les stratégies et les contenu éditoriaux émanant de quatre acteurs locaux désormais bien identifiés par les particuliers et les institutions résidant dans la technopole. Il s'agit de Sophianet.com, Viasophia.com (développés par des journalistes indépendants), mais aussi Sophia-Antipolis.org et Sophia-Antipolis.net (développés par des associations locales).

Sur la période janvier-février 2002, une méthodologie d'observation a été mise en place. Nous avons cherché alors à confronter nos propres analyses thématiques de contenu de ces sites sophipolitains aux discours des éditeurs, ce qui nous a amené à effectuer cinq entretiens semi-directifs approfondis avec les promoteurs de ces sites. Notre travail se situe donc « côté produit » et « côté acteurs », et notre analyse porte davantage sur les stratégies des émetteurs que sur la co-construction du sens par les récepteurs (même si cette approche gagnerait elle aussi à être développée). Enfin, il s'agit d'une approche socio-discursive, qui entend relier les contenus des discours véhiculés par les sites analysés au contexte qui a présidé à leur développement : dans les facteurs explicatifs, nous insisterons plus particulièrement sur les évolutions macro-économiques, micro-économiques et surtout micro-politiques qui sous-tendent le développement du Parc de Sophia Antipolis depuis quelques années.

 

un objet difficile à appréhender

 

Parmi les difficultés que nous avons rencontrées (et dont l'on trouvera un descriptif plus large dans notre rapport "Nice-matin en ligne et le paysage de l'information locale sur Internet dans la Riviera"[27]), mentionnons-en deux principales. La première est liée à l'absence d'instance de gestion centrale de la politique d'information relative à de Sophia Antipolis : ainsi, il n'existe pas de "site-portail" généraliste de Sophia, la Fondation Sophia Antipolis, l'Association Sophia Antipolis et la personne du Sénateur Laffitte ayant des fonctions d'animation identitaire, culturelle et scientifique ne se recoupant pas toujours, alors que la SAEM, la Communauté d'agglomération et Côte d'Azur Développement ont chacune leur positionnement relativement spécifique (aménagement du territoire, intercommunalité et communication vers les investisseurs[28]). Quant aux sites d'informations journalistiques, leur vocation n'est guère plus claire : Viasophia et Sophianet ont pour point de départ l'information économique, technologique et financière émanant de la technopole, mais ils souhaitent tous deux devenir très vite des vastes portails d'information économique de toute la Côte d'Azur, voire d'un Grand Sud élargi au littoral méditerranéen provençal et ligure (cas de Sophianet). Dès lors, ces différents sites sont loin de partager les mêmes représentations du "modèle sophipolitain", et développent en conséquence des stratégies bien particulières. Outre ce problème d'éclatement de l'image sophipolitaine, se pose le problème du caractère très concurrentiel de l'information locale en-ligne[29], caractère qui amène les acteurs à se positionner stratégiquement dans l'arène à la fois dans les discours et les pratiques, même si nous avons pu constater qu'aucun des acteurs interrogés n'affirmait clairement une rivalité. Bien au contraire, les interviewés ont insisté le plus souvent sur leur "complémentarité", voire sur leur "collaboration" fréquente en l'absence d'une instance centrale d'information sur Sophia. En fait, il nous a semblé qu'une mise à distance de ces discours institutionnels était absolument indispensable...ce qui n'est pas aisé dans un contexte socio-économique sinistré où les "survivants" et nouveaux entrants sur le marché nous sont apparus à la fois extrêmement passionnés par leur métier et...très habiles dans leurs choix stratégiques.

Mais présentons d'abord en quelques mots les sites étudiés.

 

A la recherche des sites sophipolitains

 

- "Viasophia.com" est l'émanation sophipolitaine du site Vianice, lequel est devenu depuis sa création en 2000 le premier quotidien d'informations en-ligne sur la ville de Nice...mais aussi le premier city guide français en termes de fréquentation (1,3 millions de pages vues/mois, contre 800 000 pour Nice Matin, et environ 800 000 pour Webcity...sur toute la France, tandis que les versions niçoises de city guides nationaux tels que Cityvox, Maville et Bestocity ne dépassent pas les 10000 pages vues/mois). La spécificité (forte) de Vianice est de proposer une information actualisée quotidiennement, percutante et satirique (stratégie de contre-information) mais aussi un service de guide de ville à partir d'une base de données de 5000 sites produits sur la Riviera. Son équipe est composée de quatre personnes permanentes, dont deux rédacteurs, approvisionnés de façon quasi-bénévole et "communautaire" par un système d'informateurs locaux très efficace. En ce qui concerne Viasophia, il procède d'une extension de Vianice à partir d'un réseau Viacité que son promoteur entend situer au plan national (ouvertures prochaines de déclinaisons sur Lyon et Toulouse) et en partenariat avec le moteur de recherches international Yahoo. Cependant, le site "sophipolitain", alimenté à distance depuis Nice et dont l'actualisation est plus erratique (tous les trois jours en moyenne, selon son concepteur, délivre à l'Internaute une information essentiellement économique, plus "lisse", plus institutionnelle, alimentée en large partie par des communiqués de presse...même si les éditeurs entendent conserver sur Sophia la dynamique communautaire qui a fait le vif succès de Vianice.

- "Sophianet.com" existe lui aussi depuis deux ans. Fort de ses 200 000 pages vues/mois, il est devenu le premier quotidien d'informations en ligne d'informations économiques de la Riviera, et l'un des premiers en France dans ce secteur particulier. Sa ligne éditoriale privilégie l'actualité des entreprises présentes sur Sophia Antipolis, mais les choix effectués depuis quelque temps traduisent clairement une extension de ce "bassin naturel" d'information vers la Côte d'Azur, et sa région symétrique située en Italie, la Ligurie. Sophianet est l'oeuvre d'un homme-orchestre, ancien journaliste économique correspondant de Nice-Matin à Cannes puis Antibes, qui actualise seul, aidé par quelques stagiaires, un site au demeurant très rassurant pour les professionnels : l'information véhiculée y est sobre, précise, contextualisée, sur le modèle de la presse économique anglo-saxonne. Elle est aussi peu dérangeante pour les institutions locales, qui voient dans Sophianet un partenaire "fiable".

- C'est notamment le cas de la Fondation Sophia Antipolis (FSA), qui édite le site "Sophia-antipolis.org". Il s'agit en premier lieu d'un site de promotion institutionnelle (réalisé par le service communication de la FSA, tout nouvellement créé) qui valorise une action d'animation culturelle et scientifique, mission première de la FSA (voir notamment les sous-sites « Artsophia » et « Club Start Up ») et offre des liens privilégiés vers le site "personnel" du Sénateur Laffitte, l'Association qui gère le Parc, la communauté d'agglomération et la SAEM. Mais il s'agit aussi de proposer aux sophipolitains des informations générales (économiques, culturelles, scientifiques) concernant les firmes et les particuliers travaillant et/ou habitant le territoire sophipolitain (rubriques "Nouvelles du Parc", "Actualités" et journal "Nouvelles de Sophia Antipolis », réactualisé chaque mois), ainsi qu'une base de données actualisée d'informations pratiques et touristiques.

- pour finir, nous avons choisi d'étudier aussi le site "Sophia-antipolis.net", dans la mesure où son promoteur, l'agence CAD (Côte d'Azur Développement), association-satellite du Conseil Général, a pour objectif la valorisation du Parc de Sophia Antipolis auprès des investisseurs potentiels et dispose à cet effet d'un budget annuel de 3 millions d'euros de subventions. A cet effet, l'agence offre à ces derniers sur son site spécialisé "investincotedazur.com" toute une série de services plus ou moins "personnalisés" (guide de la création d'entreprise, newsletters générales et thématiques, études de besoin et de faisabilité, aide à la décision...) ainsi qu'une rubrique d'informations économiques actualisées de façon hebdomadaire et un service d'archives (textes et photos). Cependant, si le territoire sophipolitain est souvent valorisé par les informations éditées par ce site dédié à l'investissement, ce dernier a la vocation plus large de promouvoir le territoire élargi de la Côte d'Azur auprès des entrepreneurs du monde entier. D'où le "recentrage" sophipolitain effectué en 2002 par CAD, qui a pour mission depuis l'année précédente la communication externe du parc sophipolitain et, donc, se voit confier la responsabilité du développement du site "sophia-antipolis.net", initié et longtemps administré par la SAEM, mais tombé en déshérence ces deux dernières années. Sur la nouvelle version du site, beaucoup mieux conçue que la précédente, on retrouve effectivement des rubriques d'informations actualisées, des bases de données d'archives multimédias, des interviews de personnalités sophipolitaines, etc. Ce site est pour nous d'autant plus intéressant qu'il se positionne comme LE site institutionnel de Sophia Antipolis (il est d'ailleurs celui qui en offre la meilleure représentation spatiale) alors que ses choix éditoriaux traduisent clairement la prédominance des informations économiques sur des considérations davantage politiques ou culturelles...au grand dam de la geste inaugurale du président-fondateur Pierre Laffitte. Ce constat est peu étonnant dans la mesure où le savoir-faire, éprouvé depuis douze ans, de l'agence CAD est celui du marketing territorial.

            Une première étude, réalisée en février 2002, de ces différents sites d'information sophipolitains nous donne les résultats suivants.

            En premier lieu, au regard de ses dimensions temporelles déclinées plus haut, il semblerait que l'originalité (essentiellement politique) du projet territorial sophipolitain ne soit que faiblement reflétée sur les sites étudiés.

 

Sophia Antipolis, un territoire tellement stratégique...

 

D'un côté, on observe que l'essentiel des informations diffusées par ces sites peuvent être rattachées à la composante transactionnelle du territoire de Sophia Antipolis. Ce poids du territoire-objet se retrouve toutefois inégalement réparti selon les acteurs. Ainsi, conformément à la mission qui lui a été allouée, le site de CAD propose en priorité des informations à caractère de valorisation économique et technologique de Sophia dans l'optique d'y attirer un nombre croissant d'investisseurs. Cela se traduit par la présence de rubriques intitulées "s'implanter" et "entreprendre" à Sophia Antipolis ciblées vers ces investisseurs. Quant à la rubrique "s'informer" réactualisée chaque semaine, elle offre une série de brèves très succinctes sur la vie économique et technologique sur le parc de Sophia. Certes, ces brèves ne sont pas destinées à la valorisation des entreprises sophipolitaines (CAD entend conserver une "neutralité" et un "professionalisme" dans ses choix éditoriaux, ce qui l'a amenée à confier la rédaction de ses nouvelles à deux journalistes titulaires d'une carte de presse). Cependant, elles ne présentent aucun caractère polémique, voire critique, susceptible de susciter un débat approfondi entre les acteurs économiques et technologiques du parc. Il s'agit plutôt de mettre en évidence le "dynamisme permanent" de ces acteurs dans l'optique de médiatiser le "bouillonnement" sophipolitain en la matière. Il est vrai que les principales sources d'information de la newsletter de sophia-antipolis.net ...sont les 70 "entreprises-partenaires" de CAD à Sophia, ce qui réduit les possibilités de "mise à distance" de ces sources par les informateurs. Il existe par ailleurs une rubrique "Sophia pratique" proposant des liens vers des services de proximité, dont la plupart sont des services marchands (hôtels, commerces, professions libérales...).

Cette importance de l'information en-ligne à caractère instrumental se retrouve aussi sur les sites journalistiques Sophianet et Viasophia. En effet, la politique éditoriale de ces deux sites, devenus concurrents, est axée elle aussi sur la mise en avant des entreprises sophipolitaines et, plus largement, de l'économie azuréenne, ce qui correspond de fait à la volonté affichée des éditeurs. En ce qui concerne Sophianet, sa rubrique "actualité" est divisée en quatre grandes thématiques sans équivoques sur leur contenu ("Côté éco", "High tech", "Emploi", "Entreprises") et son "agenda" est constitué par une cascade de brèves réalisée à partir des communiqués de presse envoyés par les entreprises implantées localement. Quant aux informations véhiculées par "Viasophia", elles ne sont pas "découpées" en rubriques, mais l'on retrouve aisément les thématiques privilégiées par Sophianet. Les déclarations de Gilles d'Elia, fondateur de la filiale sophipolitaine du site Vianice, vont d'ailleurs tout à fait dans ce sens :

"l'information de Viasophia reste, en tous cas pour le moment, essentiellement économique et technologique, à la différence de l'information plus politique délivrée par Vianice. Les deux sites sont d'ailleurs bien distincts, et correspondent à deux publics différents. Je ne crois pas qu'il existe d'axe unitaire Nice-Sophia, d'où notre décision de créer Viasophia. Il s'agit pour nous d'étendre notre clientèle aux entreprises, de les rassurer en contrebalançant l'image un peu trop dérangeante donnée par Vianice. D'où le ton plus sobre, plus modéré et la nature en premier lieu économique des infos de Viasophia. Ces infos sont d'ailleurs la plupart du temps réalisées à partir des communiqués de presse envoyés par les entreprises de Sophia".

Ces propos fort consensuels tranchent de fait avec le ton lyrique de l'éditorial-fondateur de Viasophia (28 janvier 2002), qui entend "libérer l'information économique azuréenne des médias traditionnels"...

Enfin, sophia-antipolis.org, le site de la Fondation Sophia Antipolis, conserve certes une vocation apparemment plus politique et culturelle. Cependant, une large partie de l'information proposée dans les rubriques d'actualités et dans le magazine "Nouvelles de Sophia Antipolis" est constituée elle aussi par une reprise, à peine modifiée, des communiqués de presse des acteurs sophipolitains...qui sont pratiquement en majorité des entreprises privées soucieuses de promouvoir leurs produits et activités (« notre rubrique d'actualités reste très factuelle », reconnaît volontiers le concepteur du site). Le site offre également des informations pratiques concernant la vie sur le site (city guide des sorties, des loisirs, et des commerces) et des liens vers des clubs tournés vers la création d'entreprise (notamment « Sophia Start Up »).

            D'un autre côté, en contrepoint, notre analyse dévoile la faible place accordée, dans l'ensemble, à l'information à caractère identitaire et citoyen. Dans quelle mesure Sophia Antipolis comme territoire-mémoire fondé en 1969 dans un contexte historique, politique et culturel bien spécifique est-elle reflétée par les sites étudiés ?

 

Les racines du futur ?

 

Certes, deux d'entre eux, à vocation partiellement institutionnelle, proposent à l'internaute des rubriques historiques et géographiques relatives à Sophia. Le site de la Fondation revient ainsi sur les origines du parc, présente une animation en "roll over" sur l'évolution de la technopole avec quelques grandes dates-clés, ainsi qu'un plan d'accès avec photos et des éléments d'information montrant Sophia comme un lieu d'expérimentation architecturale et, plus largement, artistique (sous-site "Artsophia", dont le design est très soigné et la présentation très didactique) et faisant de la dimension culturelle une composante déterminante de l'identité sophipolitaine. Le site de la FSA est d'ailleurs le seul à insister sur la valorisation du patrimoine (culturel et écologique) propre à Sophia. Quant au site de CAD, il offre lui aussi un aperçu historique (plus succinct) et surtout un système de représentation géographique très performant du parc : hypsoimages, vues panoramiques, vidéos illustrant la "vie sur la parc", politique d'aménagement, communauté d'agglomération, plans par quartiers, dessertes internes, calculs d'itinéraires, etc. Cette démarche de représentation spatiale améliorée et affinée nous semble indispensable dans la perspective du développement d'une identité sophipolitaine passant par la reconnaissance visuelle.

L'information identitaire, c'est aussi les systèmes d'archives, véritables mémoires informationnelles du territoire local. Or, seule CAD paraît avoir développé cette dimension, en proposant des archives textuelles et une photothèque spécifique au parc de Sophia et une liste importante de témoignages présents et passés (textes et vidéos) d'acteurs marquants du développement sophipolitain. Les quotidiens en-ligne Sophianet et Viasophia offrent aussi un système de consultation d'articles archivés : mais ceux-ci ne concernent pas particulièrement Sophia Antipolis (même si Sophianet a stocké de nombreuses informations concernant ce territoire). Enfin, on aurait peu s'attendre à ce que ces deux sites journalistiques réalisent enquêtes et reportages illustrés "sur le terrain". Mais ils n'ont pas choisi pour le moment de développer ces formats à caractère identitaire, pour des raisons financières et de ciblage de la clientèle. Ainsi, les informations culturelles et patrimoniales, très présentes dans la dimension "portail" de Vianice, ne se retrouvent pas de manière spécifique dans Viasophia.

 Il en va de même, d'ailleurs, pour l'information à caractère plus politique, celle du territoire pensé comme projet de constitution d'un nouvel espace public.

 

mais où est la « polis » ?

 

Si Vianice joue à Nice un rôle très important en la matière[30], tel n'est pas le cas de Viasophia vis-à-vis du territoire sophipolitain. Même si les éditeurs de ce dernier souhaitent "libérer l'information économique locale" et "fédérer les acteurs de Sophia dans un portail d'information fortement communautaire", en estimant "qu'un site d'information sur Sophia se doit de relayer le contenu qu'il diffuse par un forum qui laisse la libre expression à ses lecteurs, une newsletter un chat qui permet aux utilisateurs de nouer des liens...", la version actuelle du site est plus décevante au regard de ces ambitions : le "chat" n'existe pas, les services proposés ne sont pas spécifiques à la technopole, le forum demeure embryonnaire[31], la newsletter peu consultée, et surtout l'angle d'attaque des articles reste fort éloigné de celui de Vianice, au contenu beaucoup plus satirique et polémique. Quant à Sophianet, son promoteur Jean-Pierre Largillet (ancien correspondant de Nice-Matin à Cannes et Antibes, ayant "couvert" pour ce journal le territoire de Sophia de 1980 à 2000) estime que "l'information à caractère politique, polémique n'est pas très appréciée à Sophia", et souhaite pas pour le moment se positionner sur ce "créneau", tout en affirmant : « Sophia m'a toujours fasciné, depuis que je suis arrivé en 1972, marqué par les idées de l'époque (...) Réunir, la culture, l'environnement, la science, c'est magique ». Il reste que l'information publiée par ce site demeure plutôt distanciée (au sens anglo-saxon du terme) par rapport à ses sources, qu'elle suscite parfois de vives réactions de la part de celles-ci (parfois mécontentes des articles de Sophianet) et que le journal en-ligne propose régulièrement à ses lecteurs des articles de réflexion susceptibles de générer un débat (partenariat de Sophianet avec l'IDEFI et le CNRS), sans oublier la rubrique « vie publique » éditée par le site. Mais ces articles reflètent davantage des problématiques économiques et technologiques très générales, que des problématiques plus spécifiques au territoire sophipolitain. L'entreprise ne serait pourtant pas hostile à l'ouverture d'un portail d'informations générales sur Sophia et un forum de libre expression destiné prioritairement aux Sophipolitains (pour JP Largillet : « Sophia forme un tout petit monde, où l'on se connaît tous et très vite », mais il reste nécessaire de « créer du lien social » sur la technopole). Cependant, elle refuse pour le moment cette option pour des raisons de rentabilité. Dans le site de CAD, l'information politique est pratiquement absente : seuls des liens vers des associations professionnelles (tournées vers le développement économique), quelques éléments sur l'aménagement du territoire (autrefois propre à la SAEM) et l'existence d'une rubrique "animer" (plus tournée vers l'événementiel que vers la mise en évidence du contenu de débats sophipolitains) viennent contre balancer ce constat. Enfin, s'il est bien un site qui aurait dû en toute logique valoriser la dimension spécifiquement politique de l'utopie territoriale sophipolitaine, c'est bien celui de la Fondation. Or, si cette dernière demeure très présente sur le plan local dans l'organisation de colloques[32], de débats, de "petits-déjeuners" sur des thèmes scientifiques, écologiques et culturels, et n'hésite pas à médiatiser sur son site les événements qu'elle organise (ainsi que ceux proposés par les firmes et institutions locales d'enseignement-recherche), la représentation de actions sur le Web reste très lacunaire, notamment parce qu'il n'est pas fait référence aux contenus des débats, et que ceux-ci ne concernent pas toujours, loin s'en faut, les problématiques propres aux acteurs sophipolitains. "Nous n'avons pas vocation à susciter des polémiques à propos du parc de Sophia (...) Sophia n'a pas besoin d'une caricature comme Vianice", nous a-t-on dit à la Fondation. Bref, celle-ci se borne à annoncer ses actions et interventions dans l'espace public local. Mais celles-ci sont davantage valorisées sur la forme que sur le fond. La Fondation "dit qu'elle fait", mais fait-elle ce qu'elle dit ? Probablement, mais le site Internet reste discret sur ce sujet : quid de la "démocratisation du savoir", de la "réduction de la fracture sociale", du "caractère révolutionnaire du projet écologique et urbain" de Sophia évoqués en introduction et annoncés en préambule du site de la FSA ? Des débats sont certes organisés sur ces sujets, en particulier grâce à l'intervention locale de la FSA. Mais dans quelle mesure le territoire sophipolitain demeure-t-il un lieu d'expérimentation "avant-gardiste" dans ces différents domaines ? Bien peu d'éléments en-ligne donnent des réponses à ces questions. Sur le site de la FSA comme sur bien d'autres.

 

Sophia, entre représentations et réalités

 

Sophia continue encore d'être présentée comme un lieu mythique, davantage rêvé que vécu. Or, bien des choses se passent, qui mériteraient d'être davantage médiatisées : par exemple, le nombre de lieux de sociabilité créés sur le site du parc ne cesse d'augmenter (cafés, restaurants, agoras, cinés-clubs, associations sportives, manifestations étudiantes et de comités d'entreprise...) ; la particularité de l'architecture et des normes environnementales sophipolitaines n'est pas suffisamment mise en valeur au regard de ce qui se passe (ou plutôt ne se passe pas...) dans d'autres technopoles, françaises et étrangères ; le nombre toujours croissant de personnes qui viennent vivre et habiter sur le territoire de Sophia, au-delà des implantations d'entreprises, est très imparfaitement mis en évidence (notamment dans le cas des logements sociaux du site de Garbejaire, qui ont généré de fait une démocratisation de l'accès à l'habitat du parc et une diversification sociologique des populations "autochtones"), etc. Sophia est-elle, oui ou non, un "lieu de transit", où l'on "ne fait que passer" pour aller à son travail où se rendre à une manifestation scientifique ou professionnelle, un "non-lieu" au sens de l'anthropologue Marc Augé, ou au contraire est-elle devenue le symbole d'une nouvelle forme de sociabilité qui mérite d'être davantage connue du public extérieur ? Pour le, moment, ce ne sont pas les sites Internet étudiés qui pourraient nous permettre de répondre de façon pertinente à cette question.

 

            Dans un deuxième temps, nous avons étudié, par le biais des variables spatiales recensées dans la partie théorique, leurs différentes déclinaisons sur les quatre site de l'information en-ligne sophipolitaine. Là encore, les résultats obtenus sont assez ambivalents : en l'absence d'un portail d'informations générales sur et de Sophia Antipolis, la dynamique propre au territoire sophipolitain, à la fois enraciné dans le local et "vitrine sur le monde", nous paraît mal reflétée par les sites étudiés.

 

Le monde de Sophia

 

            En ce qui concerne tout d'abord "l'enracinement local" et la délimitation des frontières du parc de Sophia, on peut aisément opérer une distinction entre les stratégies informationnelles des sites émanant d'institutions publiques et ceux à vocation plus journalistique. Ainsi, les sites de la FSA et de CAD sont les seuls à proposer une représentation spatiale, à la fois statique et dynamique, de ce parc. Ils mettent aussi en évidence l'inscription géographique et historique de ce parc dans une communauté de communes (Antibes, Biot, Valbonne, Opio, Mougins...) au territoire clairement délimité et héritières de traditions riches et anciennes remontant au Moyen-Age, voire à l'Antiquité (référence à la dénomination "Antipolis", nom gréco-romain d'Antibes...). Par ailleurs, les rubriques "actualités" développées par ces sites concernent de façon quasiment exclusive des événements se déroulant sur le territoire de Sophia où concernant des particuliers ou des institutions vivant ou opérant sur le parc (la FSA propose même une rubrique "nouvelles du parc" alimentée directement par les communiqués de presse des acteurs locaux). Pour CAD, il s'agit d'un "recentrage" territorial, car l'information qu'elle véhicule sur son site spécifique "investincotedazur.com" concerne l'ensemble du département des Alpes-Maritimes. D'ailleurs, ce « recentrage » communicationnel de CAD sur Sophia Antipolis n'est pas toujours évident, tant l'agence de promotion territoriale entend valoriser à la fois la Côte d'Azur et la technopole, dans une perspective d'harmonisation des communications externes des deux territoires. Cette volonté se retrouve dans le nouveau logo de Sophia, en forme d'arc-de-cercle, qui devient « le fil conducteur de la communication de CAD, aussi bien pour Sophia que pour la Côte d'Azur » (Sonia Lorenzani, responsable communication). D'ici à considérer que la spécificité sophipolitaine est de plus en plus noyée par l'expansionnisme promotionnel de la machine économico-touristique azuréenne...il n'y a qu'un pas, que franchissent par exemple des acteurs concurrents comme la FSA ou Viasophia.

 Cette volonté d'extension se retrouve dans les sites Sophianet et Viasophia, dont la finalité de "portails de l'information économique azuréenne[33]" demeure affirmée clairement sur les pages d'accueil comme dans les déclarations des éditeurs. Ainsi, ni Jean-Pierre Largillet, ni Gilles d'Elia ne souhaitent donner un caractère trop "sophipolitain" aux informations économiques diffusées sur leurs sites (même si, pour le premier, « Sophia reste un point de départ et un symbole »), tout en prenant compte le fait que « le public des Internautes de Sophia n'est pas celui de Nice : il n'y a pas d'axe Nice-Sophia » (G. D'Elia ), d'où l'intérêt de mettre en valeur le suffixe ou postfixe « Sophia » comme attrape-tout identitaire et image de marque.

            En deuxième lieu, on peut s'interroger sur le "maillage informationnel" du parc par les différents acteurs observés. Le maillage le plus dense est probablement celui effectué par CAD ("nous alimentons Sophianet plutôt que l'inverse", nous a fait remarquer une représentante de l'Agence de Développement), qui dispose sur Sophia d'un réseau bien identifié d'informateurs, essentiellement des firmes "partenaires" (aidées par CAD ou en voie de l'être), ce qui pose tout de même la question de l'indépendance de l'agence vis-à-vis de ses sources. La Fondation, qui dispose elle aussi de nombreux "contacts" avec les sources locales dispose de moyens financiers réduits et fait surtout "remonter" l'information vers elle via les communiqués de presse. Cela dit, on peut juger que son implantation "originelle" sur le site du parc la place au coeur du tissu informationnel local et lui permet d'avoir une couverture relativement "fine" des événements locaux (sachant que ceux-ci sont cantonnés à la vocation spécifiquement scientifique et culturelle de la FSA). Ce constat nous semble aussi valoir pour Sophianet, dont le rédacteur-en-chef et fondateur, même s'il travaille "en solo", couvre depuis plus de vingt ans l'actualité du par cet dont le réseau de sources d'information nous est apparu particulièrement dense ("ici, tout le monde se connaît et l'information nous remonte très vite", nous a affirmé Monsieur Largillet). Mais ici encore se pose le problème de l'indépendance, car l'animateur de Sophianet effectue, pour rentabiliser le site internet, toute une série de prestations de services auprès de certaines firmes locales : articles de presse d'entreprise, animation de réunions, publi-reportages, conception de sites, etc. Pour justifier cette multi-activité et ses nombreux « ménages », Jean-Pierre Largillet se défend : «tout cela relève d'une problématique principale : comment bien transmettre de l'information ? », illustrant peut être ce qui constitue aux yeux de certains une extension de la fonction de journaliste à celle, plus large mais aussi plus floue et ambiguë, de « fournisseur et formateur de contenus ».  Quant à Viasophia, son caractère de nouveau venu, le place loin derrière les trois premiers, d'autant que ce site est alimenté "à distance" depuis le "quartier général" de Vianice, situé dans le Vieux Nice. Pour le moment, Viasophia "vit" des informations que certaines entreprises sophipolitaines (au nombre encore réduit) font "remonter" vers lui par voie de communiqué ou d'articles rédigés par "le réseau d'amis sophipolitains" du site niçois. Son "maillage" de Sophia demeure donc pour le moment très limité.

            Pour finir, la question du degré d'ouverture du territoire sophipolitain proposé par les sites étudiés mérite aussi d'être abordée. Dans l'ensemble, on peut considérer que ces sites donnent une version située, mais aussi "dépliée" et "ouverte sur le monde" de ce territoire. Ainsi, les services d'information pratiques offerts par Viasophia sont ceux de Vianice et concernent davantage la Côte d'Azur que le parc de Sophia. Quant aux actualités, elles sont davantage ciblées sur Sophia mais offrent aussi des liens vers celles de Vianice, ainsi qu'une revue de presse au plan national et même international. De même, sur Sophianet, les informations d'actualité spécifiquement sophipolitaines se trouvent "diluées", sans qu'aucune "séparation territoriale" ne soit clairement effectuée, dans un ensemble d'informations économiques à caractère régional, national et international. Par ailleurs, sa "média revue" (presse en-ligne et hors-ligne) demeure essentiellement nationale, et son "agenda" situe ses informations au niveau de l'ensemble régional PACA. En revanche, les informations véhiculées par les sites de la FSA et CAD sont davantage "ciblées" sur l'actualité (économique, scientifique et culturelle) sophipolitaine : on n'y trouve pas d'informations relatives aux grands problèmes que connaissent la France, l'Europe et le Monde. Cependant, ces informations demeure tout de mêmes situées et ouvertes : tout n'est pas vu et considéré à travers le seul prisme du local-bocal. Le sous-site "artsophia" par exemple, s'il accorde une place importante à l'Ecole de Nice dans le domaine de l'art contemporain, valorise cet art dans sa globalité en offrant de nombreuses informations sur des artistes français d'autres régions et des artistes étrangers. Les deux sites institutionnels valorisent essentiellement les success stories des entreprises sophipolitaines, mais ils révèlent aussi le plus souvent le poids déterminant des entreprises étrangères installées à Sophia et le développement international des entreprises françaises installées à Sophia. Le caractère "cosmopolite" de Sophia nous apparaît donc au total relativement bien valorisé par les sites étudiés...mais au risque parfois d'une dilution du territoire sophipolitain dans des ensembles plus vastes occultant l'enracinement local et l'originalité du projet et du "modèle sophipolitain" évoquée en introduction.

 

            En conclusion de cette première étude, plusieurs constats s'imposent.

D'une part, au regard des variables territoriales temporelles évoquées en préambule, on peut affirmer que le genre d'information territoriale prédominant sur les sites étudiés est celui de l'information stratégique, liée essentiellement au marketing des organisations. Les formats rédactionnels rencontrés le plus souvent sont d'ailleurs ceux des brèves et des échos, lesquels sont constitués dans le cas étudiés par des reprises à peine modifiées d'annonces et de communiqués de presse émis par les services de relations publiques des organisations, essentiellement ceux des entreprises privées présentes sur Sophia et souhaitant valoriser leur image en interne et en externe. Ce résultat nous renvoie à l'hypothèse formulée par Guy Lochard[34] d'une raréfaction des formats longs dans l'information contemporaine, et plus largement, d'un déclin des modes configurants, qui serait ici accéléré par la mise en-ligne. Du coup, une information à visée davantage identitaire et citoyenne, qui supposerait des dispositifs d'archivages performants, des reportages et portraits de terrain, des tribunes libres et espaces de réflexion (c'est-à-dire des formats bien plus longs) a du mal à trouver sa place. En outre, même les sites à vocation plus journalistiques semblent adopter les canons du journalisme spécialisé (économique et financier), avec toutes ses particularités qui font qu'on ne peut évoquer l'existence actuelle sur Internet d'une information sophipolitaine à caractère généraliste (à l'image de celle produite par le site du journal « San Jose Mercury News » dans la Silicon Valley). Néanmoins, une information à visée identitaire et politique est tout de même produite par ces sites, même si elle demeure marginale. Ce qui est plus troublant pour l'observateur, c'est plutôt le brouillage des genres évoqué en introduction : ainsi, des sites édités par des journalistes jouent sans complexes la carte d'un marketing territorial élargi à la Côté d'Azur, tandis que des sites plus institutionnels embauchent des journalistes professionnels, offrent  des rubriques « news » renouvelées, proposent des interviews, alimentent une base d'archives locales et tentent de susciter la réflexion des internautes sur des sujets d'actualité. D'ailleurs, le présent, le passé et le futur coexistent volontiers sur les sites observés. Notamment parce que la périodicité des informations publiées n'est pas régulière et apparaît le plus souvent multiple (à l'image des nombreux sites d'informations locale observés en France par Roselyne Ringoot[35]) : il est ainsi impossible sur certains de connaître la fréquence de rafraîchissement des rubriques d'informations (sur Viasophia, par exemple, elle n'est pas précisée...alors que Vianice est présenté comme un « quotidien » aux éditions numérotées), tandis que d'autres proposent des mises à jour quotidiennes, hebdomadaires, mensuelles, et aussi...aléatoires[36]. En ce qui concerne les archives disponibles, elles connaissent de sérieux problèmes de mises à jour et de consultation qui ne facilitent pas le repérage temporel de l'internaute. Sophia en ligne ne consacre donc pas l'avènement d'une information en temps réel reliée à un éternel présent (celui des transactions technologiques et financières) à laquelle renvoie pourtant son image de marque. Quant au territoire de projet que pourrait être Sophia, l'information éditée à ce jour par les sites observés n'en rend que très partiellement et imparfaitement compte, ce qui nous fait douter de réelle valeur ajoutée du média Internet en la matière. Il reste toutefois que cette spécificité politique demeure, notamment en toile de fond du développement communicationnel actuel de Sophia, ce qui lui permet de largement se démarquer des stratégies d'autres « technopoles » concurrentes.

Un portail central assurant une communication plus unifiée du territoire serait-il la solution idéale ? Tout dépend de qui pourrait ouvrir (et surtout fermer...) un tel portail, et le débat actuel entre CAD et la Fondation FSA[37] sur la maîtrise de l'image de marque du Parc Technologique augure de bien des polémiques et dissensions à venir. Pour le moment l'information territoriale sur Sophia fait l'objet d'une communication éclatée, qui apparaît comme le produit d'une politique elle aussi éclatée[38] . Mais cet éclatement arrange peut être une majorité d'acteurs locaux, soucieux de faire en sorte que le projet sophipolitain ne soit pas conduit par un pilote unique et demeure un projet ouvert, c'est-à-dire une utopie toujours en voie de réalisation.

 

D'autre part, la représentation spatiale de Sophia Antipolis sur Internet apparaît elle aussi problématique. Certes, on peut noter de réels progrès effectués en matière de visualisation et de localisation d'un territoire dont la situation géographique ne semble jamais s'être imposée clairement dans l'imaginaire collectif local et national. A l'origine de ces progrès : de nouveaux dispositifs technologiques (vues en 360°, hypsoimages) mais aussi une volonté éditoriale de certains acteurs de démarquer (stratégiquement ?) Sophia du reste de la Riviera. En outre, l'existence juridique d'une Communauté d'agglomérations prenant désormais en charge l'aménagement du Parc représente aussi un pas en avant, dans la mesure où la technopole s'identifie de plus en plus à l'ensemble formé par la juxtaposition des territoires administratifs des quatorze communes concernées (avec la ville d'Antibes pour pilote). Il s'agit de montrer que, si Sophia fait bien partie de la Riviera, elle constitue en son sein une entité autonome, avec ses particularités écosystémiques. Cela dit, celle volonté est surtout le fait des sites institutionnels : les sites journalistiques, eux, n'effectuent pas de claire démarcation entre l'information concernant le Parc et celle médiatisant, plus largement, la Côte d'Azur. Ces acteurs donnent d'ailleurs l'impression de se servir de Sophia comme image de marque valorisante, en négligeant voire occultant un peu ses spécificités. Certes, leur choix éditorial de transmettre des informations régionales, nationales et internationales s'explique largement par une stratégie qui consiste à montrer Sophia comme un "noeud" privilégié de la "glocalisation" des activités économiques, c'est-à-dire à la fois un exemple idéal-typique de ce qu'est aujourd'hui un "village global" et une anticipation positive de ce que sera demain une Cité de la "société de l'information". Cette démarche nous apparaît cependant paradoxale, car elle tend aussi à diluer le territoire sophipolitain dans des ensembles socio-économiques plus vastes pouvant altérer, sur le plan symbolique, l'idéal normatif de "qualité" associé à la machinerie sémiotique sophipolitaine. Enfin, le maillage informationnel de ce territoire demeure insuffisant, en quantité comme en qualité. Cette faiblesse est liée au nombre très réduit de relais d'information sur le terrain (il est certain sur ce plan que d'autres territoires et d'autres médias sont avantagés par leur ancienneté, Sophia étant une création très récente) mais aussi, et surtout, au manque de distanciation de ces relais par rapport à leurs sources. Dans la majorité de cas, ce sont d'ailleurs ces dernières (essentiellement des entreprises privées), sous la forme de communiqués de presse à peine retravaillés par les sites étudiés, qui fabriquent elles mêmes l'information sur Sophia. Dès lors, faut-il s'étonner que celle-ci soit le plus souvent, dans le meilleur des cas lisse et aseptisée, et dans le pire des cas ouvertement promotionnelle. A notre sens, cette situation de l'offre a peu de chances d'évoluer tant que le public des sites étudiés s'en contentera. Mais lui demande-t-on vraiment son avis ? Et que connaît-on réellement de ce public, si ce n'est son caractère composite, multiculturel, fugace et volatil ? Sophia ne demeure-t-elle pas a priori un territoire de transit où l'on vient travailler et l'on repart pendant une certaine période de sa vie susceptible de servir de "tremplin professionnel" ? C'est du moins l'image que l'on s'en fait communément. Mais la réalité est peut être différente : des gens toujours plus nombreux s'implantent, plus durablement, et commencent à tisser les sociabilités propres à un lieu de vie. Dès lors, des questions moins économiques et davantage politiques commencent à se poser, auxquelles les acteurs de l'information locale devront bien s'efforcer de répondre. Internet sera-t-il l'outil privilégié de la prise en compte de ces préoccupations nouvelles ? Rien n'est moins sûr. A l'heure où triomphent les "agoras électroniques" (voir notre deuxième enquête), il semblerait que les réseaux numériques aient surtout emprunté à nos Anciens des formes astucieuses de technologie politique, oubliant peut être ce qui faisait la force des Athéniens : le principe de Sagesse (Sophia). Si ce dernier ne l'emporte pas dans une Cité qui porte son nom, alors on pourra affirmer que Sophia Antipolis n'est qu'une technopole parmi d'autres, c'est-à-dire un artefact technocratique apportant sa pierre au vaste chantier qui consiste à favoriser le déclin, lent mais inexorable, de nos territoires.

 

L'enquête dans le Banat roumain : à la recherche de l'« Eurorégion »

 

                Le deuxième territoire d'investigation choisi pour mettre notre problématique à l'épreuve du terrain est celui du Banat. Ancienne province unitaire de l'Empire austro-hongrois issue de la paix de Karlowitz (1690), ce territoire se situe aujourd'hui essentiellement en Roumanie. Il constitue une « région historique » de ce pays, n'ayant pas de reconnaissance administrative formelle, dans la mesure où seules les municipalités et les départements (judeti) y bénéficient du statut de collectivités territoriales.

De fait, le Banat historique se situe à l'extrême ouest du pays. Il est composé de trois départements (Timis, Arad, Caras-Severin) dans lesquels vivent près d'un million et demi d'habitants (7% de la population du pays). Il présente au moins trois particularités remarquables. Tout d'abord, son dynamisme économique (deuxième région de Roumanie pour la création d'emplois, notamment dans le domaine des nouvelles technologies). Ensuite, son caractère multiethnique et multiconfessionnel : selon le recensement roumain de 1996, le Banat compte 9% de Hongrois, 3 % d'Allemand, 3% de Tziganes, 2% de Serbes, et 1% d'autres ethnies parmi lesquelles les plus représentées sont les Bulgares, les Ukrainiens, les Slovaques[39] ; cette spécificité lui vaut d'être souvent cité en exemple de cohabitation pacifique entre les peuples. Enfin, son inclinaison culturelle vers l'Europe Centrale, voire Occidentale, qui lui confère, avec le recul de l'histoire, un statut de territoire-laboratoire de la modernisation, de la démocratisation et surtout de l'européanisation du pays : ainsi, c'est à Timisoara qu'a débuté, dans la rue, la « révolution » anti-stalinienne de décembre 1989.

Outre ces trois marqueurs identitaires forts, la province historique du Banat a pour particularité d'avoir été occupée depuis un siècle successivement par les Autrichiens, les Hongrois, les Serbes,... ; elle déborde donc encore actuellement les frontières de l'Etat Roumain. Il existe ainsi un Banat serbe et un Banat hongrois, de l'autre côté des limites politico-administratives de la Roumanie, au sein desquels vivent d'ailleurs de nombreuses communautés roumanophones, longtemps négligées par les différents régimes qui se sont succédés à Bucarest depuis l'unification du pays en 1918. Quelles que soient les formes qu'aient pu prendre ces régimes, les flux transfrontaliers (économiques et culturels, notamment) ont souvent été très denses entre les différents « Banats ».

           

Une résurrection territoriale ?

 

La prise en compte de cette spécificité a abouti, en novembre 1997, à la création de l'Eurorégion DKMT. C'est-à-dire le territoire compris entre les fleuves transfrontières Danube, Kris, Mures, Tisza. Il recoupe, tout en l'élargissant sur ses marges, l'aire territoriale de la province austro-hongroise du Banat. Aujourd'hui, DKMT comprend quatre départements roumains (les trois cités plus hauts, plus celui d'Hunedoara, formant la région économique « V-Vest »), quatre départements hongrois, et la province autonome serbe de Voïvodine (capitale : Novi Sad), soit au total près de six millions d'habitants vivant sur 77243 Km2. Les textes fondateurs de l'Eurorégion évoquent « la nécessité de dépasser les héritages négatifs du passé, la consolidation de la confiance et de l'esprit de consolidation entre voisins, le rééquilibrage des niveaux de développement, et la préparation à l'intégration européenne des pays qui la composent ». Ces mêmes textes[40] évoquent « une structure formalisée de coopération des zones frontières, qui inclut les représentants des collectivités locales et régionales, mais aussi les partenaires économiques et sociaux ». Dans cet objectif, l'Eurorégion dispose d'une organisation politico-administrative spécifique, dont le niveau le plus haut est constitué par un Conseil élu, aidé par une Commission, des groupes de travail et un secrétariat permanent.

Peut-on ici parler de « fiction territoriale », comme dans le cas étudié plus haut de Sophia Antipolis ? Oui et non : le socle institutionnel DKMT reste bel et bien novateur, et le Conseil de l'Europe considère les eurorégions telles que la Catalogne ou le Banat comme de véritables « laboratoires » préfigurant une Europe continentale réunifiée, fédérale et transfrontière ; cependant, l'actuel territoire DMTK recoupe peu ou prou celui du Banat historique. Il s'agit donc moins de projection que de re-création territoriale. Certains nostalgiques d'une « Mittleeuropa »[41] longtemps incarnée par un empire austro-hongrois si souvent idéalisé évoquent même une « résurrection territoriale ».

Quoi qu'il en soit, l'Eurorégion banataise demeure avant tout un territoire de projet (« Une Eurorégion des citoyens », peut-on lire sur son site Internet), renvoyant à une primauté donnée au politique et à la culture[42]. Dans les textes, les considérations économiques sont prises en compte, mais de manière plus secondaire. On constate ainsi dans le projet eurorégional DKMT une dynamique inverse de celle qui a donné lieu à la CEE, dont l'objectif avait d'abord été la constitution d'une aire économique de libre-échange, constituant un préalable à la mise en place d'une Europe véritablement politique, sociale et culturelle. Certes, dans le Banat, la collaboration politique des trois régions voisines a été perturbée ces dernières années par un certain nombre d'événements : entrée de la Hongrie dans l'OTAN, guerre en Yougoslavie, regains de tensions nationalistes en Roumanie, etc. Cependant, des premiers résultats concrets ont été obtenus, et l'Eurorégion fait désormais ses premiers pas vers une intégration renforcée[43]. Il est vrai qu'elle peut compter sur sa promotion auprès des habitants par au moins trois relais significatifs : celui des autorités politiques et administratives locales, dont les réunions sont dorénavant régulières ; celui des associations et ONG ayant pour objectif la promotion de l'Europe des régions et du multiculturalisme[44]; enfin, celui des mass médias, qui sont de plus en plus nombreux à nouer des liens stables et réciproques avec leurs homologues eurorégionaux.

Par exemple, la télévision publique régionale TVR Timisoara a conclu en 1997 un accord d'échanges de programmes avec MTV Szeged en Hongrie et RTS Novi Sad en Yougoslavie ; la radio roumaine Radio Vest a formé un réseau privé eurorégional avec Radio Media 6 Szeged et Radio 021 Novi Sad, et il en va de même avec les journaux de presse écrite avec leurs équivalents transfrontières. Par ailleurs, de nombreux programmes de ces médias sont dédiés à la promotion des relations interculturelles et transrégionales dans le Banat.

 

Timisoara et ses médias : le poids de l'identité

 

            Pour les besoins de notre enquête[45], nous avons privilégié la ville de Timisoara, qui demeure le centre stratégique du Banat roumain (environ 450 000 habitants), et surtout la ville fer-de-lance de la coopération eurorégionale DKMT. En outre, ayant déjà conduit des recherches dans cette ville dans le domaine des médias et de l'Internet, l'accès aux données nous a été facilité. Ce choix nous est apparu d'autant plus opportun que, lors de ces enquêtes précédentes, nous avions mis en évidence l'engagement civique de nombre d'ONG et de médias locaux, cette particularité étant également repérable sur nombre de sites Internet[46] lancés à Timisoara. En particulier parce que les acteurs journalistiques et civiques locaux ont conservé la maîtrise du développement de ces sites d'information de proximité.

            Nous avions alors décelé une « triple double contrainte identitaire » à laquelle se trouvent confrontées les élites médiatiques locales :

- afficher une différenciation banataise par rapport au Centre (Bucarest) tout en revendiquant une appartenance sans équivoques à l'Etat roumain

- affirmer une solidarité eurorégionale avec les Serbes et les Hongrois tout en se démarquant quelque peu de ces voisins parfois « encombrants »

- prétendre sans réserves à une intégration européenne continentale, tout en préservant l'appartenance à une « Europe Médiane » (« ni Est, ni Ouest ») dont le Banat serait l'un des principaux centres névralgiques.

            A la fois « à l'Ouest de l'Est, et à l'Est de l'Ouest », la région de Timisoara appartient donc à des cercles concentriques territoriaux qui s'entrelacent de façon très complexe. Nous avions montré que les élites médiatiques locales, mêmes lorsqu'elles rencontraient des problèmes liées au développement marchand, voire à la survie de leurs entreprises, revendiquaient cette triple mission identitaire[47]. Ce qui avait sans conteste un effet sur les médias locaux banatais, beaucoup moins contraints par le marketing que, par exemple, leurs équivalents français. Cette particularité médiatique banataise a des origines multiples : économiques (étroitesse des marchés publicitaires locaux, faible pénétration locale des réseaux médiatiques commerciaux bucarestois), mais aussi politiques (demande d'autonomie locale, dynamisme de la société civile locale, souci d'intégration européenne...).

 

            Médias et débat public local

 

Dans l'objectif d'une étude sur l'information territoriale à caractère politique, le cas de Timisoara et de ses médias en-ligne et hors-ligne nous a donc paru approprié. Ayant déjà mis en valeur ce genre informationnel lors d'un texte précédent[48] faisant du Banat un lieu privilégié, nous avons choisi cette fois-ci de restreindre notre objet à un sous-genre d'information à visée politique et citoyenne : celui des programmes médiatiques visant à susciter le débat public local, en accordant une attention privilégiée à ceux de ces programmes qui tentent de promouvoir le multiculturalisme et la coopération européenne (en particulier eurorégionale). Sont visés au premier chef les formats éditoriaux suivants : tribunes d'expression et courriers des lecteurs dans les journaux, émissions d« antenne ouverte » aux citoyens à la radio, talk-shows évoquant les problèmes locaux à la télévision, forums de discussion sur les sites Internet, mais aussi l'ensemble des textes et dispositifs à vocation informative favorisant l'esprit critique, le dialogue social et la structuration d'un espace public local. Dans notre enquête de 1997[49], nous avions montré le rôle des médias locaux banatais dans la constitution à Timisoara d'un tel espace public « territorialisé ». Dès lors, après avoir rappelé en les actualisant les résultats obtenus antérieurement, nous tenterons de répondre à la question suivante : dans quelle mesure les sites Internet à vocation territoriale apportent-ils une plus value aux programmes informatifs et civiques déjà existants dans les médias plus traditionnels présents à Timisoara ?

            Avant donc de nous pencher plus spécifiquement sur la question d'éventuelles « cyberinteractions » citoyennes dans le Banat, revenons dans un premier temps sur la place qu'accordent au débat public local les principaux médias présents à Timisoara.

 

Les médias à Timisoara, miroirs de l'esprit civique banatais ?

 

            L'enquête de 1997, qui portait plus largement sur l'Ouest de la Roumanie (la Transylvanie historique, dont fait partie le Banat) nous avait permis de répondre de façon positive à cette question. Est-ce encore le cas aujourd'hui ? Globalement oui, mais la situation actuelle est plus complexe : d'une part, cet esprit civique tend à s'essouffler, notamment parce que la grave crise économique et sociale que connaît actuellement la Roumanie tend à placer au second plan les perspectives de reconstruction et de décentralisation de la société civile ; d'autre part, parce que les grands groupes de médias commerciaux constitués à, Bucarest tentent désormais, via un système de franchises locales, à occuper de plus en plus le terrain dans les provinces du pays, en particulier dans l'Ouest.

            L'attention accordée par les médias locaux étudiés au dialogue social et aux principaux problèmes constitutifs d'un débat public local nous semble donc toujours vive, cinq ans après. Elle se reflète à la fois dans les choix éditoriaux de ces médias et dans le discours des élites médiatiques locales.

            En premier lieu, la plupart d'entre eux proposent toujours à leurs publics des rubriques ou programmes spécialement dédiés au débat public local. Il s'agit en priorité des principales radios et télévisions de Timisoara. Celles appartenant au secteur public de radio-télévision régionale se sont nettement engagées sur cette voie. Ainsi, Radio Timisoara offre trois émissions hebdomadaires de débat : l'une dédiée aux problèmes de citoyenneté locale (« Les heures de la Cité »), et deux autres tournées vers des segments particuliers du public (jeunes, retraités). Quant à la télévision TVR Timisoara, elle diffuse trois talk-shows thématiques (économie, société et culture) et une émission « interactive » tous les lundi soirs (« Téléaudience ») à vocation participative : une autorité représentant l'administration locale y est invitée, et se trouve soumis au flot de questions des téléspectateurs. Le secteur privé audiovisuel est également présent sur le créneau : le poste Radio Vest (station privée au format généraliste) programme quotidiennement l'émission « Lifeshow », destinée à la libre expression des auditeurs mais aussi à la résolution de problèmes concrets affectant la vie sociale et politique des citoyens (environnement, urbanisme, sécurité, circulation...) ; les autorités locales y sont invités mensuellement et tentent de fournir « sur place », sous la pression des auditeurs, des solutions appropriées à ces problèmes. De même, la télévision (et radio) commerciale Analog, diffusée seulement sur le réseau câblé local, propose une série de talk-shows  sur des thèmes variés (politique, culture, questions féminines, économie...) repris sur le site Internet de la télévision : quant à Europa Nova, elle diffuse quotidiennement (également sur le Web) l'émission «Ciel Variable », un talk-show consacré aux problèmes locaux et invitant régulièrement des personnalités locales. Enfin, en ce qui concerne la presse écrite, outre l'habituelle rubrique « courrier des lecteurs » commune à presque tous les journaux locaux, certains titres (« Timisoara », « Focus Vest ») offrent des tribunes de libre expression. Cependant, les médias imprimés s'engagent de façon moins résolue sur la voie des rubriques spécialisées dans le débat public : « nous avons essaye de le faire il y a quelques années avec un système de questions posées aux lecteurs, mais nous avons dû y renoncer, car dans ce domaine, on sera toujours moins interactifs que la radio et la télévision », précise le rédacteur-en-chef du quotidien Renastera Banateana.

            Mais la place accordée aux débats publics locaux ne se limite pas à celle des rubriques et programmes dédiés à cette question. On peut aussi se demander si l'information locale véhiculée par les médias étudiés reflète suffisamment bien le dialogue social local. Et sur ce point encore, un constat plutôt positif s'impose : comme nous l'avions constaté dans de précédentes enquêtes (en 1997 et 2001), le genre « information territoriale à vocation politique » demeure très présent, voire dominant dans certains cas, dans l'agenda médiatique banatais. Certes, l'information commerciale et promotionnelle y occupe une place grandissante, mais nous sommes encore loin, par exemple, de la situation des médias locaux français, dont l'information est de plus en plus contrainte par les impératifs du marketing et des relations publiques, lesquels tendent à reléguer au second plan la médiatisation de questions plus politiques et citoyennes[50]. Ainsi, le modèle de la presse d'information politique et générale (PIPG), aujourd'hui en perte de vitesse en Europe occidentale, continue d'être privilégié dans le Banat. Les principaux médias locaux conservent un format généraliste, où les rubriques concernant les problèmes locaux, dans toute leur diversité, demeurent très présentes. C'est bien sûr le cas dans la presse écrite d'opinion (hebdomadaires Focus Vest ou Banateanul). Mais on retrouve aussi cette dimension dans les quotidiens d'information Timisoara, Renasterea Banateana, Ziua de Vest, Agenda Zilei, qui s'attachent tous à promouvoir une information locale de qualité reflétant la diversité des points de vue...même si certains semblent plus le faire que d'autres... : « notre ligne éditoriale consiste à favoriser le débat public, on l'a fait depuis le début. Et si les lecteurs ne se montrent pas toujours intéressés, tant pis !...Nous défendons l'idée d'un citoyen actif, conscient, vigilant sur les problèmes de démocratie locale » (M. Mihailcea, Timisoara).

            Ce dernier propos nous amène vers un autre indice de la place significative accordée par les médias locaux au débat public : son importance symbolique dans les discours des acteurs, qui revendiquent de façon récurrente une mission d'acteur civique. Parmi les cas les plus exemplaires en la matière, notons ceux de Radio Vest (« notre radio est un médiateur, un outil de dialogue entre le citoyen et les autorités ») ou de Radio Timisoara (« la radio reste le meilleur outil d'information sur les problèmes locaux. Quant aux émissions de débat, elles permettent aux gens de prendre mieux conscience de leurs droits, mais aussi de leurs limites »). Bien souvent, les journalistes interrogés tirent de ce choix éditorial une réelle fierté, surtout lorsque les programmes de débat public aboutissent à la résolution de problèmes concrets, au demeurant parfois dramatiques : manque de transparence des autorités (journal Timisoara), aide au logement d'une personne âgée privée soudainement de tout moyen financier (TVR Timisoara) ; emplacement d'un hôtel ou d'une maison de retraite (Renasterea), dégradation constante de la voirie (Radio Vest), etc.

De façon générale, les enquêtés affirment que ces programmes tendent à contraindre davantage les autorités locales qu'une simple visite de citoyen à leur bureau : « lorsqu'on demande au maire une audience on attend trois heures, il nous reçoit, nous dit `oui, bien sur, je vous comprend !', puis çà n'aboutit à rien. A la radio, les autorités jouent davantage le jeu, elles sont plus réactives, elles ne peuvent pas se contenter de déclarations. Lorsqu'elles sont interpellées publiquement, les problèmes se résolvent plus facilement. Du coup les gens ont l'impression que c'est notre radio qui résout leurs problèmes » (Radio Vest) ; « à la télévision, les gens se comportent mieux que dans la réalité. Ils veulent se montrer sous leur meilleur visage. En tous cas ils ne peuvent se permettre de maltraiter publiquement les citoyens ! De ce fait, nos émissions interactives ont des effets concrets très importants (...) On encourage aussi les gens à être plus solidaires...Récemment, on a trouvé à l'antenne une famille d'accueil pour un enfant orphelin de huit ans. C'est très bien, j'en suis fière, mais ce n'est pas à la presse de se substituer aux autorités pour faire ce travail à leur place » (TVR). Radio Vest se félicite également d'avoir pu constituer une base de données numérisée des principaux problèmes rencontrées à l'échelle locale, sachant que « le principal problème des gens, c'est l'accès aux sources d'informations locales ».

Mais au-delà du dialogue avec les autorités, c'est plus largement le débat social que les élites médiatiques locales se félicitent de promouvoir. Ceci se vérifie aussi dans le fait que les talk shows télévisés, véritables émissions-cultes dans la Roumanie post-communiste[51] (toutefois en perte de vitesse depuis environ un an), bénéficient généralement d'une bonne appréciation de la part des journalistes interrogés : « ces programmes télévisé sont d'une grande utilité dans un pays qui n'a pas encore vraiment de culture démocratique » (R. Vest) ; « ils représentent un progrès car ils favorisent la discussion publique » (Renasterea). Cependant, la quasi-totalité des personnes interrogées tendent à accorder une valeur supérieure aux talk shows locaux par rapport à ceux programmés par les grands réseaux nationaux commerciaux bucarestois ; ces derniers sont accusés de façon récurrente de favoriser le sensationalisme, le vedettariat, le divertissement bon marché, l'alignement bas-de-gamme sur des programmes commerciaux américains...et surtout de négliger les problèmes concrets rencontrés par les citoyens sur le plan local dans leur vie quotidienne : « dans les talk shows nationaux, les hommes publics viennent surtout se promouvoir eux-mêmes, avec leurs intérêts masqués (...). En plus, les présentateurs confisquent la parole aux invités, ils écrasent tout les autres, ce n'est pas normal, il n'y a pas vraiment de dialogue. Grâce à ces programmes, les postes nationaux ont créé des vedettes à profusion, mais servent-elles vraiment notre culture ? », s'interroge le directeur de Radio Vest. Brefs, les talk shows locaux seraient plus « civiques » que leurs homologues nationaux, davantage tournés vers l'entertainment : « nos programmes de débat public sont moins show et plus talk », affirme ainsi la directrice du poste TVR Timisoara. Pour reprendre le modèle d'analyse proposé par Guy Lochard, les talk shows locaux favoriseraient des relations plus symétriques et consacreraient davantage les personnes et la société civile que les personnalités et l'opinion publique. De ce fait, ils tendraient plus vers une meilleure représentativité socio-politique que vers la garantie d'une légitimité institutionnelle politico-médiatique via un système plus hiérarchique passant par le vedettariat.

Pour expliquer cette différence de genre, les enquêtés mettent systématiquement en avant le particularisme banatais : « ici, il existe une culture du dialogue social liée au multiculturalisme de la région » (journal Timisoara) ; « ici, les gens ont plus d'exigences citoyennes, ils sont plus sérieux, tandis qu'à Bucarest les choses sont davantage prises à la légère » (Radio Vest).

Cependant, les personnes interrogées admettent que ce particularisme banatais, culturel, politique et médiatique, commence à s'essouffler. Trois raisons sont fréquemment évoquées. D'une part, la centralisation jugée excessive de l'Etat roumain, qui laisserait encore trop peu de place aux initiatives locales (problème du manque d'autonomie décisionnelle et financières des collectivités territoriales). D'autre part, la crise économique et sociale et la diffusion en flot d'une culture de masse qui, chez les plus jeunes notamment, favoriseraient un repli sur soi consumériste et une attention plus grande portée aux problèmes de survie quotidienne, laissant en marge les questions d'engagement civique : « les gens ont de plus en plus l'impression que cet engagement ne sert à rien, ils se sentent impuissants, ignorés. Notre journal et notre association organisent souvent des débats, mais les gens viennent de moins en moins, ils semblent démobilisés » (Timisoara). Enfin, en ce qui concerne les médias locaux proprement dits, ceux-ci se sont largement professionnalisés depuis une dizaine d'années. Ils subissent désormais l'influence grandissante de modèles médiatiques occidentaux, notamment ceux à vocation commerciale. Sans oublier le fait que les grands médias nationaux (le journal Evenimentul Zilei, les réseaux radiophoniques Europa FM ou Radio 21, les réseaux télévisés Pro TV, Tele 7 abc, etc.) sont désormais présents dans le Banat, accaparant les maigres ressources publicitaires, aiguisant la concurrence sur le marché et obligeant les acteurs locaux à favoriser des formats rédactionnels de plus en plus tournés vers le divertissement (« music and news » pour la radio, « infomerciales » et téléachat pour la télévision, « city guides » et petites annonces pour la presse écrite, etc.).

Pour toutes ces raisons, la promotion et la médiatisation des débats publics locaux sont aujourd'hui moins évidentes que lors de notre enquête de 1997. Sans que l'on puisse comparer la situation des médias locaux banatais avec ceux, bien plus orientés par le marketing et la rentabilité, de leurs homologues français ou italiens, une tendance à l'essoufflement civique de ces médias se fait désormais sentir. Ne négligeons pas toutefois, dans notre interprétation, les réactions d'un public que le spectacle trop fréquent de la mise en scène de la parole médiatique tend de plus en plus à lasser, sur le plan national mais aussi au niveau local. Il reste tout de même que ces programmes de dialogue social existent toujours. Ils continuent d'être valorisés par les entreprises de presse et...consommés, bon gré, mal gré, par le public.

 

Dialogue inter-ethnique et coopération eurorégionale : une « mission » médiatique ?

 

Parmi les programmes médiatiques visant le développement d'un espace public local, on retrouve, dans une région aussi spécifique que le Banat, ceux qui visent le dialogue interculturel : « interne » (majorité roumaine avec minorités de nationalités autres que roumaine) et « externe » (intégration eurorégionale, et plus largement européenne).

En ce qui concerne le dialogue « interne », il existe tout d'abord des programmes dédiés aux minorités et aux relations multiethniques. Par exemple, les trois éditions hebdomadaires du journal « Timisoara » réservent chacune une page entière à des journalistes locaux écrivant dans les trois langues minoritaires dominantes à Timisoara : le hongrois, l'allemand et le serbo-croate. La télévision publique TVR dispose d'une émission hebdomadaire destinée aux minorités roumaines vivant dans les régions transfrontalières de Hongrie et de Yougoslavie, et produit l'émission « Banatica », réalisée chaque semaine par une minorité différente (hongroise, allemande ou serbe) dans sa propre langue et sous-titrée dans les deux autres. Quant à Radio Vest, elle diffuse régulièrement des programmes en langue serbe ou hongroise réalisés dans son studio-Ecole. A l'inverse, les médias édités localement en langue minoritaire proposent des espaces réservés destinés aux roumanophones (c'est par exemple le cas du journal hongrois Uj Szo et du journal allemand Banater Zeitung). De l'autre côté de la frontière roumaine, ce modèle semble aussi fonctionner puisque, par exemple, les Radio-Télévisions publiques de Szeged (Hongrie) et Novi Sad (Voïvodine) offrent des programmes dédiés aux populations roumanophones. Notons aussi que la volonté de favoriser le dialogue interethnique (et interconfessionnel) se retrouve dans les discours des enquêtés, qui font du Banat un territoire-paradigme en la matière. Ils revendiquent une tradition locale de cohabitation pacifique entre minorités et majorité roumaine (de façon probablement trop idéalisée)...tout en reconnaissant, d'une manière quasiment unanime, que ce « laboratoire » fonctionne aujourd'hui moins bien en raison de l'émigration accélérée ces dernières années de certaines populations minoritaires, en particuliers les Allemands (célébrés par les interviewés pour leur esprit d'entreprise, leur rigueur, leur sens de l'organisation, etc). De fait, les impératifs de dialogue interne nous ont semblé de plus en plus relayés par ceux liés aux nécessités de coopération interrégionale et d'intégration européenne.

En premier lieu, remarquons l'ampleur des dispositifs de coopération eurorégionale : outre les protocoles d'accord eurorégionaux formalisés contractuellement par Radio Timisoara, TVR Timisoara et Radio Vest (cf supra), notons que les journaux Timisoara, Agenda et Renasterea effectuent également des échanges d'informations avec leurs homologues de Szeged et Novi Sad.

En second lieu, au niveau des programmes proposés, on peut évoquer le cas très révélateur du magazine télévisé mensuel « Eurorégional », réalisé en trois langues sur le modèle de ce que fait dans notre pays France 3 en coopération avec des chaînes régionales publiques frontalières (voir le magazine « Mediterraneo » réalisé par France 3 Méditerranée, et associant cinq pays méditerranéens). De même, Radio Timisoara, produit chaque semaine l'émission roumano-hongroise « Sur les ondes de l'Europe », avec Radio Szeged (programme dont l'audience est de plus en plus forte). Quant à Radio Vest, elle co-finance une Fondation pour le Journalisme Régional et Eurorégional (FVJ) qui forme chaque année des générations de jeunes journalistes des trois pays frontaliers dans son studio-école transylvain. Les programmes les plus réussis dans ce cadre pédagogique à dimension européenne sont diffusés pendant l'été et toute l'année sur les ondes du réseau Radio Vest (dix stations, dans tout l'Ouest de la Roumanie) et ces programmes expérimentaux semblent, selon les études d'audience menées régulièrement par le poste, appréciés par les auditeurs.

En troisième lieu, les acteurs interrogés tendent à valoriser dans leurs discours ces coopérations et accords de programmation, en insistant sur leur bon déroulement : « l'Eurorégion est déjà pour nous une réalité. Les frontières se franchissent facilement. Notre collaboration avec les Hongrois fonctionne vraiment bien ! » (Radio Timisoara) ; « le succès notre magazine euroérégional est une première dans la région, il va servir d'exemple » (TVR) : « de chaque côté de la frontière, les gens ont gardé les mêmes habitudes, ils sont ouverts au changement, ils ont l'esprit d'initiative, c'est facile de collaborer avec eux... » (Timisoara). Toutefois, la coopération eurorégionale, selon eux, ne doit pas être pour autant idéalisée. D'une part, elle a été rendue difficile, parfois impossible, par les différents conflits yougoslaves (au moment par exemple du bombardement par les forces Alliées de la radio-télévision publique de Novi Sad, opération très critiquée par les médias de Timisoara). Les interviewés reconnaissent d'ailleurs que les collaborations avec les Serbes « ont souvent été plus compliquées » que celles avec les Hongrois. Par ailleurs, ces conflits ont créé un contexte géopolitique régional tendu et peu favorable aux rapprochements. D'autre part, selon les journalistes interrogés, l'intérêt du public pour l'Eurorégion et plus largement, pour les questions d'intégration européenne, est loin d'être une évidence : « pour beaucoup de gens, l'Eurorégion reste quelque chose d'abstrait, de lointain. Ils s'intéressent à des choses beaucoup plus basiques » (Renasterea) ; « trop souvent, l'intérêt des lecteurs est capté par les problèmes nationaux, et ils oublient que les questions régionales et eurorégionales sont déterminantes pour notre avenir en tant que citoyens » (Timisoara) ; « nous ne pouvons pas nous permettre de trop développer les questions de coopération européenne. Notre grille de programme est limitée dans le temps, et l'intérêt du public reste faible. De plus, la comparaison entre notre pays et les autres pays européens, même nos voisins, nous est le plus souvent défavorable, ce qui n'arrange pas les choses ! » (TVR) ; « l'Eurorégion est une bonne idée sur le papier, mais il faut encore du temps pour qu'elle entre dans l'esprit des gens » (Radio Timisoara). Il n'empêche : à l'unanimité, au-delà de leurs sensibilités divergentes, les enquêtés estiment que l'Eurorégion, territoire en devenir selon eux, est un projet dont la pérennité ne fait aucun doute...à la condition toutefois que les autorités centrales ne provoquent pas de blocages (« elles voient cela d'un mauvais oeil, elles ont peur du sécessionnisme », selon Radio Vest) et que les médias assument leur rôle pédagogique en la matière vis-à-vis des citoyens : « l'autre jour, les instances eurorégionales se sont réunies à Timisoara ; les journaux locaux ont mentionné le fait, mais bien peu ont expliqué au public quel pouvait être l'intérêt d'une telle rencontre, au demeurant capitale pour l'avenir ! » (Timisoara). Pour finir, l'Eurorégion figure souvent dans les discours comme un sas d'entrée dans l'Union Européenne, un défi local à relever dont la réussite serait pratiquement une garantie de l'intégration future de la Roumanie en Europe : « dans un pays en crise comme la Roumanie, il ne serait pas réaliste de vouloir tout de suite l'intégration européenne. Il vaut mieux commencer avec des objectifs plus modestes. L'Eurorégion nous en donne l'occasion, elle permet de faire ses premiers pas, de mesurer les réussites, les échecs et de les expliquer. La coopération avec les voisins n'est pas artificielle, provoquée, elle a toujours existé. C'est pour cela qu'elle doit être une priorité pour nous !... » (Radio Vest).

Au total, on peut énoncer les deux résultats suivants : d'une part, les médias banatais jouent un rôle très actif et déterminant dans la promotion des débats publics locaux, notamment ceux qui visent le développement du dialogue interculturel interne et externe. Certes, dans des eurorégions d'Europe Occidentale telles que la Catalogne, un tel rôle est également joué par les médias locaux. Mais l'ampleur des collaborations transfrontières ainsi que la place symbolique (et souvent réelle) accordés aux programmes visant à susciter le débat local font du Banat un cas très particulier en Europe. D'autre part, il semblerait aussi que, sous l'effet de la crise économique et la pénétration croissante en Roumanie d'une culture du divertissement médiatique, ce modèle soit en train de s'essouffler ou reste en deçà de ses ambitions, de l'aveu même des acteurs qui le promeuvent.

Dans ces conditions, on peut se demander si un nouveau média tel qu'Internet, qui a connu dans le Banat une croissance exceptionnelle depuis le milieu des années 1990, sera en mesure de relayer, voire de revitaliser la mission civique que se sont attribués depuis la fin du communisme les acteurs médiatiques banatais.

Avant de présenter les résultats de notre enquête de mars 2002, précisons que le support et réseau Internet intéresse notre problématique à un double niveau : celui du poids accordé par les sites Web à l'information territoriale à visée dialectique et politique (voir notre enquête sur Sophia Antipolis « dans la Toile ») ; mais aussi sur celui des dispositifs socio-techniques, inédits ou plus anciens, permettant un meilleur dialogue social entre les citoyens et les médias, les citoyens et les institutions...et les citoyens entre eux. Ces derniers posent bien sûr la question de l'interactivité offerte par ces sites Internet...mais amènent aussi à s'interroger sur la nature même et les formes d'expression du public des internautes.

Ces préalables posés, notre enquête nous a amené à effectuer les constats suivants : dans le Banat comme dans le reste du pays, les sites Internet d'information ont connu un essor continuel depuis leur apparition en 1996-1997 ; sur ces sites, l'information territoriale à caractère identitaire et politique reste prédominante, en dépit de l'apparition récente de portails davantage tournés vers l'info-service ; en ce qui concerne les dispositifs d'interaction avec le public, ils n'offrent qu'une faible valeur ajoutée par rapport à ceux proposés par les médias hors-ligne ; enfin, on nuancera ce dernier constat en présentant quelques cas de démarches « d'Internet participatif » davantage innovantes.

 

Le succès des sites d'information en Roumanie et dans le Banat

 

Lors d'une enquête réalisée en 1996-1997 à Bucarest et dans le Banat[52], nous avions pu mesurer la rapidité de la mise en-ligne de l'information en Roumanie, qui doit beaucoup à celle de l'appropriation de l'informatique et d'Internet par les organisations de presse roumaines. Pour expliquer ce phénomène, nous avions mis en évidence les facteurs suivants.

En premier lieu, le poids déterminant d'une intellectualité technique autochtone formée par le régime communiste. Ce facteur, souvent négligé par les recherches occidentales, nous apparaît comme peut-être le plus déterminant. Rappelons en effet que les régimes communistes, et en particulier celui de Ceausescu, ont survalorisé les enseignements techniques (en particulier les formations d'ingénieur) dans l'objectif de « rattrapage technologique » de l'Occident. De fait, une large majorité des nouveaux journalistes roumains ont suivi un enseignement technique et une bonne partie d'entre eux (40% dans une enquête que nous avons réalisée en 1994) ont obtenu un diplôme d'ingénieur. Nous avons eu maintes fois l'occasion de le vérifier, ces « ingénieurs devenus journalistes » disposent d'une culture technique souvent très développée qui les prédispose à accueillir avec enthousiasme l'introduction des nouvelles technologies, mais surtout à constituer de puissants catalyseurs de l'innovation technologique au sein de sociétés demeurées encore éloignées des standards occidentaux en la matière.

En second lieu, la nécessité de corriger des déséquilibres socio-économiques. De nombreux observateurs des sociétés est-européennes post-communistes ont ainsi mis en avant leur propension à la « boulimie communicationnelle »[53], propension caractérisée par une croissance très rapide de l'équipement des foyers et des organisations en anciennes et nouvelles technologies à la communication (TV, vidéo, informatique, téléphonie mobile, Internet). Il se trouve que cette boulimie n'est pas sans rapport avec les difficultés économiques et sociales que génère un processus généralisé de « transition » rapide (et parfois brutale) vers l'économie de marché. Notre enquête nous a permis de mettre en valeur une idée assez récurrente dans le discours des acteurs : celle de compensation. Comme s'il était possible de faire oublier les dysfonctionnements de la « transition » par une suractivité communicationnelle.

En troisième lieu, la nécessité de corriger des déséquilibres politiques.L'une des caractéristiques principales du modèle totalitaire était sa clôture, processus permis par un contrôle très étroit de la circulation de l'information. Dans le cas de la Roumanie de Ceausescu, ce modèle avait même été poussé à ses extrémités par un renforcement constant de l'activité de surveillance politique et un isolement croissant du pays sur la scène internationale. Depuis la chute de ce régime, il n'est donc guère étonnant que la population roumaine soit apparue aux observateurs occidentaux comme l'une des plus « ouvertes » à la réception des technologies de communication. Ce phénomène est manifeste avec la vidéo, le câble et l'antenne parabolique. Il commence à l'être encore davantage avec Internet, perçu par la majorité de nos enquêtés comme une banque de données universelle et surtout -via le courrier électronique - un moyen de communiquer avec n'importe quel citoyen de la planète... à l'heure où il est de plus en plus difficile de sortir du pays.

En dernier lieu, la nécessité de corriger des déséquilibres symboliques. Dans bien des cas l'introduction des NTIC dans les rédactions roumaines n'a fait l'objet, ni de concertations internes, ni d'études de faisabilité issues de stratégies managériales. Cela a été le cas avec l'ordinateur, mais encore davantage avec la connexion à Internet et la production de pages Web. Les dirigeants de médias le reconnaissent : il leur est très difficile d'évaluer l'opportunité réelle de la conception et de la réalisation de tels produits électroniques, qui coûtent par ailleurs assez cher et dont la consommation reste rarement mesurée. Pourquoi donc investir dans Internet alors que son coût est dissuasif et que le trafic demeure lent et restreint ? Est-ce donc un pari sur l'avenir ? L'anthropologue Mihai Coman met en avant une explication d'ordre symbolique : pour les rédactions roumaines, il s'agirait de « prouver » à leurs homologues occidentales que dorénavant elles « existent » technologiquement, qu'elles sont capables de mettre en oeuvre des procédures techniques « évoluées » et « modernes ». Si le sentiment de fiertélié à la possession d'une nouvelle technologie n'est pas absent des discours professionnels que nous avons rencontrés, il reste que cette attitude se comprend assez aisément : ne demande-t-on pas sans cesse (en particulier les institutions européennes) à des pays tels que la Roumanie de faire sans cesse la preuve de leur caractère « européen », « occidental », « moderne », « démocratique », etc.? Les changements communicationnels, à l'Est, se révèlent bien plus rapides que les changements politiques et économiques, et il n'est guère étonnant que l'investissement sur et dans l'Internet constitue, pour les acteurs, un enjeu symbolique prioritaire.

En conséquence des facteurs précédemment énoncés, à peu près tous les médias roumains ayant une certaine audience, toutes catégories confondues, offrent depuis quelques années une vitrine sur le Web. Dans certains cas de titres de la presse régionale ou nationale, les médias roumains ont investi l'Internet avant leurs équivalents français : en 1998, par exemple, tous les grands quotidiens régionaux roumains avaient déjà une version Web, ce qui n'était pas le cas de certains titres français de PQR comme La Provence, par exemple.

Cela dit, à l'image de ce que l'on a pu constater en France et dans d'autres pays occidentaux, le domaine de l'information en-ligne n'est pas resté longtemps le monopole des entreprises de presse. Il a rapidement constitué un marché concurrentiel sur lequel sont venus se placer de nouveaux acteurs : start up liées aux NTIC, opérateurs de télécommunications, ONG, collectivités territoriales, etc.

Dans le Banat, plus particulièrement, près d'une quinzaine de sites Internet de proximité sont ainsi apparus à Timisoara dans cet objectif. Ce chiffre est d'ailleurs voisin de celui de la Riviera, qui est pourtant l'une des régions ouest-européennes les plus prolixes en matière de création de sites Web. Se positionnent tout d'abord sur le marché les médias traditionnels: presse écrite (les quotidiens Timisoara, Renasterea Banateana, Agenda, Ziua de Vest, les hebdomadaires généralistes Focus Vest-qui édite aussi les sites d'informations locales économiques et financières Banatbusiness.ro et Timisoaranews en partenariat avec la Chambre de Commerce-  et Agenda Hebdo, les journaux en langue minoritaire allemande et Hongroise); radios (la radio publique régionale Radio Timisoara, et les radio commerciales généralistes Radio Vest et Europa Nova) et télévisions (télévision locale par câble Analog TV et télévision privée généraliste Europa Nova). Les sites Internet de ces médias proposent, dans leur majorité, une rubrique d'information locale inégalement actualisée. Le site le plus avancé en la matière reste incontestablement celui de la chaîne câblée Analog, qui offre quotidiennement une série d'informations locales en temps réel. Quant aux médias de presse écrite, ils se contentent la plupart du temps de transposer en-ligne le contenu de la version papier (seul les journaux Focus Vest et Timisoara proposent une sélection d'articles spécialement effectuée pour la version en-ligne). Outre ces acteurs médiatiques, sont apparus depuis peu de temps sur le marché de l'information locale et régionale de multiples fournisseurs d'accès à l'Internet (Internet Providers ou FAI dans la version française...) soucieux d'associer la diffusion de contenus informationnels journalistiques à leur activité dans le domaine des «tuyaux». Les quatre FAI impliqués dans cette dynamique de convergence (cf supra) sont : AS Computer/GBG, DNT (Dynamic Network, Technology), RC Team et Infotim. Le premier, AS Computer, a lancé le portail d'informations régionales généralistes Banat.ro, lequel propose par ailleurs un sous-site «B to B» dédié aux entreprises, une bibliothèque virtuelle ayant pour ambition de mettre en ligne les oeuvres du plus grand nombre possible d'écrivains et éditeurs régionaux, et un «webzine» hebdomadaire Banat-media (lancé en 1997). Quant au fournisseur d'accès national DNT (à l'origine en partenariat avec la Fondation Soros), il possède trois sites régionaux (dans le Banat, en Transylvanie, en Moldavie) ayant lancé chacun d'entre eux un portail d'informations et de services généralistes. Dans le Banat, il s'agit de Timisoara.ro, qui offre une rubrique d'informations locales, nationales et internationales, et propose la plupart des prestations disponibles sur les sites-portails locaux français. Quant à la société informatique Infotim (première firme de nouvelles technologies créée en Roumanie il y a deux décennies), elle a développé un portail d'informations culturelles sur le patrimoine régional et la start up RC Team (dont le site est hébergé par DNT) une rubrique d'informations locales et nationales alimentée par des journalistes...de la BBC-section roumaine. Pour ce qui est des collectivités locales, elles se sont également impliquées sur le marché de l'Internet de proximité en cofinançant la bibliothèque virtuelle de Banat.ro, le «musée imaginaire» régional d'Infotim, et la mise en ligne du site de Timpolis, journal de la Police Départementale. Pour finir, mentionnons également le cas des ONG telles que la fondation Soros (qui a créé un site régional donnant accès à un grand nombre d'associations locales), Pro-Démocratie (dont le site aid-ng.ro offre une information citoyenne très précieuse) ou le Centre Eurorégional pour la Démocratie, dont le site regionalnet.org contribue à promouvoir le multiculturalisme à l'échelle de toute l'Eurorégion dans le trois pays qui la composent. Mais la liste ne serait pas complète sans mentionner le cas très particulier de T.O.L. (« Timisoara On Line »), « weblogue » (page personnelle informative évoluée) devenue « webzine » à succès en quelques mois, et surtout figurant aujourd'hui en tête des sites régionaux les plus visités. Sur le modèle de certaines initiatives françaises émanant des réseaux associatifs citoyens (cas de Vianice.fr dans la Riviera, par exemple), TOL est aujourd'hui le premier portail d'informations alternatives sur le Banat.

Au total, cette liste traduit bien un certain alignement du marché roumain de l'Internet régional sur ses homologues occidentaux. De fait, le léger décalage temporel constaté dans ce «développement imité» demeure bien moins important que celui qui peut exister dans d'autres secteurs plus traditionnels de l'économie roumaine.

            En outre, ce développement demeure largement maîtrisé, à la différence de ce que l'on a pu constater dans certaines régions françaises, par la profession journalistique. Celle-ci est bien à l'origine du lancement des sites des médias traditionnels, mais surtout elle se trouve très étroitement associée à l'activité informationnelle initiée par les portails émanant d'acteurs non médiatiques: ainsi, la rubrique «infos» de Timisoara.ro (DNT) est alimentée par un «cyberjournalise» qui administre dans le même temps le site de l'hebdomadaire Focus Vest; le portail régional Banat.ro est géré et alimenté par l'écrivain et journaliste Dusan Baïski, par ailleurs responsable de rubrique et webmestre au quotidien Agenda et rédacteur-en-chef du webzine Banat-média ; la rubrique «informations» de RC Team est pilotée par des journalistes de la section roumaine de la BBC, et celle du webzine T.O.L. est alimentée par l'agence de presse Romanian Leader. Même certains sites d'ONG sont administrés par des journalistes (à plein temps ou pigistes) collaborateurs de journaux locaux. On le constate clairement, les journalistes locaux demeurent au coeur du processus de diversification et accroissement de l'offre d'information de proximité en-ligne. Il faut voir à cela plusieurs raisons: la réelle compétence technologique de ces journalistes (cf infra); le souci des opérateurs locaux de l'Internet de s'associer avec des producteurs de contenus spécialisés mais aussi une ouverture de ces opérateurs à des problématiques non marchandes (le PDG de RC Team est aussi le Vice-Président de la Société Culturelle Régionale «Banat»); le degré relativement élevé d'utilisation de l'Internet chez les rédacteurs des médias traditionnels.

Cette place des acteurs journalistiques est déterminante en ce qui concerne la nature et la structuration de l' information en-ligne véhiculée par les sites.

 

Le poids des contenus en-ligne à vocation identitaire et citoyenne

 

De fait, l'information-service, si elle connaît une montée en puissance considérable dans les médias traditionnels roumains depuis le milieu des années 1990, demeure encore relativement marginale dans les sites Internet de proximité. Ceux-ci valorisent plutôt une information calquée sur le modèle des médias classiques de proximité banatais dont nous avons, plus haut, évalué le rôle civique.

Certes, les sites-portails initiés par les FAI (en particulier «Timisoara.ro» de DNT et «On-line.ro» de RC Team), ainsi que le site «Worldnet» lancé par la radio Europa Nova à l'intention des Banatais de la diaspora demeurent essentiellement axés sur la fourniture d'une information utilitaire et ludique qui celle, dans la Riviera, proposée par Cote.Azur, Rivieraworld, Bestofcity ou Cityvox. On peut aussi évoquer le cas du city guide De Vest, dont l'intégralité du contenu (agenda des sorties et loisirs à Timisoara) est offerte en-ligne. Mais de tels sites restent minoritaires.

Une large majorité des autres produits présents sur le marché véhiculent une information présentant la triple caractéristique des médias locaux du Banat: information de proximité d'intérêt général souffrant d'un certain manque de professionnalisme dans son traitement (lourds problèmes d'actualisation, données approximatives, problèmes de téléchargement, absences d'une production spécifique à la version Web); information identitaire destinée à valoriser le territoire régional par rapport à la capitale Bucarest (services d'archives, insistance sur l'histoire et les spécificités locales, le patrimoine culturel et littéraire, le folklore, les success stories locales en matière économique, la richesse du tissu associatif, etc.); enfin, valorisation du multiculturalisme en présentant la région transfrontières du Banat comme un idéal-type en la matière. Bref, le modèle émergent en Europe de l'Ouest d'une information locale de plus en plus marketée et instrumentalisée à des fins commerciales (cf notre enquête à Sophia Antipolis) n'est pas encore de mise en Roumanie. Dès lors, on retrouve un marché de l'Internet majoritairement articulé autour des fonctions identitaires et citoyennes qu'il avait en Occident jusqu'il y a peu, et qui sont encore largement partagées par un grand nombre de médias banatais hors-ligne. En ce cas, l'on est droit de s'interroger sur la réelle valeur ajoutée de l'outil Internet en la matière...d'autant que les difficultés et les coûts de connexion, la lenteur du trafic, les problèmes de mise à jour de l'information, rendent le plus souvent le média hors-ligne plus performant que son homologue en-ligne. Simple mode passagère, gadget destiné à l'identité nostalgique des Roumains de la diaspora, l'Internet local et régional a-t-il vraiment un intérêt (notamment citoyen) dans le Banat ? Cela nous amène à étudier également le cas des dispositifs participatifs ayant pour vocation de susciter le dialogue social de proximité.

 

Le caractère limité des interactions citoyennes en-ligne

 

Nous avions mis en évidence cette faiblesse dans notre enquête réalisée en 2001. Ces interactions en-ligne, dans le Banat, sont essentiellement envisagées au niveau de la mise en place de groupes de discussion en direct ou en différé (forums et chats). Qu'en est-il réellement ?

D'une part, seule une minorité de sites ont développé des forums d'expression locale, lesquels font d'ailleurs l'objet de dysfonctionnements fréquents (de l'avis même de ceux qui les animent...). Il s'agit des sites de Radio Vest, de la Radio-télévision Europa Nova (dont le groupe de presse édite le quotidien Renasterea Banateana) et du portail local TOL.

D'autre part, les contenus des dialogues générés par ces forums de discussion ne brillent guère, selon leurs responsables éditoriaux, par leur richesse et originalité. Ainsi, les forums et chats de Radio Vest et Europa Nova sont essentiellement utilisés par des Banatais de la diapora à des fins de compléments d'informations et par un public local essentiellement formé d'étudiants discutant de leur CD favori ou des mérites comparés de telle ou telle vedette de l'industrie musicale, cinématographique ou télévisée nationales et internationales. Bref, on n'y aborde que très rarement les problèmes de fond susceptibles de déboucher sur des débats locaux approfondis. Le webzine Timisoara On Line est en fait le seul à avoir pris l'initiative d'impulser des discussions sur de tels problèmes (voir forum sur le marché noir des devises, en mars 2002). Cependant, cette initiative demeure isolée et expérimentale : le forum de TOL peine encore, quelques mois après son lancement, à élargir un cercle composé de quelques dizaines d'amis du site, pour l'essentiel des étudiants proches de ceux qui ont créé TOL à partir d'une page personnelle. Leurs propos (très brefs) demeurent d'ailleurs le plus souvent manichéens, peu argumentés, parfois argotiques et injurieux, de l'ordre de l'invective au destinataire rarement précisé. Cette dynamique de web communautaire mérite certes d'être suivie de près ; mais ses limites demeurent importantes, surtout si on la compare avec celle développée en France par des sites comme Vianice (entre les deux tours des élections présidentielles françaises, les « vianiçois » pouvaient chaque jour consulter les réactions en chaîne de plusieurs dizaines d'internautes aux informations éditées quotidiennement par le webzine azuréen) ou des sites d'information nationale, tels que celui du quotidien Libération, de la radio France Info ou de la télévision Canal Plus, dont les visiteurs des multiples forums et chats sont parfois plusieurs centaines à plusieurs milliers. Et surtout dont les espaces de discussions sont administrés par des professionnels et renouvelés en fonction de l'actualité. Aucun site observé dans le Banat nous a paru afficher de tels objectifs. Du moins à court et moyen terme...

On objectera que ces lacunes sont moins liées à un manque de volonté des éditeurs qu'à des possibilités financières et techniques très réduites. De fait, ces éditeurs n'ont pas pour le moment les moyens de rémunérer un personnel dédié, ne serait ce qu'à temps partiel, à la «communautique». Et ils doutent, probablement à juste titre, de l'implication réelle des internautes, étant donnée la structuration actuelle du marché roumain. Cependant, la grande majorité des enquêtés estiment qu'Internet représente un outil original et performant susceptible de renouveler les débats publics locaux et faire mieux, en la matière, que les médias classiques. Sont particulièrement appréciées, dans cet outil, les qualités suivantes : souplesse d'utilisation, ouverture à tous sans discrimination, diffusion en temps réel, dimension multimédia et hypertextuelle, possibilités de personnalisation des informations, etc. Pour ces raisons, presque tous les acteurs interrogés entendent bien créer dans l'avenir des forums mieux conçus et plus participatifs, ou développer avec des moyens (humains, financiers, techniques...) plus ambitieux ceux qui existent déjà. Dès lors, il est difficile de porter actuellement un jugement définitif sur des dispositifs qui risquent de connaître une croissance rapide dans les années à venir (du moins si l'on en croit les discours des éditeurs) et dont l'appréciation et le degré d'utilisation par le public reste encore pratiquement impossible à évaluer. D'autant que certaines initiatives que nous avons pu recenser, au-delà des désormais convenus et souvent décevants « forums de discussion », semblent augurer d'une évolution vers une conception plus citoyenne et participative de l'Internet de proximité.

 

Quelques initiatives audacieuses hors-médias

 

En effet, si les médias locaux ont longtemps constitué le fer-de-lance de la promotion du dialogue civique dans le Banat, les deux initiatives sur lesquelles nous allons maintenant nous pencher ont quelque peu échappé aux entreprises de presse traditionnelles. Les deux sites étudiés sont d'ailleurs les seuls à inscrire leur action dans un territoire de projet qui est représenté spatialement, au niveau topographique et patrimonial, sur le Web : le Banat pour le premier, et l'Euréorégion DKMT pour le deuxième.

La première est celle du portail régional Banat.ro, hébergé et développé par la firme informatique AS Computers GBG, qui figure dans le peloton de tête des SSII locales spécialisées dans l'informatique et les réseaux. Sa particularité est d'être gérée par une personnalité très impliquée dans le mouvement civique banatais, par ailleurs Vice-président de la Société Culturelle Banat. A priori, Banat.ro offre à peu près tous les services dont on peut constater l'existence dans les portails régionaux français : informations locales et nationales, moteur de recherches, aides aux entreprises, liens vers les institutions et firmes locales, météo, messageries et forums, jeux, cadeaux, publicité, annonces, guide des sorties, hébergement de sites partenaires conçus par la société en syndication, cours de la bourse, billeterie, etc. Mais banat.ro ne se limite pas à cette info-service commune à tous les portails. Il héberge plusieurs galeries virtuelles d'artistes locaux, les sites institutionnels de diverses fondations et sociétés culturelles, et surtout les créations originales du cyber-journaliste-artiste serbe Dusan Baiski. Parmi ces dernières, un webzine d'opinion (« Banat-media »), un roman-labyrinthe interactif conçu selon les principes de la « littérature générative » (en France, voir les travaux et réalisations de Jean-Pierre Balpe dans ce domaine) et surtout la « bibliothèque virtuelle du Banat », qui propose à chaque citoyen de contribuer lui-même par un système d'échange gratuit de fichiers (peer to peer) au remplissage de bases de données culturelles en-ligne ouvertes au grand public (principe de l'archive ouverte, ou « open source »). Dans une démarche d'information partagée et de cognition distribuée, ce dispositif propose aux Banatais d'être eux-mêmes les acteurs de leur propre inventaire patrimonial régional. Ils sont ainsi invités à mettre en-ligne, via l'envoi de fichiers attachés au webmestre et dans une dynamique de « communauté virtuelle », tout ce qui pourrait s'apparenter à une création ou richesse culturelle propre au Banat. Enfin, le portail héberge aussi le projet Ratsko, qui constitue à notre sens (potentiellement) un puissant outil de dialogue régional entre la majorité roumaine et la minorité serbe. Ce projet interculturel, initié par les réseaux balkaniques RCB (Balkan.net), qui associent neufs Etats frontaliers en proie à des tensions multilatérales, valorise dans une version bilingue le patrimoine de la minorité serbe du Banat (visites virtuelles des Eglises médiévales, etc.) dans une perspective ouvertement politique de cohabitation et d'intégration par la culture. Quant l'on sait que les sites Internet Serbes et Albanais ont surtout servi aux belligérants à faire la «guerre en-ligne» pendant le conflit du Kosovo (et encore aujourd'hui...), on peut mesurer tout l'intérêt de ce type d'initiatives...

            Pour finir, revenons sur les différentes actions développées par le Centre Eurorégional pour la Démocratie (ONG locale soutenue par les institutions euroépennes) et proposées sur le site regionalnet.org. Tout d'abord, la rubrique « démocratie en-ligne » de ce site offre les services suivants : une base de données spécialisées sur la société civile (adresses et fonctions des ONG et associations régionales, sources de financement, programmes de formation, etc.) ; un moteur de recherche ciblé sur toutes les ONG du Sud-Est de l'Europe ; l'hébergement et un service e.mail gratuits pour toutes les ONG qui le souhaitent ; enfin, une lettre d'information spécialisée sur les questions civiques régionales. Par ailleurs, regionalnet.org est le seul site Internet à offrir une rubrique entièrement consacrée à l'Eurorégion DKMT (avec la collaboration de la Fondation pour une Troisième Europe): on y trouve une représentation spatiale (la seule existante sur le Web) de ce territoire de projet, les textes à l'origine de sa création, les principales résolutions adoptées, le calendrier du projet, le groupe des ONG y participant, etc.

Enfin, outre ses activités de formation et de consultance hors-ligne et en-ligne destinées aux membres des ONG régionales, le site souhaite valoriser un contact plus direct entre les citoyens et les institutions locales via le sous-site « e-communication », financé par le Conseil de l'Europe dans le cadre de son programme « Responsabilité et confiance ». Il s'agit d'un mécanisme innovant qui permet aux internautes de mieux connaître les missions et le fonctionnement de leurs institutions locales (ici le Maire et le Conseil Municipal de Timisoara, le Conseil Départemental et la Préfecture), mais aussi de prendre connaissance des actions effectivement réalisées, et surtout de dialoguer en-ligne avec chaque élu individuellement. En effet, celui-ci possède une boite à lettres personnelle, sur laquelle il reçoit les questions, remarques et suggestions collectées par le CED, et auxquelles il est tenu de répondre dans un délai de trois semaines. Le site propose aussi une base de données des question-réponses et invite les internautes à discuter, en présentiel cette fois-ci, dans le cadre plus informel de « petits-déjeuners » organisés régulièrement par le CED où les élus sont invités à participer et à réagir. Ce lien entre le en-ligne et le hors-ligne nous paraît intéressant. Et cette procédure nous semble appelée à un plus grand avenir, dans une perspective de « cyberdémocratie », que celle de forums de discussion souvent désertés et de gadgets technopolitiques[54] tels que la retransmission en temps réel des séances des assemblées locales (qui exigent une disponibilité aux heures prévues et des facilités de navigation avancées), les votes et référendums électroniques (qui confinent la plupart du temps à la démagogie) et les systèmes d'échanges locaux en-ligne (qui ne sont que des additifs plus ou moins fréquentés de leurs équivalents hors-ligne, lesquels sont liés à l'existence, sur un territoire, de réseaux sociaux actifs et porteurs de projets collectifs bien identifiés[55]).

            En conclusion, on peut affirmer sans prendre beaucoup de risques qu'Internet ne concurrence pas pour le moment les médias hors-ligne dans la promotion du d'un espace public local dans la région du Banat. D'une part, ces derniers continuent d'être très actifs dans cette mission qu'ils revendiquent explicitement ; d'autre part, les sites Internet ne font que transposer en-ligne l'information produite par ces médias et, dans les rares cas où ils ont mis en place des espaces virtuels de confrontation, ces derniers n'ont pas rencontré leur public. Ce dernier se mobilisera-t-il davantage dans le cadre de nouveaux dispositifs tels que ceux proposés par les deux sites que nous venons de décrire ? Peut être, mais pour le moment il est bien trop tôt pour répondre avec pertinence à cette question. En tous les cas, il nous paraît légitime, dans des recherches ultérieures, d'étudier plus en profondeur, avec des méthodologies plus fines et adaptées, de telles initiatives qui redonnent au territoire régional, du moins en théorie, toute sa dimension citoyenne.

            Il nous reste maintenant à dégager un certain nombre d'enseignements théoriques et méthodologiques de cette double enquête dans deux territoires au demeurant fort passionnants à étudier pour l'observateur.


 

L'information territoriale à l'heure d'Internet : quels projets de participation pour les citoyens ?

 

En nous appuyant sur les résultats d'enquêtes de terrain menées dans le cadre de deux programmes européens de recherche auxquels nous participons, nous souhaiterions mettre en avant l'emprise croissante des stratégies de organisations marchandes sur l'information territoriale proposées par les sites internet dits "de proximité". Alors que ceux-ci entendent revaloriser une dimension participative et citoyenne de la territorialité de plus en plus négligée par les médias de masse, une observation plus fine de la réalité du terrain nous permet de penser que cette dimension demeure le plus souvent marginale et souvent rhétorique, en dépit cependant de remarquables exceptions. C'est-à-dire que les espaces de la transaction virtuelle, construits par le nouveau marketing territorial; prennent de plus en plus le pas sur les territoires de la mémoire et les territoires de projet, à vocation identitaire et politique. Ce constat est désormais partagé par les observateurs attentifs de la métamorphose actuelle de l'information produite par des territoires "classiques" comme le sont en France la région ou le département. En revanche, il est plus étonnant de le formuler à propos de nouveaux "territoires de projet" portés par une utopie politique, à l'image des deux cas que nous avons étudiés : la cité technologique de Sophia Antipolis (1969) sur la Riviera française, et l'Eurorégion transfrontière du Banat (1997) en Roumanie, qui comprend aussi des portions territoriales appartenant à la Hongrie et à la Yougoslavie. Galeries marchandes en-ligne et agoras électroniques semblent pour le moment faire bon ménage dans les sites Internet que nous avons étudiés. Mais pour combien de temps encore ?

 

 

Nicolas Pélissier, Maître de Conférences ,IUT "Information-Communication" de Sophia-Antipolis

Université de Nice, CRIC/LAMIC

 

 

 

 

 



[1] Voir notre article "Internet de proximité et citoyenneté en-ligne" dans l'ouvrage de synthèse de ce programme : D. Ruellan et alii, Inform@tion.local, Paris, L'Harmattan, 2002, pp. 95-111. Voir aussi F. Demers et N. Pélissier, "Les territoires glissants de l'Internet de proximité", in Territoires sous influences II, Paris, L'Harmattan, 2001.

[2] Voir D. Pagès et N. Pélissier, "Territoires sous influences", Deux tomes, Paris L'Harmattan, 2000 et 2001. Voir aussi, coordonnés par les mêmes auteurs, les numéros de la revue Quaderni intitulés "L'incertitude des territoires" (N°34, 1998) et "Les territoires de l'utopie" (n°41, 2000).

[3] Sans aller jusqu'à évoquer le concept de clôture informationnelle mise en évidence par la biologie, la cybernétique et aujourd'hui les sciences cognitives (voir par exemple F. Varela, Autonomie et connaissance, Paris, Le Seuil, 1986), on peut au moins mentionner les travaux qui, en sciences de l'information et de la communication, mettent en évidence le caractère "chauvin" de l'information, en particulier en cas de conflits territoriaux (voir Daniel Bougnoux, La communication contre l'information ?, Paris, Hachette, 1995 ; Bernard Lamizet, La médiation politique, Paris, L'Harmattan, 1998), mais aussi à des travaux plus anciens insistant sur la fonction d'agenda territorial de nombre de mass médias (modèle de l'agenda setting développé par Mac Comb)

[4] Voir sur ce point les travaux récents de Jeremy Rifkin, Manuel Castells aux Etats-Unis, ou du courant de la médiologie initié en France par Régis Debray.

[5] Cf ouvrages et articles cités plus haut.

[6] P. Charaudeau, Le discours d'information médiatique, Paris, Hachette, 1995.

[7] R. Ringoot, "Les constructions temporelles de l'Internet local", in D. Ruellan et alii, Inform@tion.local, op.cit., pp. 293 -307.

[8] Voir N. Pélissier, « Les voix multiples de la Transylvanie : étude du rôle des médias audiovisuels locaux dans la production de nouveaux espaces publics territorialisés », Global Network, n°6-7, 1996-1997, pp. 41-62. Article repris dans l'ouvrage collectif coordonné par Ioan Dragan : La communication du politique, Paris, L'Harmattan, 1999, pp. 375-402.

[9]L'expression est de Bernard Miège (La société conquise par la communication I, Grenoble, PUG, 1989). Pour son application au niveau de l'information locale, voir I. Paillart, "Les territoires de la communication, Grenoble, PUG, 1993 et C. Benzoni-Grosset, « Les nouveaux managers du local et de la communication », in Dragan, (I.), (Dir.), La communication du politique, Paris, L'Harmattan, 1999, pp. 337-351.

[10] H. Cardy, Construire l'identité régionale : la communication en questions, Paris, L'Harmattan, 1997.

[11] I. Pailliart, (Dir.), L'espace public sous l'emprise de la communication, Grenoble, Ellug, 1995.

[12] D. Ruellan, « Le local sur Internet : enjeux de la mise en-ligne de l'information », in Thierry (D.), (Dir.), Nouvelles technologies de communication : nouveaux usages nouveaux métiers, Paris, L'Harmattan, 2000, pp. 191-219.

[13]F. Rebillard, "La presse multimédia. Une première expérience de diversification de la presse écrite sur cédérom et sur le Web", in Réseaux, n° 101, pp. 141-171, 2000.

[14] Op.cit.

[15] D. Pagès, « La production de fictions territoriales : le rôle de la communication publique », in Territoires sous influences II, op.cit., 2001.

[16] Selon la typologie élaborée par Franck Rebillard, il s'agit de « genres médiatiques » définissant autant de discours journalistiques possibles.

[17] Programme financé par l'Union Européenne, réunissant une vingtaine de chercheurs émanant de cinq pays et animé en France par Guy Lochard (CNRS/Université Paris). Ouvrage de synthèse à paraître en 2003 aux Editions De Boeck.

[18] F. Demers et N. Pélissier, "Les territoires glissants de l'Internet de proximité", in Territoires sous influences II, Paris, L'Harmattan, 2001.

[19] Voir à ce sujet nombre des  publications prospectives de la DATAR. Voir aussi les travaux plus spécifiques de JC Abric, H. Pornon sur la « géomatique » et ceux de Y. Bertacchini sur la veille territoriale, l'intelligence territoriale et le management des réseaux numériques territoriaux  (par exemple : Y. Bertacchini, : « TIC, réseautique territoriale et médiation sociale », Actes du 8° colloque franco-roumain en sciences de la communication, Bucarest, juillet 2001).

[20] Voir la contribution d'Alain Milon à Territoires sous influences II, op.cit, 2001.

[21] Voir l'émergence d'une "communautique" développée à l'UQAM (Montréal, Canada) par Pierre-Léonard Harvey et son équipe.

[22]De nombreux médias niçois ont ainsi des programmes concernant l'Italie, l'Europe, la Méditerranée, à l'image de l'émission multilingue "Mediterraneo" produite par  France 3/Méditerranée.

[23] Sophia Antipolis est la technopole européenne la plus étendue. Créée en 1969, elle est matérialisée par un Parc Technologique s'appuyant depuis peu sur une Communauté de quatorze agglomérations situées entre Antibes et Grasse, à environ une vingtaine de kilomètres de Nice. Ce « Parc » fait 2300 ha, dont 2/3 d'espaces verts. Il génère 25000 emplois (dont 4000 chercheurs et 14000 ingénieurs) et accueille 1127 établissements, dont 30% d'entreprises d'origine étrangère regroupant 68 nationalités. L'essentiel de ces entreprises travaillent en recherche-développement dans les NTIC, les sciences du vivant et de l'environnement.

[24] Voir à ce sujet le numéro de Quaderni intitulé "Les territoires de l'utopie" (n°41, 2000, op.cit), et notamment le texte de Dominique Pagès évoquant les "fictions territoriales".

[25] Sénateur P. Laffitte, "Le modèle Sophipolitain", Brochure destinée au public, Fondation Sophia Antipolis, août 2001.

[26] En référence au programme de recherche « Sophia Antipolis : utopie, technologie et communication », coordonné par l'IUT Information-Communication de Sophia Antipolis (Responsable : J. Araszkiewiez), financé par l'Université de Nice, la Fondation Sophia Antipolis et associant une douzaine de chercheurs locaux.

[27] Rapport édité au CRAP/CNRS dans le cadre du programme "La PQR en-ligne et le local sur le Net", IUT de Lannion, Coordination D. Ruellan, mai 2000.

[28] A priori, la communication externe de Sophia est gérée depuis cette année par l'agence Côte d'Azur Développement (qui remplace désormais la SAEM pour assurer cette mission), mais nombre d'acteurs locaux (dont le « Président-Fondateur » Pierre Laffitte) se refusent dans la pratique à entériner ce transfert de compétences, y voyant une action hégémonique de la part du Conseil Général des Alpes Maritimes, via CAD, destinée à contrôler le développement global du Parc de Sophia  (dans la mesure où les missions de CAD devraient normalement se borner à la promotion économique du territoire).

[29] Nous avons pu constater (publiquement !) la vivacité de cette concurrence lors des "Premières Rencontres de l'Internet local" que nous avons organisées avec le CRIC à l'IUT de Sophia, 1° février 2002.

[30] Voir notre texte « Internet de proximité et citoyenneté en-ligne », dans l'ouvrage Inform@tion.local, op.cit.

[31] Ce forum sera en fait inauguré "officiellement" le 6 juin 2002.

[32] Cependant, les contenus de certains colloques sont depuis peu proposés aux visiteurs en format PDF, dans une perspective d'approfondissement des connaissances et de contribution à la réflexion des internautes.

[33] La nouvelle version de Viasophia propose même un synthèse de l'actualité économique "de Sophia et d'ailleurs". On ne peut pas être plus vague...

[34] G. Lochard, "Genres rédactionnels et appréhension de l'événement médiatique : vers un déclin des modes configurants ?", Réseaux ,N° 76, 1996, pp. 83-102.

[35] R. Ringoot, "Périodicité et historicité de l'information en-ligne", in Médiamorphoses, n°4, mars 2002, pp. 69-75.

[36] Sur Sophianet, par exemple, qui s'affiche lui aussi comme un "quotidien en-ligne", on trouve des informations du jour, qui coexistent avec des nouvelles de la veille, de l'avant-veille, de la semaine précédente, et des "dossiers", censés être mensuels mais dont le rythme reste pour le moment aléatoire. On peut alors évoquer, comme le fait R. Ringoot pour d'autres sites, une "périodicité arythmique" et une "mixité temporelle" à propos de l'information proposée par ce site.

[37] Débat reflété par certaines « éditions » de Viasophia et Sophianet en avril 2002

[38] Sur ces notions de communication et de politique « éclatées », voir L. Sfez, La symbolique politique, Paris, PUF, 1988.

[39] Ces données chiffrées, très récentes, rendent toutefois mal compte de l'extrême pluralité ethnique longtemps caractéristique du Banat, dans la mesure où de très nombreux citoyens roumains de nationalité minoritaire (Allemands en particulier) ont quitté la région pendant le régime communiste et après sa chute en 1989.

[40] Voir le site Internet de l'eurorégion, conçu par l'ONG « Centre Eurorégional pour la Démocratie », située à Timisoara. Adresse : www.dkmt.regionalnet.org.

Voir aussi B. Armanca, La télévision régionale en Roumanie : un repère, TVR Timisoara, Timisoara, Editura Mirton, 2002.

[41] Voir le travail réalisé à Timisoara par la Fondation pour une Troisième Europe (soutenue par le Conseil de l'Europe), qui promeut l'idée selon laquelle « L'Europe médiane » aurait des valeurs culturelles propres, différentes de celles de l'Europe occidentale, mais aussi de la Russie et des Balkans. Valeurs que l'on retrouverait, par exemple, dans les romans du tchèque Milan Kundera ou du Polonais Ceslaw Milosz. Selon la chercheuse franco-polonaise Joanna Nowicki, cette matrice culturelle centre-européenne se retrouve aussi dans les communications sociales, de masse et interpersonnelles. Voir J. Nowicki, "L'homme des confins. Pour une anthropologie interculturelle", in Emergences et continuités dans les recherches en information et communication, Actes du XII° colloque de la SFSIC, pp. 95 -105.

[42] Les domaines de coopération actuellement privilégiés sont d'ailleurs l'environnement, la science, l'éducation, la culture, les médias, la santé, le sport, les loisirs, les transports...Il est aussi important de savoir que le protocole DMTK favorise en premier lieu les projets mixtes, associant capitaux publics et capitaux privés.

[43] Pour en prendre la mesure, se reporter au site Internet cité plus haut et aux documents édités par le Conseil de l'Europe.

[44] A Timisoara, c'est le cas du Centre Eurorégional pour la Démocratie, de la Fondation culturelle « Troisième Europe », de « Pro-démocratie », de la Société Culturelle « Banat », etc.

[45] Enquête menée en mars 2002, dans le cadre du programme européen de recherche CNRS « L'identité européenne en questions : espaces publics européens et dispositifs médiatiques de débat public ».

[46] [46] N. Pélissier, « Internet de proximité et citoyenneté en-ligne », op.cit.

[47] N. Pélissier, « Etude du rôle des médias audiovisuels locaux dans la production de nouveaux espaces publics territorialisés », Global Network, n°6-7, 1996-1997, pp. 83-113.

[48] N. Pélissier, « Internet de proximité et citoyenneté en-ligne », op.cit.

[49] N. Pélissier, « Etude du rôle des médias audiovisuels locaux dans la production de nouveaux espaces publics territorialisés », op.cit.

[50] Voir par exemple I. Paillart, Les territoires de la communication, Grenoble, PUG, 1993.

[51] Voir les contributions de Ioan Dragan, Camelia Beciu et Nicolae Perpelea au programme CNRS « L'identité européenne en questions : espaces publics européens et dispositifs médiatiques de débat public ».

 

[52] N. Pélissier, « L'introduction et la diffusion des NTIC en Europe Centrale et de l'Est : le cas des rédactions de presse écrite et audiovisuelle en Roumanie », Revue Roumaine de Sociologie, n°3-4, 1997, pp. 449-469. Elle figure par ailleurs en anglais dans les actes du colloque The Profession of Journalist in a Democratic Society : an East-West Perspective, Napier University, Edinburgh, UK, sept. 1998.

[53] Voir N. Pélissier et K. Feigelson, (Dir.), Télérévolutions culturelles, Paris, l'Harmattan, 1998.

[54] voir en France les expériences menées dans ces domaines par les municipalités de Parthenay, Issy-les-Moulineaux ou Hérouville-Saint-Clair.

[55] Voir E. Dacheux, « Les nouveaux territoires de l'économie solidaire », in D. Pagès et N. Pélissier, (Dir.), Territoires sous influences II, Paris, L'Harmattan, 2001.